2.2.1. Dimensions empiriques de la ségrégation résidentielle

La littérature empirique sur la ségrégation spatiale est principalement américaine et repose sur la distinction des groupes ethniques et notamment sur l’opposition d’une minorité à une majorité. Son objectif est de mesurer la séparation et l’inégalité entre les groupes et d’analyser leurs évolutions. Ce qui permet de tester la célèbre conclusion du rapport de la commission Kerner dans les années 1960 :“our nation is moving toward two societies, one black, one white separate and unequal”.Les nombreux indicateurs développés sont regroupés par Massey et Denton (1988) au sein de cinq dimensionsde la ségrégation par rapport au lieu de résidence. Ces dimensions (evenness, exposure, concentration, clustering, and centralization) qualifiés d’hyperségrégation représentent, à travers les différents indicateurs, un tableau de bord pour l’observation de la ségrégation dans la ville (Cutler et al. 1999 ; Puissant, 2006).

La dimension de l’inégalité renvoie à la distribution déséquilibrée des groupes de population selon une ou plusieurs caractéristiques socio-économiques à travers les unités spatiales de la ville. Cette dimension concerne souvent un groupe particulier se situant en bas de l’échelle sociale. En prenant en compte le groupe se situant en haut de l’échelle sociale, cette mesure permettra de comparer les deux distributions et de constater par exemple que le groupe le plus favorisé est beaucoup plus ségrégué que le groupe le plus défavorisé. En revanche, la mesure d’inégalité peut englober l’ensemble de la population de la ville sans distinction de groupes, si le critère socioéconomique est une variable continue comme le niveau de richesse. Dans ce cas, il serait plus intéressant de comparer des villes entre elles. Un espace urbain est plus ségrégué qu’un autre si la répartition des revenus est plus inégalitaire entre ses différentes unités spatiales. Des indicateurs globaux tels que l’écart-type, l’indice de Gini ou l’indice de Theil interprètent facilement le niveau de l’inégalité spatiale dans la ville sans distinction de groupes de revenus (Jargowsky, 1996, 1997). En plus, la disponibilité de l’information sur la distribution à l’échelle individuelle permet de distinguer l’inégalité entre les quartiers de l’inégalité à l’intérieur même des quartiers à partir de la décomposition. En prenant en compte le niveau d’homogénéité à l’intérieur des unités spatiales, cette mesure prend en compte également la question de l’interaction sociale.

L’interaction sociale représente un des principes fondateurs de la ségrégation spatiale, depuis les travaux fondateurs de l’École de Chicago. L’isolement ou l’exposition renvoie au degré d’homogénéité/hétérogénéité et à la possibilité d’interaction à l’intérieur des unités spatiales. Elle mesure la probabilité qu’un membre d’un groupe rencontre un membre de son groupe ou un membre d’un autre groupe dans son unité spatiale. Cette dimension apporte une information complémentaire à l’inégalité entre les unités spatiales et permet de mieux décrire la ségrégation spatiale. C’est sur ces deux dimensions, inégalité et interaction, que nous nous baserons par la suite pour mesurer la ségrégation spatiale à partir de la décomposition d’indices globaux.

La centralisation est une simple mesure de la proximité d’un groupe de population au centre de la ville. Cependant, cette dimension est plus adaptée au contexte métropolitain des villes américaines, où dans la plupart d’entre elles les minorités ethniques les plus défavorisées se localisent dans les quartiers centraux les plus vétustes et les plus déconnectés des emplois suburbains. Plus un groupe est localisé près du centre-ville, plus il est centralisé. En revanche, l’image et la place qu’occupe le centre historique diffèrent d’une ville à l’autre. En France, le centre représente plusieurs opportunités d’emplois et de services et les ménages ont une préférence pour les aménités centrales. Dans ce cas, le raisonnement peut être inversé car c’est l’éloignement du centre qui peut être considéré comme une composante de la ségrégation spatiale. Cette question peut être liée à une des pistes proposées par Grafmeyer (1996) concernant l’accès inégal à la ville en termes d’emplois et d’aménités et qui fait référence à la norme d’intégration. Cette dimension n’est pas traitée dans le cadre de la thèse.

La concentration est une dimension qui prend en compte une des caractéristiques de l’espace physique qui est la superficie. Un groupe est considéré comme concentré s’il occupe une superficie réduite au sein de la ville. La majorité des études ne donnent pas d’importance à la superficie car les unités spatiales centrales sont beaucoup plus réduites que celles en périphérie, et selon les préférences du groupe pour la localisation, celui-ci peut être plus ou moins concentré. Certains travaux considèrent un groupe comme étant concentré dans une ville lorsque ses populations occupent des unités spatiales où ils sont majoritaires, prenant en compte ainsi la dimension d’homogénéité interne et d’interaction sociale. L’analyse des seuils de concentration des groupes de revenus offre une bonne mesure de la ségrégation spatiale (Jargowsky, 1997 ; Poulsen et al. 2002).

Le regroupement ou l’agrégation spatiale prend en compte également la dimension spatiale à travers la contiguïté entre les unités résidentielles. Le regroupement peut être effectué non seulement en termes de contiguïté spatiale mais à partir des pratiques de mobilités effectives des ménages sans spécifier un groupe particulier, révélant ainsi leur espace de vie. En général, les groupes qui occupent des unités spatiales adjacentes formant ainsi une enclave sont considérés comme ségrégués contrairement aux groupes qui occupent des unités spatiales plus dispersées. Cette dimension est associée au choix de l’échelle locale pour l’analyse de la ségrégation et les indices associés sont censés prendre en compte « l’effet d’échiquier » abordé précédemment. Cette caractéristique est déjà prise en compte dans la définition de l’INSEE des IRIS à partir des plus petites unités spatiales contiguës (Îlots). Les quartiers IRIS constituent déjà des unités relativement homogènes, d’un point de vue socio-économique, et continues, d'un point de vue spatial. Les indices que nous utilisons n’intègrent pas des paramètres spatiaux, mais nous considérons que les échelles de mesure, définies a priori, sont relativement indépendantes. L’analyse cartographique est en mesure de prendre en compte la concentration et la continuité spatiale et les frontières entre les groupes de revenus.

Enfin, d’un point de vue théorique, la plupart de ces dimensions seront prises en compte dans notre mesure de la ségrégation spatiale des villes françaises. D’un point de vue méthodologique, nous retenons principalement la dimension inégalitaire dans la définition de la ségrégation à partir des indices globaux. Cette mesure quantitative est facile à utiliser sur 100 aires urbaines et souvent décomposable car elle prend en compte l’homogénéité interne. Cependant, elle n’est pas non plus exempte de difficultés car « toute mesure d’inégalité implique des jugements de valeur et les indices utilisés ne sont jamais neutres » (Atkinson et al. 2001, p.17). L’analyse de la répartition des groupes de revenus à travers les seuils de concentration et l’analyse cartographique est complémentaire, mais elle reste limitée dans le cadre de la thèse à quelques aires urbaines (Cf. chapitre 5).