1.2.2.1. Les populations concernées

La majorité des études urbaines se focalise sur l’exclusion des populations en bas de l’échelle sociale en mettant en évidence les conséquences de leur déconnexion socio-spatiale. Cependant, les mécanismes de la ségrégation spatiale ne produisent pas que de la séparation visible mais aussi de l’agrégation40. Même si notre définition peut se confondre avec la différenciation spatiale, elle a l’avantage de prendre en compte l’ensemble de la population et ne se limite pas seulement aux groupes défavorisés, d’autant plus que nous nous intéressons aux causes de la ségrégation. « L’h omogénéité sociale des beaux quartiers fait prendre conscience de l’ambivalence de la ségrégation : elle n’est jamais seulement séparation, mais aussi toujours agrégation et recherche de son semblable. Les deux processus sont liés » (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2004, p.92). Toutefois, la ségrégation n’est pas limitée aux extrêmes, et doit être traitée dans sa continuité, pour se rendre compte des mécanismes de fuite des quartiers moins favorables et de recherche d’environnement social plus favorable. Ce sont d’ailleurs ces mécanismes qui entretiennent « le ghetto français » (Maurin, 2004).

L’analyse de la ségrégation en tant qu’inégalité socio-économique traversant l’ensemble de la population nécessite tout de même la définition des groupes selon un ou des critères particuliers. C’est le concept sociologique de classe sociale Marxien qui est à l’origine des études sur les inégalités. En distinguant entre ceux qui détiennent le capital et les travailleurs, ce principe est lui aussi lié aux rapports de domination et d’opposition même s’ils sont issus du processus de production dans le sens de Ricardo. La stratification sociale Weberienne représente une société en strates non conflictuelle en identifiant la position de chaque individu à travers la combinaison de l’ordre économique (revenu), l’ordre social (prestige) et l’ordre politique (pouvoir) (Boudon et Bourricaud, 1982). La construction des groupes sociaux selon Bourdieu (1979) est un mélange des deux approches marxienne (domination) et weberienne (multidimentionalité). La position sociale de l’individu est déterminée par le capital économique (revenus et patrimoine), le capital culturel (savoirs et qualifications qu’on retrouve dans le capital humain), le capital social et le capital symbolique (le pouvoir de posséder les autres formes de capitaux et les reconnaître). Le poids de chaque capital est différent selon le temps et les sociétés. Le capital économique reste, selon Bourdieu, le facteur le plus déterminant de la position sociale avec le capital culturel (humain) dans les sociétés économiquement les plus avancées. La ségrégation spatiale est liée, comme nous l’avons expliqué dans le premier chapitre, au capital économique, humain et social et la multidimensionalité des inégalités est un fait aujourd’hui (Fitoussi et Savidan, 2003 ; Bihr et Pfefferkorn, 2008). Mais, cela ne doit pas occulter la prédominance et le pouvoir décisif des facteurs économiques sur les autres capitaux dans une société où, au-delà des extrêmes, les limites entre les strates sont de plus en plus fragiles.

Le concept sociologique de la position sociale est souvent simplifié à cause des limites imposées par les sources de données. La ségrégation spatiale peut être analysée d’un point de vue socio-économique à partir d’un indicateur synthétique des richesses sociales, culturelles et économiques représenté par la catégorie socioprofessionnelle (CSP). En effet, les analyses typologiques, combinées à d’autres variables comme le type d’activité économique, donnent des résultats très intéressants sur l’inscription spatiale des inégalités socio-économiques et de leurs évolutions sur une courte durée (Martin-Houssart et Tabard, 2002). Cependant, la légitimité de cette variable d’état (Desrosières et Thévenot, 1988) est souvent remise en question dès qu’il s’agit de l’étude d’un processus de longue durée. Au-delà de la question de la précarité, un cadre des années 1970 n’est plus le même cadre d’aujourd’hui et le pourcentage des ouvriers a nettement reculé dans l’ensemble de la population. Pour vérifier la moyennisation de cette catégorie, il suffit de constater que « la différence de revenu moyen entre un cadre et un ouvrier est passé de 1 à 4 dans les années 1970 à 1 à 2,5 aujourd’hui » (Maurin, 2004, p.21). Le départ intensif à la retraite des papy boomer ouvriers entre deux recensements conduit non seulement à la croissance de la part des retraités notamment dans les quartiers de tradition ouvrière mais également à la baisse du nombre d’ouvriers. On peut suspecter que la division de l’espace résidentiel soit en partie due à l’évolution même des catégories socio-professionnelles. Ce qui nécessite la prise en compte de l’ensemble des transformations sociogéographiques et la mobilité résidentielle dans l’analyse de la ségrégation spatiale des groupes sociaux (Cf. chapitre 5).

La richesse économique est une variable continue et souvent corrélée à la richesse culturelle et sociale. Cependant, les inégalités sont de plus en plus importantes au sein de la même catégorie. L’utilisation des revenus des ménages, fréquemment employés dans les études américaines, peut s’avérer efficace pour l’étude de la ségrégation ou de l’inégalité sur plusieurs villes en France notamment sur une longue durée (Piketty, 1997). Les études françaises utilisant cette variable synthétique montrent bien, à différents échelons, son lien étroit avec les caractéristiques socioprofessionnelles et attestent que le revenu est un puissant révélateur des inégalités structurelles socio-spatiales (François et al. 2003). L’autre avantage dans l’utilisation des revenus dans l’étude de la ségrégation est la facilité de déflater cette variable dans le temps et de neutraliser également les effets macroéconomiques. Cette variable continue garantit une certaine neutralité et limite le risque de déformation de l’information initiale lié à une classification souvent incontournable. L’analyse de la ségrégation spatiale à partir du revenu ne signifie pas une réduction de la société à la seule valeur pécuniaire mais un essai de compréhension des mécanismes de répartition de la population selon ce critère économique, voire socio-économique.

Le choix de l’utilisation de la catégorie socioprofessionnelle ou du revenu est souvent conditionné par la disponibilité des données. La variable de la catégorie socio-professionnelle est incontournable en France en grande partie parce que l’information spatiale est disponible dans les fichiers du recensement contrairement au revenu qui reste sensible au secret statistique et peu fiable dans les enquêtes statistiques. En l’état actuel, la solution privilégiée consiste à combiner les deux variables à partir des données disponibles (recensements, données administratives de la Direction Générale des Impôts) afin de confronter les résultats et de montrer parfois leur complémentarité (Cf. chapitre 5).

Notes
40.

« Alors que les études sur ce thème s’attachent surtout à dénoncer la relégation des populations les plus pauvres, celles qui portent sur la fragmentation sont plus descriptives, et rendent compte plus souvent de la tendance des plus riches à se regrouper dans des complexes résidentiels fonctionnant en vase clos au niveau des services quotidiens et mettant en cause le principe de la redistribution financière entre quartiers » (Vieillard-Baron, 2004, p.52).