1.1.1. De la suburbanisation au polycentrisme

Le cadre théorique de la ville monocentrique explique très bien la suburbanisation des ménages (Cf. chapitre 1). Les études théoriques et empiriques sur le phénomène de déconcentration de la population concluent pour la plupart d’entre elles à un étalement progressif des ménages qui quittent le centre historique pour s’installer en périphérie. Cependant, ce modèle théorique de croissance urbaine utilisé jusque là ne prend pas en compte la décentralisation des emplois et notamment dans sa forme concentrée, car il est basé sur l’hypothèse selon laquelle tous les emplois sont localisé au centre. En relachant cette hypothèse, des travaux empiriques montrent également une suburbanisation des emplois en périphérie de la ville monocentrique (Tabourin et al. 1995).

En appliquant à l’échelle communale le modèle de Bussière dans sa forme originale (Cf. chapitre 4), Bouzouina (2003) montre une croissance de l’étalement des populations et des emplois et une relative baisse du poids du centre sur six aires urbaines entre 1975 et 1999. La densité extrapolée au centre, A, diminue pendant cette période pour la population et pour les emplois (à l’exception de Dijon). Le gradient de densité, b, baisse d’une manière systématique pour l’emploi et la population confirmant ainsi un étalement urbain généralisé (Tableau 15).

Tableau 15 : Paramètres de densité d’emploi et de population sur sept aires urbaines en 1975 et 1999 (modèle de Bussière simple)
Gradients de densité de population et d’emploi Année
Paris

Lyon

Marseille

Bordeaux

Grenoble

Dijon
Saint Etienne
Population                
A (densité extrapolé au centre) 1975 30000 15000 10500 10100 11700 10000 14000
1999 26000 13000 8500 9500 9200 9000 10500
b (gradient de densité) 1975 0,14 0,26 0,23 0,30 0,41 0,49 0,50
1999 0,12 0,23 0,19 0,26 0,34 0,43 0,46
Emploi              
A (densité extrapolé au centre) 1975 27000 10800 4300 7500 5900 7000 6200
1999 19000 8100 2800 5800 5200 8000 5200
b (gradient de densité) 1975 0,19 0,34 0,24 0,40 0,46 0,62 0,53
1999 0,16 0,27 0,19 0,31 0,39 0,61 0,51

Source : Bouzouina (2003) complété sur Paris

Ces résultats montrent que les emplois sont aussi marqués par l’étalement urbain, même s’ils restent moins éloignés du centre historique par rapport à la population. La décentralisation des emplois est plus sensible à l’accessibilité aux infrastructures de transports qui leur permet en partie de rester connectés au centre historique (Gaschet, 2001 ; Mignot et al. 2004). C’est notamment le cas des services aux entreprises (Aguiléra-Belanger, 2001). Cette décentralisation est également liée à la croissance de la taille de la ville qui produit des externalités négatives telles que la congestion pour les entreprises. Même si la taille des communes marseillaises pose des difficultés pour l’application du modèle de Bussière, nous constatons que les villes les plus peuplées sont les plus étalées en termes d’emplois (Cf. chapitre 4). L’existence d’un pôle secondaire important à Marseille, comme nous allons le voir par la suite, rend encore moins pertinent le calage à l’échelle communale de ce modèle basé sur les enseignements de la Nouvelle Économie Urbaine (NEU).

La suburbanisation des emplois est également en interaction avec celle des populations, et le débat autour de la question : « do people follow jobs or do jobs follow people ? » est toujours ouvert (Steinnes, 1982 ; Gaschet, 2001). Cela dit, la logique est cependant différente concernant la déconcentration des entreprises qui valorisent l’agglomération et se retrouvent concentrées dans des pôles d’emplois périphériques. Les économistes sont conscients de ces transformations de la structure urbaine et de la multiplicité des centres « un espace donné a rarement un centre unique. Il existe généralement un centre principal (ou plusieurs) et des centres de moindre importance » (Huriot et Perreur, 1994, p.50). Cela ne date pas d’aujourd’hui, et les travaux de McDonald et McMillen (1990) mettent en évidence plusieurs pics dans les fonctions de la valeur du sol dans la ville de Chicago depuis le début du 20ème siècle. L’émergence de pôles secondaires est le résultat d’un processus de suburbanisation qui se manifeste en trois étapes (Boiteux-Orain et Huriot, 2002). Il s’agit tout d’abord d’un étalement urbain accompagné par une baisse des gradients de densité de population et d’emploi liée à leur accroissement plus important en périphérie. Cette suburbanisation fait apparaître des nouvelles concentrations d’activités en périphérie, faisant émerger des pôles secondaires, avant de différencier les pôles et recomposer l’organisation urbaine au fur et à mesure que l’économie des villes évolue vers les services.

Pour expliquer la déconcentration des emplois et l’émergence de pôles périphériques, les modèles théoriques de la Nouvelle Économie Urbaine, à l’image de celui de White (1976), ont été conduits à introduire différentes hypothèses permettant de détourner la rigidité du cadre monocentrique. Comme le signale McMillen (2001), l’acceptation du monocentrisme est plus liée à une contrainte mathématique qu’à une description précise de la réalité. Ce cadre théorique n’est, à la base, pas capable d’expliquer la concentration des emplois et la formation de pôles périphériques, tout simplement parce qu’il considère que l’ensemble des emplois sont concentrés dans le centre historique. En prenant en compte les économies d’agglomération à travers le principe général de l’auto-organisation et les forces contradictoires, centripètes et centrifuges, le cadre de la Nouvelle Économie Géographique est plus adapté pour expliquer la formation des pôles d’emplois périphériques (Fujita et Thisse, 2003). Dans la présence de plusieurs secteurs de production et selon le type des économies d’agglomération, les pôles peuvent être diversifiés ou spécialisés. Ils sont parfaitement diversifiés et concurrents si les économies d’agglomération sont de type Jacobs (1969), s’agissant des économies d’urbanisation externes à chaque firme et à chaque secteur (Lacour et Puissant, 1999). Ils sont fonction de la taille de l’agglomération et peuvent se baser sur les externalités d’information et le capital humain. La diversité au niveau du pôle peut être le résultat de l’existence de coûts de transport élevés (Huriot et al. 2003). En revanche, les pôles sont spécialisés en présence des économies d’agglomération de type MAR (Marshall, Arrow, Romer), ou des économies de localisation selon la distinction de Hoover, externes aux firmes mais internes au secteur d’activité. Ils sont le résultat de la fuite des déséconomies engendrées par la taille de la ville et des économies de coûts liées à la taille du secteur dans l’économie de la ville.

Même si plusieurs travaux théoriques et empiriques tentent d’intégrer les centres périphériques dans leurs analyses, le polycentrisme reste difficile à définir, ses formes sont multiples et les conséquences de l’émergence d’une telle forme sont parfois ambiguës. Cela vient en partie de l’absence de dialogue entre les études théoriques et empiriques (McMillen et Smith, 2003). Les modèles théoriques se sont focalisés sur l’examen d’équilibre de la configuration spatiale des villes polycentriques en soulignant le rôle de la taille de population et le coût des transports, tandis que les modèles empiriques se sont concentrés sur l’identification des centres secondaires et sur l’analyse de leurs effets sur la densité d’emploi et de population ou sur le prix de l’immobilier.

D’autres travaux associent enseignements théoriques et résultats empiriques et mettent en évidence plusieurs types de polycentrismes. Anas et al. (1998) présentent les formes fonctionnelles d’une structure polycentrique, en utilisant différentes hypothèses sur la manière dont chaque agent valorise l’accès aux différents centres à partir de sa localisation. Les centres périphériques ainsi que le centre historique peuvent être considérés comme parfaitement substituables et la ville est séparée par des zones d’influence indépendantes propres à chaque centre. Sinon ils sont considérés comme complémentaires et chaque agent a besoin d’accéder aux différents centres de la ville. Les centres secondaires restent pour la plupart subsidiaires par rapport au centre historique, d’où l’appellation sub-centers. Certains d’entre eux sont des anciennes villes qui ont progressivement intégré une aire urbaine cohérente en expansion. D’autres sont de nouvelles villes, de type edge cities (Garreau, 1991), qui émergent à proximité des nœuds du réseau de transport, et plus souvent loin du centre historique (Anas et al. 1998). La spécialisation fonctionnelle ou sectorielle est un des critères de distinction entre les formes polycentriques à travers le test de l’hypothèse de substituabilité et de complémentarité (Gaschet, 2001). Ce critère n’est pas le seul car le poids du centre par rapport aux pôles secondaires, leurs localisations (distance et accessibilité) et leurs histoires (villes nouvelles, banlieues dortoirs, zones d’activité, anciennes ville industrielle, etc.) sont également des facteurs de différenciation (Aguiléra et Mignot, 2007).