Si un individu pense qu’il va subir des externalités négatives en résidant à proximité d’un autre groupe, alors il a un préjugé ou une aversion pour l’interaction avec ce groupe. Cela n’est pas forcément synonyme de racisme25 qui consiste à considérer ce groupe racial comme étant inférieur (Anas, 2007). En considérant que la proximité d’un groupe particulier est source d’externalités négatives (préjudice), certains ménages vont éviter ce groupe en anticipant cela dans leur choix de localisation. Suite à un sentiment de dégradation de l’environnement social ou à une mobilité sociale, d’autres ménages se retrouvant déjà à proximité vont fuir ce groupe en changeant leur lieu de résidence. Enfin, certains ménages utilisent des pratiques discriminatoires et d’exclusion envers ce groupe social pour le dissuader de s’installer à proximité et conserver la composition sociale de leur territoire. La ségrégation spatiale peut être le résultat de l’un ou de plusieurs de ces trois mécanismes.
Les mécanismes basés sur le préjudice racial, la discrimination ou l’exclusion font référence dans la littérature au ghetto noir : « the African-American ghetto is not voluntary but results from prejudice, racism, discrimination and exclusion on the part of the white majority » (Anas, 2007, p.544).La discrimination sur le marché du logement par rapport à des critères ethniques ou territoriaux ou sociaux peut être à l’origine de l’exclusion de certaines populations et de la ségrégation spatiale. Un propriétaire qui a peur des risques des loyers impayés ou de dégradation de son logement préfère le laisser vide, et perdre de l’argent, que de le louer à une classe de population jugée à risque. Cette discrimination pure (Becker, 1957 ; Thisse et al. 2004) reste difficile à mesurer en France et la majorité des études empiriques sont consacrées aux mécanismes de fuite et aux stratégies d’évitement des ménages, plus particulièrement par rapport à l’école. Les sociologues ont depuis longtemps démontré l’importance des comportements de sociabilité chez les plus jeunes. Dans des pays comme les États-Unis ou la France, les systèmes de recrutement scolaire sont basés sur le quartier de résidence. Le système de la carte scolaire reproduit la même distribution du quartier à l’école. L’homogénéisation de certains quartiers crée de la même manière une homogénéisation des élèves et l’école devient le microcosme de l’aire de recrutement.
Cela dit, les travaux sur les « stratégies d’évitement » des familles par l’école sont peu nombreux en France et concernent principalement la région parisienne (Maresca, 2003 ; Duru-Bellat, 2004), alors qu’une partie non négligeable de l’échec scolaire s’explique par des effets de voisinage. En utilisant les données de l’enquête emploi de 1991 à 2002, Goux et Maurin (2005) montrent que l’effet endogène de voisinage sur la probabilité de retard à 15 ans est important, indépendamment du niveau de diplôme et de la nationalité des parents ainsi que du niveau de diplôme et de la proportion d’étrangers dans le voisinage. Au-delà du diplôme et de la nationalité des parents, les enfants habitants depuis au moins un an dans un quartier sont d’autant plus exposés au retard scolaire qu’ils sont à proximité d’autres enfants en échec et de familles à revenu modeste (Goux et Maurin, 2005). La fragilisation progressive de la composante sociale dans les Zones d’Éducation Prioritaire est plus le résultat d’un mécanisme d’évitement que d’un mécanisme de fuite, car les familles de classes moyennes et supérieures ne viennent pas remplacer les ménages partants (Maurin, 2004). Cependant, les pratiques de « détournement » de la carte scolaire sont des stratégies de fuite qui permettent à la fois de garantir un meilleur environnement scolaire et de conserver les avantages du lieu de résidence. Pinçon et Pinçon-Charlot (2004) montre le recours des parents, au départ très favorables au principe de la mixité, aux dérogations et aux fausses adresses pour régler la question de la scolarisation de leurs enfants dans les quartiers gentrifiés mais à fort taux de logements sociaux (20e arrondissement de Paris). « Devant l’ambiance de certains établissements, qui leur paraît incompatible avec leurs ambitions vis-à-vis de l’école, le recours aux dérogations et aux fausses adresses permet d’échapper aux rigueurs de la carte scolaire qui risque d’induire des promiscuités estimées néfastes pour l’avenir éducatif de leurs enfants » (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2004, p.71). L’analyse des migrations des élèves et collégiens selon la position sociale des parents montre les enjeux des pratiques d’évitements. « Prés de la moitié des collégiens appartenant à des familles de cadres supérieurs sont scolarisés hors commune, pour à peine 10% des enfants d’ouvriers » (Oberti, 2004, p.85).
Enfin, ces stratégies d’évitements pratiquées principalement par les ménages favorisés renforcent la ségrégation au niveau de l’école et parfois la ségrégation résidentielle. « Le « ghetto français » n’est pas tant le lieu d’un affrontement entre inclus et exclus, que le théâtre sur lequel chaque groupe s’évertue à fuir ou à contourner le groupe immédiatement inférieur dans l’échelle des difficultés » (Maurin, 2004, p.6).
D’un point de vue théorique, les premières modélisations de la ségrégation spatiale en microéconomie urbaine utilisent le « préjudice racial » comme externalité spatiale pour montrer que les blancs américains, gênés par la proximité des noirs, sont prêts à payer un prix du foncier plus élevé pour les exclure de leur entourage (Rose-Ackerman, 1975 ; Yinger, 1976). Rose-Ackerman (1975) distingue deux zones d’habitats au sein d’un modèle résidentiel monocentrique : une zone centrale pour « noirs » et une zone périphérique pour « blancs ». En introduisant l’externalité de préjudice racial chez les « blancs » (qui maximisent l’éloignement de la frontière de la zone noire), elle montre une fuite de ces derniers vers la périphérie (avec une pente du prix du sol plus douce par rapport à la situation avant préjudice). Le prix et la densité d’occupation du sol dans la zone noire baissent alors qu’ils augmentent dans la zone blanche et la frontière entre les deux zones se déplace vers la périphérie. Cette ségrégation raciale se traduit par une différenciation du prix foncier entre les deux zones mais aussi par une dépréciation de la zone de contact (frontière) à cause des externalités négatives liées à la proximité des populations noirs. La ségrégation spatiale, étant une séparation entre le groupe noir et blanc, n’est pas un résultat puisque cela est présupposé par le modèle. En revanche, elle est renforcée à travers les changements des caractéristiques des deux zones (noire et blanche) suite à l’introduction du facteur préjudice racial. L’introduction de cette forme d’aversion pour les externalités négatives (intolérance raciale entre deux groupes) conduit à une dilatation de la zone centrale, une extension de la ville, une modification de la forme urbaine et un renforcement de la ségrégation spatiale.
Le ghetto sectoriel est plus ségrégatif dès que la population des noirs dépasse les 11,3 % de celle des blancs. En dessous de ce pourcentage c’est le ghetto concentrique qui est le plus ségrégatif (Anas, 2007, p.549). À l’image du ghetto noir de Milhauke, la majorité des villes où la part des noirs est importante contiennent des ghettos sectoriels. Tout en ignorant les vraies conditions d’émergence du ghetto sectoriel, l’auteur souligne le rôle de l’aversion des blancs pour l’interaction avec les noirs. Ce modèle sectoriel explique en grande partie la forme des enclaves de riches et les frontières avec les quartiers pauvres dans les villes françaises (Cf. chapitre 5). Au-delà de la forme des frontières du ghetto, de l’enclave ou du centre, c’est la forme de l’ensemble de l’espace urbain qui va être interrogée vis-à-vis de la ségrégation spatiale. La forme urbaine, que nous définissons par la suite, n’est elle pas un élément permettant de renforcer la ségrégation spatiale ou de la diminuer à travers le contact entre riches et pauvres des différents quartiers mais aussi à l’intérieur du même quartier ? Existe-t-il des formes de villes moins ségrégatives à l’aune de la métropolisation ? Quelle forme pour une ville moins ségréguée ?
« Some white Americans may prefer neighborhoods that have no blacks because they perceive that if blacks moved in, property values would fall » (Anas, 2007, p.544). Dans certains modèles de microéconomie urbaine et de la même manière que le préjudice racial, l’agent blanc est considéré comme raciste si celui-ci est prêt à payer un prix supérieur pour ne pas être proche de la zone noire (Zoller, 1988).