1.2.1. Apports théoriques

Pour l’analyse du lien théorique entre l’étalement urbain et la ségrégation, nous faisons en grande partie référence au cadre d’analyse construit dans le premier chapitre. Ce cadre théorique aborde la question des déterminants de la ségrégation spatiale en lien avec la croissance urbaine, en soulignant l’importance de l’espace et de l’usage du sol (cf. chapitre 1).

Tout d’abord, les villes sont les lieux privilégiés de l’interaction sociale entre les hommes (Glaeser et al. 2001 ; Glaeser et Gottlieb, 2006 ; Lacour, 2005). L’avantage des zones urbaines denses est de faciliter les relations interpersonnelles et la proximité physique est un facteur « permissif » car elle n’est pas forcément synonyme de proximité sociale (Chambordon et Lemaire, 1970). Cependant, plusieurs travaux montrent que les individus vivant dans les quartiers denses des grandes villes sont plus susceptibles de socialiser avec leurs voisins (Glaeser et Sacerdote, 1999). Nous avons bien souligné le rôle important que peut jouer la proximité des groupes différents pour réduire la concentration des externalités négatives, freiner les écarts de capital humain et social, et recréer le lien social au sein de la ville (Cf. chapitre 1). C’est le naturel grégaire des êtres humains qui conduit à la concentration spatiale de la population dans des zones denses. D’un point de vue théorique, chaque ménage fait un arbitrage entre la distance moyenne qui le sépare des autres individus avec lesquels il interagit et la quantité de sol qu’il acquiert sur le marché foncier. Le modèle économique de la ville conviviale de Beckmann (1976) est l’un des premiers à avoir utilisé ce type d’arbitrage (Fujita et Thisse, 2003, p.221). Le rôle des externalités sociales entre individus, à l’origine de la formation de la ville, n’a peut être pas été assez mis en avant par rapport à la question de la ségrégation. À coté de l’arbitrage entre emploi et résidence, il faut également prendre en compte les possibilités d’interactions de différents types entre les habitants de la ville. Chaque ménage maximise son utilité en fonction de la distance moyenne qui le sépare de tous les autres, ce qui adoucit les profils de rente ou de densité. On peut même adopter, selon Derycke, (1992, p.172), « un moyen terme entre la ville conviviale et la ville ségrégée en ne privilégiant que la proximité par rapport aux classes sociales ou de revenus comparables aux ménages considérés ».

Si la densité favorise la proximité et l’interaction sociale, l’étalement urbain est perçu, par conséquence, comme un facteur de distance et d’isolement. Cependant, l’impact de la densité et de l’étalement urbain sur la ségrégation spatiale n’est pas clair. Il est au mieux indirect (Pendall et Carruthers, 2003), car il dépend du marché foncier et des préférences des ménages (Cf. chapitre 1).

La densité permet en principe de rapprocher l’ensemble de la population de la ville, y compris aux emplois, mais elle ne garantit pas nécessairement une mixité sociale. Ses effets sur la ségrégation par le revenu sont ambigus car elle peut être la cause et la conséquence d’une concurrence entre les ménages pour les meilleures localisations (Alonso, 1964). En créant une compétition sur la zone centrale entre les ménages riches et les activités supérieures, la densité peut conduire à des mécanismes d’éviction des populations les plus modestes vers des zones périphériques et une spécialisation du centre historique. Ce mécanisme ségrégatif est observé sur plusieurs villes américaines (Pendall et Carruthers, 2003).

La densité peut également affecter le niveau de ségrégation à travers les préférences des individus. Les interactions sociales ne sont pas toutes source d’externalités positives, ce qui conduit, parfois, les ménages à opter pour l’entre-soi ou choisir des zones à faible densité. Dawkins (2005) met en évidence un lien entre la densité de population et la ségrégation, entre les blancs et les noirs américains, calculé par l’indice de Gini au niveau du quartier. Dans les zones à faible densité, et dans une logique d’évitement, les ménages de races différentes peuvent vivre les uns à coté des autres car cela n’exige que très peu d’interactions sociales. Cette justification est valable aussi bien pour une ségrégation sociale que pour une ségrégation raciale. Ainsi, une politique de densification, accompagnée d’une forte contrainte sur le marché foncier, peut favoriser l’entre-soi, si la proximité avec d’autres groupes n’est pas souhaitée.

Face à l’absence de cadre théorique traitant le lien implicite entre l’étalement urbain et la ségrégation spatiale (Pouyanne, 2008), des travaux empiriques tentent de soulever l’ambiguïté et d’apporter des réponses plus claires.