1.1.1.2. Fondements théoriques

Les premiers travaux sur la question de la ségrégation reviennent aux sociologues de l’écologie urbaine de l’École de Chicago. Des chercheurs comme Robert Park, Ernest Burgess, Robert McKenzie et Louis Wirth ont investi la ville de Chicago en tant que « laboratoire social » pour comprendre ces dynamiques urbaines30. Dans son article publié en 1925 dans l’ouvrage collectif The City, Robert Park définit la ségrégation en analysant les mécanismes (les intérêts) de la répartition de la population dans la ville. Il montre l’importance de l’interaction sociale à travers la proximité et les contacts de voisinage qui ont tendance à perdre leur importance et à céder la place à d’autres formes d’organisations sociales, avec l’amélioration de la communication et l’accessibilité aux moyens de transports. Il exclut de ces dynamiques les colonies d’immigrants et les ghettos raciaux isolés qui ont su préserver, selon lui, leur intimité et la solidarité entre leurs populations. Cependant, il présume (tout comme Louis Wirth) que la tendance inévitable à la mobilité de la société américaine serait en mesure d’éradiquer ces formes de sociabilité et conduire à une intégration progressive (intégration tranquille). La persistance des ghettos31 noirs américains montre finalement que cette vision était trop optimiste, comme le confirment Grafmeyer et Joseph (2004, p.19-20) : « La seule erreur historique de Park, c’est d’avoir cru que la tendance à la mobilité et à la mobilisation de la société urbaine américaine était suffisante pour faire disparaître entièrement ces formes de sociabilité traditionnelle subsistant dans des poches distinctes ou dans les enclaves ségrégées du milieu urbain, et de déduire des phénomènes d’invasion et de succession tels qu’ils apparaissent dans l’histoire de Harlem, par exemple, une tendance inévitable à la mobilité généralisée et uniforme ».

Dans son modèle des cercles concentriques, Ernest Burgess décrit les différentes zones de la ville de Chicago à partir d’un processus de croissance urbaine basé sur une organisation/ désorganisation des individus et des groupes. Ce modèle, davantage sociologique que spatial, confond ghetto et enclave ethnique en considérant les deux comme un simple résultat des préférences 32 (Marcuse, 2005 ; Vieillard-Baron, 2004). Dans le même ouvrage (The City), Roderick Mc Kenzie souligne que le processus de ségrégation intervient dans le développement de l’agglomération. En revanche, les ségrégations/ agrégations sont le résultat de deux types d’invasions : celles qui conduisent à changer l’usage du sol et celles qui se limitent à changer le type d’occupant. En revanche, ces modèles restent attachés dans leur explication de la ségrégation et la structure urbaine aux lois économiques générales (Castells, 1972). Nous retrouvons ici les principes des modèles économiques de la localisation des activités et de la rente foncière explicités en premier chapitre.

Enfin, l’ensemble de ces textes ne parle pas de jugements de valeurs et considère la ségrégation comme « un processus temporaire lié à la compétition et au conflit, et finalement comme un postulat provisoirement acceptable du vivre ensemble »(Vieillard-Baron, 2004, p.55). Ce naturalisme est souvent reproché à l’École de Chicago car il occulte certaines composantes importantes de la ségrégation urbaine, même s’il permet selon Grafmeyer et Joseph (2004) de se démarquer d’une vision politique de la ville. Enfin, les analyses de l’École de Chicago ont permis de montrer l’importance des interactions sociales à l’intérieur de la ville et le rôle de l’espace dans l’étude du phénomène de ségrégation.

Les travaux postérieurs des sociologues américains et français ont insisté, au-delà de la séparation physique et des interactions sociales, sur le caractère intentionnel de la ségrégation. « la ségrégation doit donc être considérée à la fois comme un fait social de mise à distance et comme une séparation physique » (Grafmeyer, 1996, p.209). La majorité des études des sociologues puis des géographes américains se sont concentrées sur les processus qui conduisent à l’exclusion des noirs dans les ghettos, en mettant en évidence leurs conséquences en termes d’absence d’interactions sociales avec les autres groupes (Taeuber et Taeuber, 1965 ; Philpott, 1978). En France, il y a eu une émergence d’un ensemble de travaux en sociologie urbaine sur des quartiers ouvriers (Chombart de Lauwe et al. 1952) et sur la place des classes sociales dans le système urbain à travers la question urbaine (Castells, 1972). La géographie urbaine française33 traite la ségrégation en tant que division sociale de l’espace résidentiel afin de « mieux décrypter les lois susceptibles de rendre compte d’une certaine rationalité dans l’organisation de l’espace géographique » (Madoré, 2004, p.23). C’est d’ailleurs une des trois pistes proposées par Grafmeyer (1996) pour dépasser le principe de domination raciale et sociale qui marquait l’étude de la ségrégation jusque là. Parmi les deux autres solutions, la première concerne l’étude des enclaves marquées par le regroupement des groupes des minorités ou des groupes les plus pauvres, ce qui renvoie à la banlieue sensible. La deuxième piste consiste à étudier la ségrégation en tant qu’inégal accès aux biens et aux services offerts par la ville. La théorie du spatial mismatch (Cf. chapitre 1) fait référence à ces deux dernières dimensions en se focalisant sur l’inégalité d’accès à l’emploi des habitants du ghetto noir.

La ségrégation spatiale est passée chez les sociologues de l’absence d’interaction entre les ghettos ethniques à l’exclusion des populations les plus pauvres, à travers des mécanismes sociaux, alors qu’elle est considérée par les géographes comme une division sociale de l’espace due à une inégalité (inégalité-ségrégation). Contrairement aux sociologues et aux géographes, l’intérêt des économistes pour la question de la ségrégation spatiale ne s’est manifesté que récemment. En revanche, comme nous l’avons expliqué dans le premier chapitre, ils insistent sur les effets négatifs de la ségrégation en termes d’inégalité (ségrégation-inégalité) et mettent en avant le rôle des dynamiques économiques et urbaines à travers un processus ségrégatif qui traverse l’ensemble de la population (Maurin, 2004).

Notes
30.

Pour une sélection d’articles de cette Ecole traduits en français consulter Grafmeyer et Joseph (2004)

31.

Paradoxalement, le ghetto semble à la base associé à la périphérie plutôt qu’au centre : « The unabridged edition of The Random House Dictionary of the English Language , Random House, New York 1973. According to the dictionary, ghetto derives from the medieval b orghetto , meaning a “settlement outside the city walls” more like today’s suburbs than an American ghetto in an inner city »(Anas, 2007, p.540).

32.

Paul Marcuse (2005, p.18)distingue bien les deux même s’il réserve une définition très restrictive pour le ghetto : « A ghetto is an area of spatial concentration used by forces within the dominant society to separate and to limit a particular population group, externally defined as racial or ethnic or foreign, held to be, and treated as, inferior by the dominant society… An enclave is an area of spatial concentration in which members of a particular population group, self-defined by ethnicity or religion or otherwise, congregate as a means of protecting and enhancing their economic, social, political and/or cultural development».

33.

« Si les sociologues considèrent la ségrégation en partant des processus qui conduisent à l’exclusion des plus pauvres et en analysant leurs résultats, c’est-à-dire l’absence d’interaction entre les groupes sociaux, les géographes en rendent compte à partir des inégalités de distribution des couches socio-économiques dans l’espace urbain » (Vieillard-Baron, 2004, p.52).