2.3.1. Les préférences pour les aménités spatiales

La relation entre biens publics locaux et ségrégation vient selon Tiebout (1956) des préférences des ménages pour les aménités locales, telles que les bonnes écoles, les transports en commun, et les autres équipements publics. La localisation des individus ayant les mêmes préférences pour les mêmes aménités locales peut conduire à des espaces relativement homogènes. En supposant qu’ils connaissent parfaitement la fiscalité de la commune et de l’offre en biens publics et qu’ils sont parfaitement mobiles, les ménages à revenus similaires tendent spontanément à vivre dans la même commune. C’est le principe du « vote avec les pieds ». Au-delà des questions concernant la portée du modèle de Tiebout sur des contextes différents de celui des États-Unis, ce dernier a permis de montrer que la mobilité résidentielle est révélatrice des préférences des ménages pour les aménités spatiales qui enfin de compte peuvent conduire à une ségrégation par le revenu et à la formation de clubs.

Des extensions du modèle de Tiebout ont été intégrées dans certains modèles de la Nouvelle Économie Urbaine (Derycke, 1992). Des modèles plus récents intègrent la préférence des ménages pour les aménités urbaines dans leur choix de localisation. Brueckner et al. (1999) expliquent la différence de configuration riches/pauvres entre Paris et Détroit par la perception différente des aménités centrales et périphériques par les ménages. Les trois auteurs soulignent trois types d’aménités qu’ils distinguent en deux catégories :

  • Les aménités naturelles sont générées par les caractéristiques topographiques d’une zone (rivières, collines, littoral etc.), tandis que les aménités historiques représentent les bâtiments, monuments, parcs et d’autres infrastructures urbaines de qualité esthétique appréciée par les habitants de la ville et souvent liées à des décisions politiques anciennes. Ces deux types d’aménités sont principalement exogènes et peuvent être considérées comme des déterminants de la localisation des différentes classes de revenu. Les riches choisissent le centre de Paris parce qu’il offre plus d’avantages en termes d’aménités exogènes et plus particulièrement les aménités historiques par rapport à la périphérie, contrairement à Détroit où aucune force centripète ne vient contrebalancer les préférences des riches pour les aménités naturelles qui augmentent avec la distance au centre.
  • Les aménités modernes peuvent contenir l’ensemble des restaurants, théâtres ou des équipements sportifs modernes tels que les piscines ou les terrains de tennis. Elles sont endogènes car elles dépendent en grande partie des conditions économiques du quartier et notamment du revenu de la population. Leur localisation est la conséquence de la répartition des différents groupes de revenu plutôt que l’inverse : « the level of the public good depends critically on the characteristics of the local population that is being served by public expenditures on the good – giving rise to local peer and neighborhood externalities that shape the true local public good levels » (Nechyba et Walsh, 2004, p.188). Ces aménités peuvent être liées aux aménités historiques à travers les opérations de rénovation des quartiers centraux, et renforce la préférence des riches pour ces quartiers, comme c’est le cas pour Paris.

Prenons l’exemple de l’école. En France, la qualité et la réputation d’une école est liée à la qualité de l’enseignement, qui ne dépend pas uniquement du niveau de dépenses assuré a priori par le secteur public, mais aussi au public fréquenté. Ces deux facteurs sont interdépendants. Le manque de certaines filières, l’expérience et l’instabilité des enseignants dans certaines écoles, notamment dans des zones périphériques, remettent en cause la qualité de l’enseignement. La proportion d’enseignants de plus de trente ans ou ayant moins de deux ans d’expérience dans les établissements en ZUS, par exemple, est sensiblement plus faible qu’ailleurs (ONZUS, 2004). Les profils des enseignants sont différents selon que le quartier est socialement favorisé ou défavorisé. Alors que les secteurs les plus favorisés de l’Île-de-France disposent de 43 % de professeurs agrégés et de 48 % de professeurs âgés de 50 ans et plus, les secteurs moins favorisés ne comptent que 21 % et 17 % respectivement (Maresca et Poquet, 2003). Ceci étant, c’est la composition sociale des écoles qui auto-entretient la ségrégation spatiale. Même si les questions de l’économie de l’éducation sont en général sous-exploitées en France par rapport aux pays anglo-saxons, les familles donnent une place importante à l’école et la compétition commence dès l’école primaire21 et avant l’entrée en sixième (Maurin, 2004 ; Caille et Rosenwald, 2006). Le lien entre le lieu de résidence et le lieu de scolarisation à travers « la carte scolaire » renforce encore la ségrégation sociale sur l’aire de recrutement.

Les études empiriques en France ont plus tendance à expliquer la ségrégation spatiale par les préférences pour un environnement social favorable que par la présence des seuls équipements publics. Certains équipements, notamment culturels, sont parfois plus nombreux dans des communes populaires par rapport aux autres communes sans que cela n’attire les ménages favorisés. C’est bien évidemment la composition sociale de ces communes qui fait fuir ou au moins n’attire pas. « La recherche de ‘l’entre-soi’ semble difficile à confondre avec celle des meilleures infrastructures » (Maurin, 2004, p.31).

Notes
21.

La différence de prix des logements entre certaines aires de recrutements scolaires adjacents appartenant parfois à la même rue est révélatrice de l’importance de la qualité d’enseignement de l’école et son niveau de réussite dans le choix de localisation (Maurin, 2004).