1.1.1. Du coût économique de la ségrégation à l’équité sociale

Selon la Fédération Française des Sociétés d'Assurances(FFSA), le coût des dégâts liés aux violences urbaines de l’automne 2005 pris en compte par les compagnies d’assurance se situe entre 150 et 160 millions d’euros, dont 40 millions pour les 9 000 véhicules incendiés (Maire-info, 23 octobre 2006). Ce qui représente un tiers des 500 millions d’euros consacrés au Plan Espoir Banlieues. Nous savons que dans des contextes à haut risque, le marché d’assurance peut devenir très cher, voire disparaître (Thisse et al. 2004) ce qui réduit le nombre d’entreprises dans certaines zones, voire des villes entières. Bien que ces chiffres, entre autres, ne reflètent qu’une partie de ce que peut être le coût socio-économique de la ségrégation spatiale en France (Fitoussi et al. 2004), la mesure de ce dernier reste complètement à la marge. La théorie économique montre que la ségrégation a des impacts négatifs mais elle peut aussi avoir des impacts positifs pour la performance économique des populations ségréguées ou la population totale. Les études sur l’impact économique de la ségrégation se basent en général sur la question d’accessibilité à l’emploi et le jeu d’externalités positives et négatives, pour expliquer une grande partie des problèmes de chômage, d’échec scolaire ou de criminalité. Si l’ensemble de ces études sont concomitantes pour désigner le ghetto comme mauvais pour ses habitants, les résultats théoriques et empiriques sur l’ensemble de l’économie ne sont pas toujours unanimes.

En soulignant les coûts et les bénéfices des ghettos à partir de la théorie, Cutler et Glaeser (1997) examinent les effets de la ségrégation sur la scolarisation, l’emploi et la monoparentalité des noirs américains. Après contrôle des endogénéités potentielles, ils montrent un impact négatif net sur la population des zones ségréguées, notamment celles situées au centre. A l’échelle de la ville et selon l’importance donnée aux interactions entre le fort capital humain et le faible capital humain, la ségrégation peut être perçue négativement car elle empêche les échanges d’informations (effets de débordement) entre les deux zones ségréguées (Benabou, 1993) et peut éloigner de l’optimum socio-économique à cause des comportements d’auto-sélection des élèves visant un haut degré de qualification. Dans un autre modèle théorique, Benabou (1996) précise que si la ville ségréguée est plus efficace à court terme par rapport à la ville mixte, les performances économiques dans la ville mixte seraient meilleures à long terme : « à court terme, une ville stratifiée peut connaître une croissance du capital humain plus rapide qu’une ville intégrée ; c’est le cas si un accroissement marginal de la mixité sociale dans les écoles locales fait perdre davantage aux enfants des familles hautement qualifiées qu’elle ne fait gagner aux enfants des familles faiblement qualifiées. En revanche, à long terme, une ville stratifiée a des performances inférieures à une ville intégrée, concernant le niveau atteint par le capital humain représentatif, abstraction faite des aléas affectant les aptitudes innées, ou même concernant le taux de croissance de ce capital humain si l’on tient compte de ces aléas » (Fitoussi et al. 2004, p.104).

La stratification sociale, selon le niveau d’éducation et le capital humain, a des effets négatifs non seulement sur la population du ghetto ou le quartier défavorisé mais aussi sur l’ensemble de l’économie de la ville. Les enjeux de la ségrégation scolaire sont importants et une place à part doit être faite à l’école (Buisson et al. 2005). Cela dit, au-delà du ghetto et du quartier défavorisé, l’impact négatif de la ségrégation spatiale sur la croissance économique de l’ensemble de la ville est encore plus difficile à confirmer d’une manière empirique. « Some neighbourhood effects could be shown. However, further research is required to assess whether these effects really have a negative aggregate effect on the urban economy through lack of participation in the labour market by those who reside in poor neighbourhoods. »(Musterd, 2006, p.1338). Si l’étude de Jargowsky (2003) montre que plusieurs villes américaines fortement ségréguées ont enregistré une importante croissance économique durant les années 1990, l’analyse de Musterd (2006) sur le niveau de ségrégation socio-spatiale et la performance économique des villes européennes par rapport à l’attractivité aux activités n’offre aucune évidence. Au-delà des corrélations qui peuvent être observées, il serait encore plus difficile de préciser le sens de la causalité. La question épineuse de savoir si la ségrégation spatiale est bonne ou mauvaise pour l’économie d’une ville reste ouverte même si, selon le rapport pour le Conseil de l’Analyse Économique (Fitoussi et al. 2004), la ségrégation spatiale peut provoquer à long terme un déficit de croissance économique, rejetant une partie de la main-d’œuvre vers le chômage et conduisant à un décrochage des quartiers en difficulté par rapport au reste de la ville. Les auteurs de ce rapport proposent d’évaluer empiriquement le coût de la non-intégration économique pour se rendre compte de ces enjeux. L’analyse empirique du lien entre la ségrégation spatiale et la croissance économique nous permettra d’apporter quelques éléments de réponse dans le cadre des villes françaises (Cf. chapitre 3) et de montrer que la relation peut être réversible.

Si l’ensemble des impacts économiques négatifs ne fait pas toujours l’unanimité, car la ségrégation sociale peut être considérée comme optimale d’un point de vue de l’efficacité collective (Jayet, 2004), c’est la concentration de ces handicaps au sein des mêmes territoires voire des mêmes populations qui suscite le plus de malaise. D’ailleurs, la plupart des études abordent la question de la ségrégation spatiale et de ses conséquences négatives en termes d’inégalité et de justice sociale (Cf. chapitre 2). Cela dit, la condamnation de la ségrégation ne vient pas seulement d’un « refus abstrait de l’inégalité associée à la ségrégation » (Preteceille, 2004) mais d’un refus d’une inégalité spatiale qui conduit à une inégalité à court terme et renforce une autre inégalité à long terme : « Spatial disparities increase poverty in the short run and also reduce equality of opportunity and therefore contribute to inequality in the long run » (Jargowsky, 2002, p.40). Il n’y a pas de doute que la ségrégation soit en partie l’inscription spatiale de l’inégalité de revenu (Cheshire et Sheppard, 2004), mais elle n’est pas sans effet sur une pauvreté supplémentaire des quartiers polarisés. Nombreuses sont les études américaines qui commencent à dépasser la seule vision raciale de la ségrégation pour montrer les enjeux et les interactions entre la ségrégation socio-spatiale, la pauvreté et les inégalités sociales (Durlauf, 1996 ; Mayer, 2000). Les formes actuelles de la ségrégation spatiale renforcent le capital économique, social et humain des populations les plus riches à travers des mécanismes d’entre-soi, laissant à la marge des populations qui concentrent les difficultés sociales. La ségrégation spatiale est négative parce qu’elle limite la capabilité d’un individu (Sen, 2000) habitant un quartier défavorisé dans le choix de son mode de vie et pèse injustement (Rawls, 1987) sur les perspectives de conditions de vie pour ses enfants : « Il fait de ce point de vue peu de doute que « l’ensemble - capacités » est autrement plus restreint pour l’habitant d’une zone sensible que pour celui des quartiers moyens, sans même parler des quartiers les plus prisés… la stratification sociale de l’espace urbain apparaît plus injuste encore à l’égard des descendants : ceux qui naissent dans les quartiers sensibles ont de ce fait même des perspectives de conditions de vie fortement dégradées par rapport aux autres enfants de leur âge… Les préoccupations de justice sociale plaident donc très fortement, elles aussi, en faveur de l’objectif de mixité sociale » (Fitoussi et al. 2004, p.67).

Les conséquences de la ségrégation spatiale sont appréhendées dans les sciences sociales à travers les « effets de quartier ». D’ailleurs, la connaissance exacte de chaque type d’effet et de son mode de fonctionnement dans les quartiers est indispensable avant d’engager des politiques de lutte contre la ségrégation à travers la mixité sociale (Galster, 2007a).