1.1.3. Identification des centres secondaires dans la littérature empirique

En général, derrière l’exercice d’identification des pôles d’emploi il y a un objectif précis. En plus de comprendre la structure polycentrique des villes qui marque les dynamiques urbaines modernes, le but est d’analyser son impact sur d’autres phénomènes urbains. Le type de polycentrisme et les exigences d’identification des centres secondaires peuvent varier selon le phénomène étudié. Pour analyser la ségrégation socio-spatiale, il ne suffit pas d’identifier des simples concentrations d’emploi mais des centres attractifs aux populations et capables d’influencer leur répartition spatiale.

À travers une revue de littérature, Anas et al. (1998) décrivent la ville polycentrique en soulignant les principales caractéristiques empiriques des centres secondaires qui correspondent aussi bien aux villes américaines qu’aux villes européennes (Lacour, 1999, p.87) : Les centres secondaires se trouvent dans les villes nouvelles mais également dans les anciennes villes ; leur nombre et leurs frontières sont très sensibles à la définition retenue ; ils peuvent se déployer en corridors (d’où l’importance des échanges en matière de migrations alternantes) ; les capacités d’emplois de ces centres tiennent une place essentielle. Il ne s’agit pas seulement de banlieues résidentielles, commerciales ou de cités dortoirs, mais souvent de « vraies villes » ; ils permettent d’expliquer la structure locale d’emploi, de population et du marché foncier et immobilier ; ils n’éliminent pas l’influence du centre principal.

Il existe plusieurs méthodes d’identification des centres secondaires que Baumont et Le Gallo (1999) classent en deux catégories souvent mêlées dans les études empiriques. Les méthodes exogènes s’appuient sur les caractéristiques définissant la concentration d’activités de population à partir des seuils et des analyses statistiques, alors que les méthodes endogènes s’appuient sur la caractéristique d’influence significative sur l’organisation spatiale de l’espace urbain. Cette distinction est identique à celle différenciant les méthodes de choix de l’échelle pertinente de la ségrégation spatiale (Cf. chapitre 2). Dans le premier cas, le choix est basé sur une connaissance sociologique préalable de l’espace d’étude a priori alors que dans le deuxième cas, il repose sur le résultat a posteriori de l’introduction de paramètres permettant de mesurer le degré d’influence spatiale d’une zone (à travers l’autocorrélation spatiale, par exemple). Si l’on peut reprocher parfois aux méthodes exogènes le choix de certains critères ou de certains seuils, les critiques des méthodes endogènes concernent surtout leur manque de visibilité dû parfois à leur formalisation « boîte noire ».

Les méthodes exogènes peuvent être des mesures fonctionnelles ou globales de concentration (Huriot et al. 2003), les pôles étant, au moins, des zones de concentration d’activité et de population. La mesure fonctionnelle la plus célèbre est sans doute celle de Garreau (1991) qui caractérise environ 200 edges cities aux Etats-Unis. Ce dernier prend en compte cinq critères pour identifier ces centres secondaires substituables au centre historique (CBD) : 5 millions de pieds carrés d’espace réservé aux bureaux ; 600 000 pieds carrés de surface réservée au commerce ; une attractivité pour les migrants domicile-travail extérieurs (plus d’emploi que de logements) ; une perception locale confirmant l’idée d’une vraie ville multifonctionnelle ; une ville qui, il y a trente ans, n’était qu’une zone résidentielle ou rurale (Anas et al. 1998). Ces critères sélectifs permettent d’identifier les pôles concurrents semblables au CBD et capables de recréer ses propres activités (tertiaire supérieur). Dans le même sens, Cervero (1989) choisit trois critères moins restrictifs : 1 million de pieds carrés d’espace réservé aux bureaux ; 2 000 actifs et une localisation à l’extérieur d’un rayon de 5 miles du CBD. Cependant, la principale critique de cette mesure concerne le choix des activités de centralité, très restrictif, et celui de la non pertinence du critère absolu de la surface. Les centres secondaires ne sont pas toujours les lieux de la reproduction de la centralité, et ces critères basés sur la fonction du centre excluent prématurément un nombre de centres complémentaires influents. Il est préférable d’utiliser des mesures globales, même sélectives, pour ressortir l’ensemble des pôles d’emploi avant de se limiter à un type particulier d’activités jugées de centralité : « …il semble qu’une définition doit être en mesure d’identifier les pôles d’emploi à partir d’indicateurs de concentration globale, avant d’en proposer une classification par contenu » (Huriot et al. 2003, p.18).

En plus du critère de la densité d’emploi, l’identification des centres secondaires peut être basée sur le critère d’influence sur l’ensemble de la structure urbaine, à travers la croissance au niveau local de la densité de population, du prix du foncier et de l’immobilier (McMillen, 2001 ; McMiIllen et Smith, 2003). Ce critère d’influence peut être basé sur le degré d’attraction et/ou d’émission des flux : « Un centre, pour une fonction donnée, est un lieu d’attraction et/ou de diffusion…Un lieu est d’autant plus central pour une fonction de service localisé qu’il est attractif, c’est à dire comporte une offre importante et diversifiée et qu’il est relativement proche des autres lieux, c’est à dire accessible » (Huriot et Perreur, 1994, p.50). Des études récentes utilisent les flux des migrations alternantes pour identifier les pôles d’emplois secondaires (Berroir et al. 2002 ; Mignot et al. 2004 ; Schwanen et al. 2004 ; Aguiléra, 2005). Avec la métropolisation et l’élargissement de l’aire de fonctionnement des villes, les zones d’emploi et les migrations alternantes sont d’une grande pertinence pour caractériser les espaces polycentriques (Lacour, 1999). Les migrations alternantes permettent en particulier de préciser le rapport de force, en termes de polarisation d’actifs, non seulement entre le centre et la périphérie (Schwanen et al. 2004), mais aussi entre l’ensemble des centres (centre et centres secondaires). Elles permettent également de tester la dépendance ou l’autonomie de chaque pôle vis-à-vis du centre historique.

Notre méthode d’identification des pôles d’emploi, comme nous allons le voir en 2.2.1, est basée sur l’analyse des migrations alternantes, afin de sélectionner les centres secondaires qui ressemblent au centre selon les critères de la spécialisation sectorielle et fonctionnelle. Avant cela, il est important de préciser notre objectif qui consiste à analyser l’impact du polycentrisme sur la ségrégation socio-spatiale ainsi que les hypothèses théoriques et empiriques sur lesquelles il repose.