1.1.2.3. Ségrégation et capital social : les réseaux sociaux

La ségrégation spatiale considérée comme une séparation ou une absence d’interactions entre groupes sociaux (Cf. chapitre 2) est étroitement liée au concept du capital social. La concentration des populations fragiles dans des quartiers ségrégués affaiblit leur chance de trouver un emploi à cause de la faiblesse de leurs réseaux sociaux. Nombre de recherches insistent sur l’efficacité de cette composante du capital social et les interrelations entre les réseaux sociaux dans la recherche d’emploi (Montgomery, 1991 ; O'Reagan et Quigley, 1998 ; Calvo-Armengol et Jackson, 2004). Au moins la moitié des emplois est obtenue à travers les liens de proximité et « le bouche à oreille ». Ces réseaux sociaux mobilisables pour la recherche d’emploi et l’entraide sont aussi des ressources importantes que le capital économique et humain. Leurs avantages peuvent être monnayables et convertis en valeur marchande. Ce qui n’exclut pas l’ensemble des connaissances cognitives et culturelles telles que la maîtrise des langues étrangères, des codes sociaux ou des compétences artistiques. L’ensemble de ces ressources et relations sociales fait appel à la notion de capital social qui est défini selon Bourdieu (1980, p.2) comme « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’interreconnaissance ». Pour Bourdieu ou Coleman (1988), et plus récemment pour certains économistes (Glaeser, 2000), le capital social est une ressource pour l’individu. Ce capital privé permet d’interpréter les inégalités sociales, même si Ponthieux (2006) considère que les thématiques d’inégalités (dans le sens de Rawls ou Sen) et de pauvreté sont absentes dans la littérature sur le capital social.

Au-delà de son caractère privé visant la mobilisation de l’ensemble des externalités pour le renforcement des positions sociales et matérielles des individus, le capital social réside aussi dans l’intensité du lien social entre les individus. C’est le capital social public qui, à travers sa dimension collective, peut profiter à la communauté. C’est dans une vision holiste que Putnam (2000) a développé ce principe de capital social basé sur l’engagement civique : « le capital social fait référence à des caractéristiques de l’organisation sociale telles que les réseaux, les normes et la confiance sociale, qui facilitent la coordination et la coopération en vue d’un bénéfice mutuel » (Perret, 2002, p.23). Il distingue ensuite le bon capital social « Bridging », en tant que liens de connectivité entre les différents groupes sociaux (ouvert), du mauvais capital social « bonding », qui représente la concentration des liens seulement à l’intérieur des groupes socialement homogènes (fermé). Certes, cette notion qualifiée par Portes (1998) « d’une sorte de panacée » est difficile à mesurer, mais en se basant sur d’autres types d’engagements, plusieurs études soulignent récemment son importance dans différents domaines sociaux, politiques et économiques (Durlauf et Fafchamps, 2004). La mesure des liens sociaux à travers un nombre d’indicateurs, qui va dans ce sens, figure déjà dans les Données sociales de l’INSEE. Ces données relatives à la vie sociale concernent les réseaux de relations de la vie quotidienne, l’engagement associatif, le sentiment d’insécurité et le rapport à l’injustice. Certains de ces indicateurs sont présentés par la suite à l’échelle des Zones Urbaines Sensibles (ZUS). L’importance de ce capital pour le développement socio-économique est, donc, bien perçue : « Le capital social est important pour la vie économique parce que les réseaux, les normes et la confiance facilitent la coopération (notamment parce qu’ils réduisent les coûts de transaction), mais sa valeur sociale déborde largement son utilité économique » (Perret, 2002, p.24). L’idée de l’impact optimal d’une maximisation des nœuds de connectivité entre les individus des différents réseaux sociaux sur l’économie d’une ville devient presque intuitive. Encore faut-il la démontrer sur cette échelle globale à l’image du coût économique de la ségrégation spatiale, même si certains travaux commencent à mesurer l’impact positif du capital social public sur la croissance économique (Durlauf, 2002).

A l’échelle microéconomique, plusieurs travaux montrent l’importance des relations liant un individu avec les différents groupes et particulièrement la force des liens faibles dans l’obtention d’un emploi. A travers sa théorie des «  structural holes », Burt (1992) montre que la position optimale d’un individu se situe entre les différents groupes (Calvo-Armengol et Jackson, 2004 ; 2007). En se basant sur l’importance des liens faibles, Granovetter (1973) montre également qu’il est plus facile de trouver un emploi à travers un lien se situant entre deux réseaux sociaux (bridging) qu’à l’intérieur du même réseau social. Enfin, les travaux les plus aboutis, principalement anglo-saxons, restent ceux qui concernent les réseaux sociaux et leur impact sur la recherche de l’emploi des individus. L’analyse des conséquences de la ségrégation spatiale sur le capital social passe donc par les réseaux sociaux, un des facteurs principaux des effets de quartier abordés précédemment. Cela dit, ces travaux théoriques peuvent être facilement adaptés à d’autres problématiques où les réseaux sociaux jouent un rôle de transmission d’informations. Ioannides et Loury (2004) proposent une récente revue de littérature sur les effets de quartier visant l’impact des réseaux sociaux et l’interaction sociale de proximité sur l’accès à l’information (concernant l’emploi ou autre) et sur les inégalités. Ces travaux testent le rôle de la proximité physique dans la diffusion de l’information. Ils sont unanimes sur l’existence d’un effet des réseaux locaux et sur les conséquences négatives pouvant être associées à une concentration inégalitaire de ces réseaux. Les enseignements théoriques de Calvo-Armengol et Jackson, (2004) confirment l’effet d’hystérèse en soulignant le rôle des réseaux sociaux dans l’obtention du premier emploi ou de la disparition de ces réseaux suite à la perte d’emploi. Indépendamment de la discrimination des employeurs ou de la démotivation du chômeur liées à l’allongement de la durée de recherche d’emploi, c’est le processus de désocialisation accompagnant la longue durée de chômage qui est mis en avant par leur modèle : « Long unemployment spells can generate a de-socialisation process leading to a progressive removal from labor market opportunities and to the formation of unemployment traps » (Calvo-Armengol et Jackson, 2004, p.449). La ségrégation spatiale entretient et renforce le chômage et la pauvreté en partie parce qu’elle regroupe des individus disposant de faibles réseaux sociaux.