La ségrégation, en tant que séparation spatiale des groupes de population distincts, n’est pas un phénomène propre à la ville moderne (Roncayolo, 1993). Cependant, ce mode d’organisation spatiale basé sur des mécanismes de pouvoirs non économiques n’était pas exclusif. Plusieurs auteurs soulignent l’existence de mélange de groupes différents dans des contextes d’inégalité de droit à travers la ville de Socrates ou la ville romaine (Anas, 2007). Cette proximité entre groupes sociaux différents était souvent marquée ou même conditionnée par l’existence d’une grande inégalité de droit ou de statut social. « Dans ces sociétés, toutefois, la proximité spatiale allait souvent de pair avec une distance sociale très grande entre groupes sociaux et individus. Tout se passait, semble-t-il, comme s’il y avait substitution entre proximité spatiale et distance sociale » (Thisse et al. 2004, p.141). En France, et même si l’architecture des immeubles nous le rappelle encore, plusieurs études attestent de l’existence de certaines formes de proximité spatiale des groupes sociaux distincts au sein de la ville pré-industrielle. La ségrégation verticale a cédé, en grande partie, la place à une ségrégation horizontale. Parallèlement à l’uniformisation des logements à tous les étages des immeubles, le souci de la rentabilité du sol a conduit à la construction des logements plus modestes dans les cours (Pinol, 1994 ; Grafmeyer, 1991).
L’émergence de la valeur foncière et l’industrialisation d’une part, et les exigences en termes d’égalité de droit de l’homme, d’autre part, sont à la base des formes contemporaines de la ségrégation spatiale. C’est avec la naissance de la ville industrielle que la ségrégation spatiale à travers la division fonctionnelle de l’espace s’est clairement dessinée. Cette ville sépare les quartiers ouvriers proches des usines, des beaux quartiers « bourgeois » protégés et inaccessibles aux « classes laborieuses » à cause de l’absence des moyens de locomotion et de la cherté de la rente foncière. Moreau de Jonnès (Pinol, 1994, p.60) estime dans les annales de la Charité en 1851 : « Il y a deux Paris bien distincts : l’un bourgeois et l’autre industriel ; l’un qui jouit, l’autre qui produit, et l’œil peut discerner aisément la frontière qui divise deux populations dont les goûts, les habitudes, les travaux, malgré tous les efforts de fusion démographique, créent une nuance plus tranchée que celles produites par les différences de langages ». Malgré les mutations du système productif, ce schéma est encore valable dans plusieurs villes françaises de tradition industrielle marquant encore une opposition Est-Ouest (Cf. chapitre 5).
La ségrégation est aussi est une politique raciste. Elle renvoie au ghetto noir et à l’apartheid. C’est une séparation organisée et réglementée, de la population de couleur d’avec les blancs (dans les écoles, les transports, les magasins, etc.) (Rey, 2005). La constitution américaine n’a condamné l’esclavage qu’à partir de 1865, en garantissant les droits civiques aux noirs ainsi que leur égalité avec les blancs. Non seulement cette égalité n’était pas respectée, notamment dans les états du Sud, mais c’est à partir des années 1880 que les blancs ont joué sur la dimension de l’espace pour que cette égalité devienne obsolète en créant la ségrégation, une autre face du racisme. La ségrégation raciale a été constitutionnalisée par la Cour Suprême en 1892, en adoptant la doctrine « séparés mais égaux »28. La participation des noirs à la première et la deuxième guerre mondiale à côté des blancs a joué sur la déségrégation dans l’armée, qui n’est devenue officielle qu’en 1948. La même Cour Suprême s’est engagée en 1954 dans une politique de déségrégation, en condamnant la ségrégation scolaire, et dans les moyens de transport deux ans plus tard. En 1964 et 1965, toutes les lois raciales qui existaient dans le pays depuis un siècle ont été abrogées. Si la mise en place des lois a mis un terme à la ségrégation légale, elle n’a pas éliminé la ségrégation sociale et raciale29. Le pouvoir ségrégatif de l’inégalité face à la loi a finalement cédé la place à d’autres forces basées sur des formes différentes d’inégalités, encore raciales, mais surtout économiques et sociales.
Enfin, ces exemples nous montrent que la ségrégation est un processus qui dépend de l’espace et de l’inégalité. Son étude dans les villes des pays démocratiques nous conduit à interroger les premiers travaux scientifiques et les fondements théoriques autour de cette thématique.
La doctrine « séparés mais égaux » a été adoptée suite à l’affaire « Plessy contre Ferguson » où un métis nommé Homer Plessy a été arrêté, parce qu’il avait refusé de quitter la place qu’il occupait dans un compartiment réservé aux blancs dans un train de la Nouvelle-Orléans.
Nous constatons paradoxalement comment la discrimination positive, cette forme d’inégalité en faveur les plus démunis, instaurée au nom de la lutte contre la ségrégation raciale est aujourd’hui combattue par les conservateurs américains au nom même de la norme d’égalité. Cela confirme encore une fois le lien entre l’égalité et la ségrégation et leur cohabitation difficile. Après l’inégalité comme moyen de lutte contre la ségrégation c’est maintenant l’égalité comme moyen de lutte contre la déségrégation ! « La Cour suprême des Etats-Unis a rendu le 28 juin un arrêt important, Parents v. Seattle, qui restreint dramatiquement les moyens de lutte contre la ségrégation raciale dans les écoles publiques : il est désormais, sinon impossible, du moins fort difficile de recourir à un critère de race pour préserver la diversité dans le recrutement des élèves… En effet, l'amendement posait seulement que nul "ne fera l'objet d'une discrimination ni ne recevra un traitement préférentiel de la part de l'Etat à raison de sa race". La discrimination positive était donc récusée au nom de la lutte contre la discrimination. C'est l'habileté du combat engagé par les conservateurs : au lieu de revendiquer la ségrégation, comme leurs prédécesseurs des années 1950, c'est au nom de l'égalité qu'ils font obstacle à la déségrégation. » (Eric Fassin, Le monde, 31/07/2007).