2.3.2.1. La recherche des externalités positives : l’entre-soi

L’avantage comparatif des villes est la réduction des coûts d’interaction à travers la proximité. Si le concept des économies d’agglomération était utilisé en principe pour expliquer la concentration des firmes, il peut également être mobilisé pour comprendre la ségrégation spatiale des populations. « Cities are not just about production. (...). Just as the elimination of transport costs between firms improves productivity, eliminating transport costs between people can radically alter social life» (Glaeser et Gottlieb, 2006, p.1287). Il existe des économies d’agglomération (d’échelle) si la proximité des agents économiques permet de réduire les coûts (Anas, 2007). Certains individus du même groupe choisissent de vivre à proximité l’un de l’autre pour profiter des différentes formes de solidarité et d’entraide (circulation d’informations, garde d’enfants mutuelles…). Ce type de réseau est primordial pour certaines populations notamment dans les quartiers pauvres, mais pas seulement. Il constitue ainsi un facteur d’attachement au voisinage grâce au développement des liens intenses basé sur la proximité et la réciprocité. On retrouve ici l’autre sens de la relation entre le capital social et la ségrégation spatiale abordée dans la première partie.

Une importante littérature dans la lignée de Clark (1986, 1988) fait référence à cette relation pour expliquer la ségrégation spatiale des minorités ethniques, à l’opposé de l’hypothèse de discrimination défendue par Galster (1988, 1989). Pour tester ces hypothèses, Cutler et al. (1999) s’appuient sur la relation entre le niveau de ségrégation et la différence de prix de logement entre les noirs et les blancs. La ségrégation sur le logement serait le résultat des préférences des blancs si son augmentation est associée avec une diminution de la différence de prix de logement entre noirs et blancs. En revanche, elle serait la conséquence d’une discrimination et/ou une préférence des noirs pour des quartiers noirs si son augmentation est accompagnée par une croissance de la différence de prix entre noirs et blancs. Après une régression sur 237 aires métropolitaines, ils trouvent un coefficient négatif et statistiquement significatif, montrant ainsi que cette ségrégation est le résultat des préférences des populations blanches qui sont prêts à payer plus pour habiter des quartiers de blancs. D’autres chercheurs insistent sur l’effet des préférences des noirs (auto-ségrégation) sur le renforcement de la ségrégation même s’il est faible (Ihlanfeldt et Scafidi, 2002). Ils soulèvent tout de même la difficulté de distinguer ces préférences pour l’auto-ségrégation de la discrimination (le choisi du subi, voir chapitre 2) et la nécessité de mesurer les facteurs à l’origine de l’enfermement des deux populations.

Le pouvoir explicatif donné aux préférences des ménages de classes sociales modestes à être ensemble en France est souvent surestimé, car il est aussi dépendant des stratégies de localisation des ménages riches sur le marché du logement. En effet, les ménages aisés peuvent sélectionner leurs localisations dans le but d’être à proximité d’autres ménages de la même catégorie sociale, indépendamment des biens publics locaux. Ils sont susceptibles de choisir leurs logements seulement en fonction de l’image du quartier22, en cherchant une « proximité rassurante » pour être « entre soi » (Maurin, 2004). La proximité de voisins influents peut générer des bénéfices et des externalités positives (Wilson, 1987) où les enfants peuvent jouer un rôle de rapprochement. Chez la grande bourgeoisie, cet entre-soi permet, en plus, « de vivre en permanence au sein d’un amoncellement de richesses à la fois matérielles et culturelles » (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2005, p.91). L’exemple de l’école est assez illustratif dans des situations où la scolarité est liée au lieu de résidence. Dans la lignée des travaux de Bénabou (1993, 1996), Nechyba (2003) montre une capitalisation de la valeur des bonnes écoles dans le prix du logement et une émergence de la ségrégation en fonction des revenu. Dans son modèle, la bonne qualité des écoles est déterminée par les externalités (familles et effets de pairs), et même si toutes les écoles reçoivent le même budget par élève, cela conduit toujours à une ségrégation.

Connu sous le nom de « la tyrannie des petites décisions », Schelling (1978) montre dans son modèle micro-économique bidimensionnel de proximité spatiale comment une ville intégrée peut devenir ségréguée, en fonction des préférences des individus par rapport à la composition de leur quartier (tipping-process). Même si aucun individu ne souhaite être dans un groupe homogène, la recherche de la proximité d’un minimum de semblables peut conduire à une situation de ségrégation. En introduisant la dimension temporelle, ce chercheurillustre l’importance de la différenciation de l’espace dans le choix de localisation des ménages23. En utilisatnt les enseignements théoriques de ce modèle, Crozet (1987) montre que la ségrégation spatiale entre « français » et « étrangers » dans le quartier des Minguettes dans la banlieue lyonnaise est essentiellemnt le résultat des préférences et d’agrégation de comportements individuels. Dans un premier modèle linéaire simple, Schelling (1969) montre que la ségrégation peut être pareto-optimal si les individus recherchent à être entre-soi. Supposant une chaîne de sept localisations qui représentent les seules maisons sur une rue (Figure 4), nous avons 4 personnes (A) et 3 personnes (B), chacune occupant une maison. Chaque personne a pour préférence d’être au milieu de deux personnes du même groupe, ce qui lui donne une utilité supérieure. Si l’agent n’a aucun ou seulement un seul voisin du même groupe, alors il décide de changer de maison dans le but d’augmenter son utilité. Cela signifie que cette situation n’est pas un équilibre. La situation (a) n’est pas un équilibre car les agents (5) et (6) veulent échanger leur localisation. Ils modifient par là leur utilité et celle des agents (4) et (7). La situation (b) est un équilibre dans lequel la ghettoïsation des agents (B) pareto-domine la situation (a). C’est l’équilibre de la situation (c) qui offre le niveau de bien être social le plus pareto efficient. Ce qui renvoie à une situation de parfaite ségrégation entre les deux groupes (Anas, 2007).

Figure 4: La ségrégation comme équilibre dans le modèle de Schelling
Figure 4: La ségrégation comme équilibre dans le modèle de Schelling

La recherche du semblable peut prendre parfois des formes extrêmes de sélection des ménages pour garantir un effectif optimal permettant de profiter au maximum des avantages de l’entre-soi24. Les gated communities sont un bon exemple de ce type de mécanismes ségrégatifs. Ces quartiers enclaves et sécurisés interdits aux non-résidents, construisent des ensembles dans lesquels l'espace public est privatisé, et proposent un mode de vie fondé sur les loisirs(Le Goix, 2005). En France, le phénomène est localisé et prend plutôt la forme d’immeubles collectifs ou de résidences de petite taille. «La résidence collective close sous vidéo-surveillance a fait la notoriété d’un promoteur comme Monné-Decroix dans la région toulousaine. Refermées sur elles-mêmes, ces résidences comprenant un espace paysager intérieur, voire une piscine ou un court de tennis attirent les cadres qui, happés par le dynamisme de la région, trouvent dans ces programmes une réponse immédiate à leurs attentes de confort et d’entre-soi » (Batsch et al. 2006, p.42).

Enfin, l’entre-soi peut être délibérément choisi (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2005), mais il peut être le résultat d’un ensemble de comportements spontanés d’évitement (Maurin, 2004). En revanche, la préservation de l’entre-soi, comme c’est d’ailleurs le cas dans les gated communities, peut conduire ensuite à des pratiques d’exclusion par les ménages ainsi que les promoteurs immobiliers. « Au sud de la France, mais aussi en Île-de-France, le succès des résidences et lotissements clos est corrélé à la montée de sentiment d’insécurité mais tient aussi à une demande de « tranquillité » » (Batsch et al. 2006, p.42). Cet entre-soi peut également se transformer en action collective protectrice de type « Not-In-My-Back-Yard » (NIMBY) pour refuser de nouvelles constructions, des logements sociaux notamment, susceptibles de ramener de nouvelles populations et de déprécier le cadre de vie. Il s’agit là des externalités jugées négatives pour l’entre-soi et qui renforcent la ségrégation spatiale à travers des mécanismes d’exclusion.

Notes
22.

« Les configurations spatiales, les ségrégations de populations en « aires naturelles » ne sont pas conçues à partir d’un modèle purement agrégatif, comme si le résultat d’ensemble était seulement l’effet non voulu de l’addition de comportements individuels. La ségrégation et l’exclusion peuvent aussi être consciemment recherchées, en tant que manifestation d’un ‘ vouloir-vivre ensemble’ ou d’un refus de l’autre, de l’étranger, saisi non pas comme individu, mais comme représentant d’un groupe social ou ethnique jugé indésirable ». (Grafmeyer, 2004, p.30).

23.

Plusieurs modèles s’inspirent de ce travail pour tester certains scénarios et hypothèses en simulant le niveau de ségrégation dans la ville. Les plus récents d’entre eux intègrent les enseignements du modèle monocentrique (Caruso, 2005 ; Wagner, 2004), combinant préférences individuelles et lois du marché, pour apporter des réponses à des scénarios de politiques urbaines qui luttent contre la ségrégation spatiale. Cependant, ce champ d’étude est à son début et ces modèles souffrent d’un manque d’empirisme.

24.

Cela correspond à une des caractéristiques d’un club qui est la recherche d’un équilibre à respecter entre un nombre minimum d’adhérents pour amortir les coûts fixes et un nombre excessif qui abaisserait la qualité du service rendu (Derycke, 1992, p.176).