Dans le but d’analyser la ségrégation spatiale dans le cadre des villes françaises, la première étape principale dans sa définition serait l’abandon de l’idée classique de l’action collective délibérée et intentionnelle de séparation physique. Cette idée est liée à un rapport de domination qui renvoie au ghetto ethnique et racial et à la ville coloniale, qui exclut a priori l’étude de la ségrégation spatiale dans le cadre des villes des pays démocratiques. Même les politiques de mise à l’écart des populations noires américaines sont difficiles à détecter car elles sont souvent combinées avec d’autres facteurs économiques et sociaux dans les stratégies d’exclusion. Plusieurs études, aux États-Unis, soulignent l’émergence d’un « racisme avec le sourire » (racisme d’opinion) qui s’est substitué au racisme traditionnel (racisme de comportement) depuis une vingtaine d’années, mais qui est plus discret (Yinger, 1995). Certaines mettent en avant la dimension sociale dans la concentration des minorités raciales sans toutefois négliger les déterminants raciaux de la ségrégation ou opposer, selon Squires et Kubrin (2005, p.58), l’approche universaliste basée sur la classe sociale à l’approche spécifique basée sur l’appartenance raciale. L’appartenance raciale devient une variable explicative de la ségrégation socio-économique et non pas l’objet à expliquer à travers l’analyse de la ségrégation spatiale (Jargowsky, 1996, 1997, 2002, 2003 ; Mayer, 2000). En France, cette condition d’intentionnalité est très rarement associée à un critère social (Brun, 1994) contrairement à ceux liés à l’immigration (origine géographique, ethnique ou raciale). En même temps, aucune étude ne montre clairement et sans ambiguïté la volonté de séparation et de mise à l’écart souvent associée aux politiques de logements pendant les trente glorieuses34. L’objet de l’étude de la ségrégation en France devrait se détacher de l’ensemble de ces connotations et mettre plutôt l’accent sur la dimension économique et sociale, sans toutefois occulter le poids des différentes formes de discrimination, contraires à l’égalité de droit, sur le destin économique et social des populations (Fitoussi et al. 2004 ; Amadieu, 2006).
Cela dit, l’abandon de l’idée d’intentionnalité collective ne signifie pas que la ségrégation sociale est un phénomène exclusivement choisi ou complètement non subi par les populations concernées. Une grande partie des études empiriques montre que l’origine de la ségrégation en France est liée à l’aversion des ménages moyens et aisés pour les externalités négatives à travers les mécanismes d’évitement, de fuite ou d’exclusion des ménages pauvres (Cf. chapitre 1). Cependant, la présence d’une inégalité liée à une action intentionnelle conduisant à la séparation physique d’un groupe n’est pas une condition indispensable pour qualifier le phénomène de ségrégation. Cette action est difficile à décorréler des mécanismes de marché, et la ségrégation spatiale peut apparaître dans une ville sans aucune volonté individuelle préalable de séparation, mais seulement en fonction des préférences des individus à ne pas être minoritaires dans leurs quartiers. C’est ce que montre Schelling (1978) dans un des premiers modèles économiques d’auto-organisation (Cf. chapitre 1). Le caractère normatif de cette séparation physique n’est donc pas pour autant lié à l’inégalité comme cause de la ségrégation mais comme conséquence de la ségrégation. L’étude de la ségrégation spatiale est justifiée, dans notre cadre, par ses effets négatifs sur les populations les plus pauvres, bien identifiés dans le premier chapitre. Ces effets sont « dénoncés » dans le cadre de l’économie politique à travers les principes d’équité et d’égalité d’opportunité.
Même si certains auteurs font le lien systématique entre les politiques de logements et la concentration des classes modestes, souvent des immigrants ou supposés tel, dans les banlieues des villes européennes, cela ne peut pas être considéré comme une volonté d’exclusion. « Exclusionary policies abound in both North America and Europe. Western European governments build housing projects in the suburbs that often house minorities or immigrants» (Anas, 2007, p.546)