La ségrégation spatiale est la traduction sur l’espace des inégalités socio-économiques globales qu’elle contribue ensuite à renforcer à travers le fait des effets de quartier. Elle est donc attachée à une inégalité a-spatiale qui touche l’ensemble de l’espace urbain et une inégalité spatiale dans la distribution socio-économiques qui se produit à l’intérieur de l’espace urbain.
La recherche de l’égalité, d’un point de vue économique et social, fait référence au principe d’égalité des situations et d’égalité d’opportunité. Ces deux principes sont liés dans le cadre de la ségrégation spatiale, et la recherche d’une plus grande égalité spatiale des situations peut garantir une meilleure égalité d’opportunité. En mettant l’égalité arithmétique comme situation idéale, le premier principe renvoie à la recherche d’un idéal égalitaire. Il ne vise pas à égaliser les situations, ce qui est nuisible aux dynamiques économiques et sociales, mais dénonce les niveaux élevés des inégalités des situations et leurs croissances qui peuvent corrompre la dynamique démocratique (Fitoussi et Savidan, 2003). Le deuxième principe vise à égaliser les opportunités offertes aux individus à travers leurs conditions de départ, en privilégiant la question d’équité. Certaines politiques redistributives peuvent être justifiées par la correction des situations désavantageuses de certaines populations selon une caractéristique jugée handicapante. L’équité ne signifie pas l’abandon de la conception de l’égalité mais la recherche d’une dimension plus exigeante de l’égalité (Fitoussi et Rosanvallon, 1996). La notion d’équité repose sur les fondements de la théorie de la justice sociale et peut constituer un cadre normatif pour l’étude de la ségrégation spatiale.
La théorie de la justice sociale occupe une place importante dans l’éthique économique et sociale contemporaine. A travers « l’ensemble des principes qui régissent la définition et la répartition équitable des droits et des devoirs entre les membres de la société », cette théorie se focalise sur le « caractère juste » des institutions sociales (Arsnperger et Van Parijs, 2000, p.10). Elle distingue parmi les inégalités, celles qui sont justes et celles qu’il faut corriger à l’image de la ségrégation socio-spatiale dans la ville. Entre une conception radicalement égalitaire de la justice sociale et une vision libertarienne justifiant, au nom de la liberté, les grandes inégalités de richesse, l’approche égalitariste de Rawls et Sen trouve un écho dans la littérature. Ce succès est lié également à l’indifférence de la norme utilitariste ordinale quant à la nature de la distribution (égalitaire/inégalitaire) du moment où la conséquence est le plus grand bonheur pour le plus grand nombre ou le moindre sacrifice du plus petit nombre. Ce qui a permis l’émergence d’approches alternatives et des amendements au sein même du courant utilitariste (Van Parijs, 1991). La recherche d’une plus grande égalité spatiale et mixité sociale pour lutter contre la ségrégation spatiale trouve toute sa justification dans la conception de la justice comme équité chez Rawls et de la justice comme égalité des capacités fondamentales chez Sen (Arsnperger et Van Parijs, 2000 ; Fitoussi et al. 2004).
La justice comme équité repose selon Rawls (1987)35 sur un premier principe d’égale liberté et un double principe d’égalité équitable des chances et de différence. A travers le premier principe, la justice rawlsienne exige une distribution strictement égale des libertés fondamentales considérées comme la première catégorie des biens premiers sociaux. Le principe d’égalité équitable des chances assure les mêmes chances d’accès aux différentes fonctions et positions (opportunités offertes). Le dernier principe de différence veille à ce que la distribution des autres biens premiers (pouvoirs et privilèges liées aux fonctions et positions, revenu et richesse, bases sociales de respect de soi) soit en faveur et à l’avantage des plus défavorisés (Van Parijs, 1991). Ce dernier principe a permis d’associer les objectifs d’efficacité et d’égalité justifiant la mise en place des politiques redistributives socio-territoriales visant à corriger certaines inégalités de la ségrégation spatiale notamment dans le domaine de l’éducation (Cf. 1.2.1). Au-delà des nombreuses critiques découlant de la complexité d’articuler des objectifs de nature contradictoire36 et de concilier liberté et égalité, nous présentons les prolongements proposés par Sen (2000) et qui justifient, également, la lutte contre la ségrégation.
La justice selon Sen rejoint la justice rawlsienne dans l’abandon de l’approche utilitariste (notion d’utilité ou degré de satisfaction des préférences). Mais, au lieu de se focaliser seulement sur les biens premiers sociaux, Sen insiste sur la capacité des individus de transformer ces biens en fonctionnements qui constituent les dimensions importantes dans leur vie (nutrition adéquate, logement, santé, mobilité et participation à la vie économique et sociale) (Arsnperger et Van Parijs, 2000). Même s’ils accèdent à la même quantité de biens sociaux, les individus n’ont pas les mêmes capacités à réaliser leurs objectifs du fait des hétérogénéités et des handicaps liés aux caractéristiques des individus ou à leur environnement social. La « capabilité » d’une personne ou son « ensemble-capacités » se résume par les différentes combinaisons de fonctionnements qu’elle est capable de réaliser et qui indiquent qu’elle est libre de choisir la vie qu’elle valorise. Les habitants des quartiers ségrégués vivent des situations de privation économique et sociale et n’ont pas les mêmes capabilités par rapport aux autres habitants de la ville. Même si elle ne précise pas les capacités fondamentales à égaliser, la justice selon Sen opte pour une prise en compte objective des situations de ces individus et de leur capabilités. L’amélioration de l’accès aux transports pour les habitants des quartiers défavorisés permet certes de lutter contre la ségrégation sous la norme de l’intégration ou l’anti-exclusion, mais la mixité sociale des quartiers joue sur les opportunités des habitants (Galster et al. 2008). Enfin, comme le souligne Maurin (2004, p.32) : « le drame de la ségrégation territoriale c’est qu’en conditionnant l’environnement social de chacun, elle pèse aussi de tout son poids sur le destin de chacun ».
L’égalité d’opportunité se traduit en termes d’exposition aux externalités positives et négatives qu’elles soient liées aux aménités urbaines ou aux interactions sociales de l’ensemble de la population de la ville. Elle renvoie à la mixité sociale à travers le principe de proximité physique ou temporelle. L’opportunité au sein d’un espace étant corrélé au niveau des richesses de ses habitants, la concentration inégale de ces derniers est naturellement synonyme d’inégalité d’opportunité (capital économique, humain et social) entre des espaces de la ville qui ont tendance à s’homogénéiser. Enfin, l’étude de la ségrégation renvoie à la norme de l’égalité et l’interaction sociale.
Rawls se base sur l’idée d’un état hypothétique d’égalité première « position originelle » dans laquelle tous les individus s’associent et décident quelles seront les structures de base de la société sans savoir eux mêmes ce qu’ils seront dans la société « sous le voile d’ignorance ». En neutralisant l’influence des intérêts, cette procédure devient « équitable » et les principes retenus seront considérés comme « justes ».
Pour certains, ce principe libéral justifie l’existence des inégalités et se contente de traiter les symptômes au lieu de s’attaquer à l’origine des inégalités liées à la production, alors que pour d’autres, en faisant abstraction du travail productif, ce principe est extrêmement généreux pour les paresseux (voir Van Parijs, 1991).