1.1.3.1. La ségrégation spatiale renforce le chômage de masse… 

Comme le signalent sociologues et économistes, la désintégration sociale commence par l’arrivée du chômage (Juan, 1997 ; Freyssinet, 1998). Les revenus d’activité représentent une part importante du capital économique des Français. Ils regroupent 69,7 % des revenus déclarés de l’ensemble des ménages (INSEE-DGI, 2005). Par ailleurs, 89 % de la population active ayant un emploi est salariée en 2001 (enquête emploi de l’INSEE). Alors que le taux de chômage atteint 10,9 % de la population active en France et 20,7 % des actifs des quartiers sensibles5 en 2004 (Tableau 1), un nombre considérable d’emplois souvent non qualifiés reste vacant. Une extrapolation à partir du nombre d'annonces sans réponse de l'ANPE estime ces emplois vacants entre 300 000 et 500 000, ce qui correspond respectivement à 11 et 18 % de l’ensemble des chômeurs en France.

La concentration spatiale du chômage en France est expliquée en partie par des mécanismes de ségrégation spatiale. Une partie des populations des quartiers n’accède pas à ces emplois à cause des problèmes de mauvais appariement, de dévalorisation de certains emplois et d’un refus de déclassement de la part des demandeurs d’emplois. En effet, lorsque ces jeunes sont diplômés, ils estiment ne pas être censés occuper des emplois non qualifiés et vivent cette situation comme une forme de discrimination et d’injustice 6 . Face aux conséquences des mécanismes ségrégatifs, le diplôme ne suffit pas (Tableau 2) : « Et au bas de l’échelle, il arrive que certains jeunes découvrent que les diplômes ne préservent pas du plafond de verre de la ségrégation et de la mauvaise réputation des quartiers dits ‘ difficiles’ ». (Dubet et Duru-Bellat, 2006, p.3).

Tableau 1: Taux de chômage au sens du BIT selon le sexe, l’âge et le lieu de résidence par rapport aux ZUS (en %)
Tableau 1: Taux de chômage au sens du BIT selon le sexe, l’âge et le lieu de résidence par rapport aux ZUS (en %)

Champ : population active de 15 ans à moins de 60 ans.

Source : enquêtes « Emploi » 2003 et 2004 - Insee. (ONZUS, 2005, p.19)

Lecture : En 2004, le taux de chômage de l’ensemble des actifs dans les ZUS est de 20,7%, il ne représente que 10,3% dans la partie hors ZUS des agglomérations avec ZUS, et seulement 8,4% dans les agglomérations sans ZUS et communes rurales.

La première hypothèse concernant le rôle de la distance entre les quartiers ségrégués et les lieux d’emploi est largement testée aux États-Unis (Ihlanfeldt et Sjoquist, 1990 ; Raphael, 1998 ; Weinberg, 2000) et récemment en France. En utilisant la base des données individuelles issues de l’enquête TDE (Trajectoires des Demandeurs d’Emplois) de la DARES (Ministère de l’Emploi), certains travaux confirment l’effet du coût des déplacements domicile-travail sur le salaire de réserve de l’individu, ce qui va donc allonger la durée de chômage (Bouabdallah et al. 2002). La dimension spatiale de la recherche, y compris l’absence de moyens de locomotion, joue un rôle déterminant dans les conditions du retour à l’emploi. « Les difficultés de déplacement, obstacle à la recherche d'emploi, affectent plus spécifiquement les chômeurs domiciliés en ZUS et s'ajoutent aux difficultés de réinsertion propres aux habitants de ces quartiers » (Choffel et Delattre, 2003, p.1).

Cette hypothèse est validée à l’échelle des villes et notamment à Paris (Gobillon et Selod, 2004) et Bordeaux (Gaschet et Gaussier, 2005). En utilisant les données de l’ANPE, Gaschet et Gaussier (2005) montrent que la tension (offres/demandes d’emploi) testée sur plusieurs distances concentriques (1, 5, 8 et 15 km) diminue le taux de chômage. Ils distinguent deux échelles de friction spatiale auxquelles s’effectuent le MAS, l’une locale et l’autre régionale. Dans les deux études l’effet de l’accessibilité physique reste relativement faible même s’il est plus significatif à Bordeaux qu’à Paris. Dans cette dernière, Gobillon et Selod (2004) montrent que l’effet des variables d’accessibilité physiques issues du Recensement de la population est certes significatif mais que celles-ci n’expliquent que 35 % de la variance du taux de chômage local alors que 80 % s’explique par les variables de composition/ ségrégation.

La différence entre Bordeaux et Paris concernant l’effet de l’accessibilité physique peut être expliquée par le différentiel de l’offre de transport public qui souligne son caractère non suffisant mais nécessaire dans la lutte contre le chômage chez les populations non motorisées. Connaissant les limites des transports publics essentiellement radio-concentriques dans des villes de plus en plus étendues et les fortes inégalités d’accessibilité par rapport à la voiture (Kawabata et Shen, 2007), d’autres travaux soulignent que la vraie question concernant le lien entre l’accessibilité à l’emploi et le chômage de masse des populations modestes n’est pas la distance physique mais l’accès à la motorisation. Selon cette littérature, il ne s’agit pas d’un « spatial mismatch » mais d’un « automobile mismatch » (Raphael et Rice, 2002 ; Mignot et al. 2001)7.

Le taux de chômage est souvent deux fois plus élevé dans les zones classées ZUS par rapport au reste de la ville, et cela pour l’ensemble des niveaux d’éducation (Tableau 2). Ce type de constat a déjà été fait par Nicole Tabard (1993) sur les quartiers de la politique de la ville. Même si le taux de chômage touche surtout les plus jeunes, il reste plus élevé dans les ZUS pour toutes les tranches d’âge par rapport au reste du territoire (Tableau 1). Le fait d’habiter un quartier classé ZUS augmente la durée de chômage, même si l'âge, l'origine nationale, le niveau de formation, l'expérience professionnelle, l'ancienneté dans le dernier emploi ou encore la nature du dernier contrat de travail ont un effet plus net : «  Toutes choses égales par ailleurs, résider en ZUS allonge la durée de chômage de 9 % en moyenne » (Choffel et Delattre, 2003, p.3). Dans la plupart des études empiriques sur la question du mauvais appariement spatial, l’effet de composition semble plus pertinent que celui de l’accessibilité physique. Ainsi, la ségrégation résidentielle affecte l’accès aux marchés d’emploi et renforce le chômage de masse même chez les populations diplômées.

Tableau 2 : Taux de chômage en 2003 et 2004 selon le diplôme le plus élevé obtenu (en %)
Tableau 2 : Taux de chômage en 2003 et 2004 selon le diplôme le plus élevé obtenu (en %)

Lecture : 15,3 % des hommes actifs résidant en ZUS et titulaires d’un diplôme supérieur étaient au chômage en 2004, contre 7,4 % dans la partie hors ZUS des agglomérations avec ZUS, et seulement 8,4 % dans les agglomérations sans ZUS et communes rurales.

Champ : population active de 15 ans à moins de 60 ans.

Source : enquêtes « Emploi » 2003 et 2004 – Insee (ONZUS, 2005, p.20).

Le chômage des personnes diplômées souligne le rôle des contraintes à l’embauche liées à la ségrégation spatiale. Il souligne également le coût de l’éducation non rentabilisé de ces personnes, d’un point de vue économique. L’éducation est un investissement qui coûte en France 6 à 7 % du PIB (Gurgant, 2004, p.9). Mais au-delà du coût, se pose la question de l’équité dans l’accès et la qualité de l’éducation.

Notes
5.

Les Zones Urbaines Sensibles (ZUS) sont, selon l’INSEE, des territoires infra-urbains définis par les pouvoirs publics pour être la cible prioritaire de la politique de la ville, en fonction des considérations locales liées aux difficultés que connaissent les habitants de ces territoires. Les 750 ZUS qui regroupent environ 4,7 millions d’habitants en 1999 sont définies par la loi du 14 novembre 1996 issue du pacte de relance de la politique de la ville qui distingue au sein de ces territoires les Zones de Redynamisation Urbaine (ZRU) et les Zones Franches Urbaines (ZFU). Les ZUS sont définies selon des critères qualitatifs de présence de « grands ensembles » et de « déséquilibre emploi/habitat » déjà mis en avant par la Loi d’orientation pour la ville (LOV) du 13 Juillet 1991 et le décret n°93-203 du 5 février 1993 (site de la Délégation Interministérielle à la Ville : www.ville.gouv.fr) .

6.

 Le déclassement touche une bonne partie des jeunes qualifiés et moins qualifiés : « parmi les jeunes titulaires d’un bac + 4 et occupant un emploi, un tiers devient employé »… « là où le père était ouvrier sans diplôme, le fils devra avoir obtenu, au moins, un baccalauréat professionnel pour égaler son père » (Dubet et Duru-Bellat, 2006, p.3).

7.

En France, la question de l’accès à l’emploi et la mobilité est abordée dans une thématique plus large, celle de l’inégalité d’accès à la ville. Les effets négatifs de la ségrégation liés à l’isolement et l’accessibilité de transports touche la question de l’inégalité d’accès à l’emploi (Wenglenski, 2003) mais aussi aux aménités et aux loisirs (Paulo, 2006).