1.2.2. De l’embourgeoisement à la paupérisation : la ville à plusieurs vitesses

L’analyse spatiale de la ségrégation met souvent en évidence l’opposition de deux territoires : le ghetto noir et la périphérie blanche dans la ville américaine ou sud-africaine ; les quartiers des indigènes et les quartiers européens dans la ville coloniale ; les favelas et les quartiers riches dans la ville sud-américaine. Cela dit, des études américaines plus récentes (Booza et al. 2006) montrent le renforcement de la polarisation sociale des quartiers pauvres et riches au détriment des quartiers des classes moyennes sur les 100 plus grandes aires métropolitaines10. La majorité des études en France met en évidence une forme de dualité s’inscrivant dans le temps entre quartiers défavorisés en paupérisation et d’autres espaces favorisés sélectifs. Ces travaux soulignent souvent l’attractivité du centre pour les classes aisées et la fuite des classes modestes vers certains secteurs de la périphérie. Dans la revue Esprit, Donzelot (2004) parle de ville à trois vitesses et d’un triple mouvement de séparation : l’embourgeoisement des centres-villes, la fuite des classes moyennes vers un périurbain moins coûteux et protégé et la relégation des cités d’habitat social. Des études empiriques récentes tentent de mesurer cette ségrégation socio-spatiale, en mettant en évidence des tendances à la paupérisation ou à l’embourgeoisement, et de la mettre en lien avec les dynamiques métropolitaines de concentration (au centre et en périphérie) et d’étalement urbain.

Dans une comparaison des indices de ségrégation sur quatre aires urbaines (Paris, Lyon, Bordeaux et Dijon), Gaschet et Le Gallo (2005) constatent une ségrégation croissante des travailleurs les moins qualifiés ainsi que des cadres entre 1990 et 1999 notamment dans la métropole parisienne. La concentration des cadres supérieurs dans les quartiers les plus riches révèle selon eux une recherche d’autoségrégation. En soulignant le renforcement de la logique centre-périphérie de Paris, les deux auteurs confirment l’idée d’une polarisation sociale et spatiale qui est principalement le fait de la grande métropole et des changements socio-économiques issus du processus de globalisation. Sur la même période, et en utilisant les données des revenus fiscaux au sein d’une typologie de quartiers et de communes, François et al. (2003) analysent les fragmentations spatiales de l’espace francilien. Ils montrent une paupérisation des communes déjà défavorisées en 1990 mais soulignent surtout l’accentuation de la concentration de l’ensemble des communes formant le secteur nord nord-est de l’agglomération, le qualifiant de « pôle régional de grande pauvreté ». Cependant, les communes situées dans les deux extrêmes sont relativement homogènes car les plus pauvres d’entre elles n’accueillent jamais un quartier aisé et les plus riches ne contiennent pas non plus de quartiers pauvres ; l’image globale de la commune défavorisée risquant souvent d’accélérer le départ des ménages aisés.

A travers une analyse économétrique des revenus moyens des foyers fiscaux par commune portant sur l’impact de la croissance économique sur l’étalement urbain entre 1986 et 1999, Bresson et al. (2004) montrent que l’étalement urbain est plus sensible à la croissance des revenus des ménages modestes et à la croissance des inégalités entre ménages aisés (imposables) et modestes (non imposables). A travers une analyse de la variance intra-communale sur 9 aires urbaines, ils mettent en évidence un processus de ghettoïsation lié aux migrations des ménages aisés vers les communes aisées et des ménages modestes vers des communes moins aisées (Bresson et al. 2004).

Les départs des populations des zones les plus défavorisés ne sont souvent pas remplacés et les zones défavorisées continuent de perdre de la population. C’est ce que nous confirmons lors du chapitre 5 à travers l’étude des migrations résidentielles. La mobilité résidentielle accentue le poids des populations fragiles en modifiant le peuplement des ZUS par un effet de sélection (ONZUS, 2005). Les territoires de la pauvreté restent bien structurés et se renforcent que ce soit à l’échelle du quartier ou à l’échelle communale parce qu’ils n’attirent pas autant qu’ils font fuir. C’est l’un des mécanismes de la paupérisation des quartiers pauvres.

Le deuxième processus de la ségrégation spatiale le plus évoqué par la littérature, après celui de la ghettoïsation, est l’embourgeoisement et la gentrification. Dans les villes françaises, une des conséquences du retour au centre des ménages aisés, à travers la gentrification, est la fuite des classes moyennes. Guilly et Noye (2004) analysent l’évolution des positions sociales entre 1982 et 1999 sur six villes (Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Rennes et Nantes), mettant en évidence un retour de la configuration centre-périphérie et le renforcement du centre historique. La gentrification et la dilatation des activités et du nombre des ménages aisés de la partie centrale de l’agglomération ont conduit à la fuite des employés et des actifs exerçant une profession intermédiaire (une population traditionnellement localisée près du centre) vers la périphérie, sans toutefois se localiser à proximité des populations les plus pauvres des quartiers défavorisés. Ce qui souligne l’hypothèse d’apparition de nouvelles zones de mélange social et de nouvelles centralités périphériques ou en zones rurales.

La croissance urbaine est associée à la ségrégation spatiale à travers des mécanismes visibles sur des espaces différents de la ville mais en étroite interrelation. Dans certains quartiers huppés des métropoles, les ménages entrants sont socialement identiques voire plus fortunés que les ménages sortants. Avec la croissance des richesses et de la part des cadres dans les villes, due aux mutations économiques de ces dernières décennies, la concurrence pour se loger dans ces quartiers aisés devient de plus en plus sélective. Celle-ci, alimentée par l’attractivité des grandes villes et notamment de leurs quartiers centraux, conduit à la gentrification, par contiguïté et par sélection, des zones les plus historiquement valorisées entraînant la fuite des classes moyennes vers la périphérie et faisant disparaître les illusions d’une mixité sociale :  « au fur et à mesure qu’elles gagnent en importance, les classes supérieures repoussent les classes moyennes vers les périphéries, des communes et quartiers entiers perdant peu à peu leur dernier semblant de mélange social » (Maurin, 2004, p.19). Dans les quartiers les plus pauvres, les populations entrantes sont identiques voire plus fragiles que les populations sortantes, entretenant ainsi le processus de ghettoïsation. Cette mobilité spatiale explique pourquoi les revenus moyens des communes pauvres stagnent voire baissent dans le temps (Cf. chapitre 3).

Derrière l’appauvrissement des quartiers les plus fragiles (le ghetto) et l’enrichissement des quartiers les plus riches (l’enclave riche), il existe des mouvements intermédiaires qui tirent des quartiers moyens/riches vers le bas (ghettoïsation/mixité) ou des quartiers moyens/pauvres vers le haut (gentrification /mixité). La mixité sociale qui peut caractériser un quartier devient un état intermédiaire, voire provisoire, se situant entre deux processus de ghettoïsation (déclin) et de gentrification (embourgeoisement).

Figure 1 : Le processus de ségrégation et de mixité sociale
Figure 1 : Le processus de ségrégation et de mixité sociale

À travers ces deux processus (Figure 1), c’est toute la dynamique de la ségrégation spatiale qui se trouve située entre deux situations opposées : le ghetto et l’enclave riche. Les situations de mixité qui se trouvent à l’intérieur de cette dualité, bien qu’elles peuvent caractériser la majorité du territoire, ne sont pas identiques car elles sont issues de processus différents et contradictoires. Ce sont les mécanismes de la ségrégation spatiale qui font en sorte que chaque espace de la ville peut devenir un ghetto ou une enclave, en passant par des situations de mixité peu stables dans le temps. Reste à savoir pourquoi et comment tels espaces se rapprochent du ghetto et d’autres de l’enclave riche ? La lutte contre la ségrégation spatiale n’est-elle pas la recherche permanente en chaque quartier de la ville de ces situations de mixité provisoires ?

Derrière cette description des étapes du processus ségrégatif à l’intérieur de chaque zone de la ville, nous pouvons trouver un phénomène plus général de croissance urbaine et de métropolisation. Les étapes de la ségrégation visibles sur les différents quartiers de la ville suivent presque toutes les mêmes périodes de la croissance urbaine décrite par le modèle de cycle de vie urbain. Ce dernier identifie quatre étapes dans la croissance de la ville, selon le principe des économies/déséconomies d’agglomération : une urbanisation caractérisée par une croissance généralisée de la population ; une suburbanisation marquée par une croissance plus élevée en périphérie qu’au centre ; une désurbanisation se traduisant par une diminution de la population du centre au profit de la périphérie et enfin une réurbanisation marquant un retour des populations au centre (Van Den Berg, 1987 ; Camagni, 1996). Ce même principe peut être appliqué pour expliquer la ségrégation spatiale des ménages (Anas, 2007 ; Glaeser et Gottlieb, 2006) comme nous le verrons par la suite (2.3). Toutefois, certaines villes peuvent connaître à la fois un étalement urbain et un retour au centre des populations. Tout se passe comme si chaque zone de la ville fonctionnait selon son propre cycle de vie. Alors que les parties les plus périphériques s’urbanisent en accueillant les classes moyennes, d’autres zones particulières de la banlieue se désurbanisent en maintenant les populations les plus pauvres et le centre se réurbanise en accueillant les classes les plus favorisées. En résumé, les territoires les plus pauvres s’appauvrissent et les territoires les plus riches s’enrichissent et s’étalent sur les territoires des classes moyennes poussant ainsi leurs populations plus loin vers les périphéries. La croissance permanente de la ville à travers ses forces contradictoires, centripètes et centrifuges, s’accompagne d’un processus dynamique de ségrégation donnant à tout moment l’image d’une ville divisée entre espaces qui gagnent et espaces qui perdent. La métropolisation, à travers la ville globale, accélère cette ségrégation et rend plus visible ce contraste entre territoires mondialisés et territoires de misère. Elle n’est pas seulement un double phénomène de concentration et d’étalement urbain mais aussi de ségrégation socio-économique (Sassen, 1996 ; Mignot, 2000 ; Buisson et Mignot, 2005 ; Puissant, 2006 ; Gaschet et Lacour, 2008).

Notes
10.

Although middle-income families have declined considerably as a share of the overall family income distribution, it is noteworthy that middle-class neighborhoods have disappeared even faster in metropolitan areas, especially in cities. This trend suggests increased sorting of high- and low-income families into neighborhoods that reflect their own economic profiles, and increased vulnerability of middle-class neighborhoods “tipping” towards higher- or lower-income status” (Booza et al. 2006).