2.1.2. Rôle des macro-agents : politiques urbaines

Au-delà du rôle des dynamiques économiques et urbaines dans le renforcement de la ségrégation spatiale dans la ville contemporaine, l’impact des politiques publiques et institutionnelles est souvent mis en avant notamment aux Etats-Unis. Plusieurs facteurs tels que le poids de l’histoire, l’urbanisme ou la fiscalité confirment le refus puis l’incapacité de cette « société d’intégration » d’assurer l’intégration de certains groupes (Puissant, 2006). Derrière le lien entre étalement urbain et ségrégation, Squires et Kubrin (2005) soulignent en amont le rôle des institutions à travers les prêts immobiliers (hypothèque à long terme) et les pratiques discriminatoires dans leur affectation (redlining). Ils insistent sur la responsabilité des politiques publiques qui favorisent la suburbanisation et l’exclusion. Au-delà des lois économiques, les incitations financières et les investissements en termes d’infrastructure, en tant que macro-agents (Henderson et Mitra, 1996 ; Gaschet, 2003), encouragent la fuite des entreprises et creusent l’écart du niveau de développement entre le centre et les pôles périphériques. Les politiques du « zonage d’exclusion » dans les communes périurbaines, en fixant un seuil minimum pour la taille des lots de terrains en vente (2 000 m2 par maison, par exemple), augmentent le coût de logement et dissuadent les ménages à faible revenu. Cette hypothèse est confirmée par d’autres chercheurs : « Intentionally or unintentionally, local exclusionary zoning regulations, which are rooted in the fragmented arrangements of local jurisdictions, help isolate higher-income from lower-income families” (Yang et Jargowsky, 2006, p.257). La concentration des logements publics dans la seule partie centrale de la ville renforce encore la ségrégation spatiale : « Concentration of public housing in central-city high-rise complexes (many of which are now being torn down) reinforced the patterns of economic and racial segregation that persist today » (Squires et Kubrin, 2005, p.57). Cette relation peut toutefois être réversible et certaines politiques de type  Urban Containment, qui visent à contrer l’étalement urbain et favoriser une plus grande équité socio-spatiale à travers la régulation de l’usage du sol, semblent réduire la ségrégation résidentielle au sein de certaines villes américaines (Nelson et al. 2003 ; Kato, 2006).

En France, contrairement aux États-unis, la ségrégation spatiale n’a jamais été institutionnalisée (Cf. chapitre 2). En revanche, le droit public, même anti-ségrégatif, a parfois contribué à la production de la ségrégation spatiale, comme le soulignent les juristes et les urbanistes (Deschamps, 1998 ; Lelevrier, 2004). Cela dit, la spécificité historico-économique (Majnoni d’Intignano, 2004, p.134) est bien présente dans l’analyse des causes de la ségrégation spatiale. C’est la conjonction d’emplois industriels vacants qui a conduit à l’importation de main d’œuvre17 des pays européens et des anciennes colonies et la construction des logements à proximité des usines crées dans les années cinquante-soixante. Cette population immigrée et ouvrière est d’ailleurs restée sur place après la désindustrialisation. Cette analyse va dans le même sens d’une inscription spatiale de la mondialisation et des mutations du système productif à travers l’industrialisation dans les pays européens (Preteceille, 1995). Cela dit, la ségrégation est considérée comme une des conséquences ou un des effets pervers des politiques des « grands ensembles » des années 60-70, caractérisés par leur monofonctionalité et leur enclavement. C’est d’ailleurs ce que souligne Selod (2004, p.138) dans une étude sur la mixité sociale : « une grande part de la ségrégation spatiale s’explique par la politique de construction de grands ensembles bâtis entre 1963 et 1977 – et qui représentent aujourd’hui plus de 50% du parc de logements sociaux – couplée à la politique de rénovation urbaine des années soixante qui a chassé une partie de la population la plus pauvre des centres-ville ». C’est l’absence d’une approche socio-spatiale dans l’attribution des logements sociaux entre des communes favorables et d’autres défavorables à l’accueil des populations ouvrières et immigrées qui est à l’origine de cette ségrégation spatiale (Deschamps, 1998). En conséquence, les villes les plus dotées en logements sociaux sont, paradoxalement, parmi les plus ségréguées. En réalité, le logement social de type HLM qui, par sa concentration dans des banlieues conduit à des quartiers homogènes et à la ségrégation dans les villes, peut maintenir une certaine hétérogénéité au sein même de certains voisinages comme l’ont souligné Pinçon et Pinçon-Charlot (2004) sur Paris, à condition que des politiques adéquates aient été menées, afin de soustraire une partie du marché du logement à la spéculation. Cela souligne bien les enjeux de l’échelle d’analyse et de l’échelle d’action. Si l’on considère que l’échelle pertinente d’intervention des politiques est celle de l’agglomération urbaine (Fitoussi et al. 2004), il n’est pas certain que la mixité sociale doive viser la seule commune.

Avant d’affirmer le rôle des politiques dans le processus ségrégatif et leur capacité à réduire la ségrégation spatiale18, il est primordial de saisir les mécanismes économiques et urbains de la localisation de la population. Sans cela, toute politique dirigiste reflétant notre incapacité à comprendre le fonctionnement de la ville risque d’avoir des effets inverses (Cheshire, 2006).

Notes
17.

Les historiens insistent sur le rôle des périodes de croissance favorable, depuis la fin du XIXème siècle, dans l’accueil des populations immigrées pour le motif travail mais aussi celui des crises économiques dans leur rejet (Noiriel, 1988, p.249).

18.

Dans la conclusion de sa thèse en droit sur l’impact du droit public sur la ségrégation urbaine, Emmanuelle Deschamps (1998, p.411) met en avant le rôle de la situation économique : « les instruments juridiques sont nombreux, certains sont potentiellement efficaces, et pourtant l’amélioration de la situation économique reste considérée comme la seule issue valable ».