La littérature théorique et empirique propose plusieurs critères de distinction des centres secondaires et de l’émergence de formes polycentriques. Le critère fonctionnel qui concerne la substituabilité ou la complémentarité par rapport au centre historique ; celui touchant au mode d’apparition issue des interactions à l’échelle individuelle ou des macro-agents, du processus d’émergence ou d’intégration ; ou, enfin, celui concernant la localisation par rapport au centre (distance, accessibilité)62. En s’inspirant de ces critères, parmi d’autres, et dans l’objectif d’analyser la ségrégation spatiale, nous pouvons retenir en France, trois types de polycentrismes parfois mêlés entre eux : celui des villes nouvelles, résultat de l’aménagement du territoire ; un polycentrisme marqué par l’émergence et le renforcement de pôles d’emploi spécialisés, bien accessibles et largement dépendants du centre historique ; un polycentrisme issu de l’intégration des villes anciennes relativement distantes dans l’aire de fonctionnement d’un espace métropolitain.
Le premier type de polycentrisme est issu des documents de planification de l’agglomération parisienne des années 1960 et notamment le Schéma Directeur de 1965 qui a donné naissance aux villes nouvelles. L’objectif principal derrière la création de centres urbains nouveaux était de contrer le monocentrisme des fonctions urbaines de la métropole parisienne (Baudelle et Peyrony, 2005). Toutefois, loin de concurrencer le centre, ces villes nouvelles ont au contraire renforcé le poids de l’agglomération parisienne, soutenant ainsi l’hypothèse de la complémentarité et la difficulté de faire apparaître un polycentrisme rêvé. Dans les politiques de l’aménagement du territoire, le polycentrisme est justifié par l’objectif d’équité territoriale à l’échelle nationale et de lutte contre la ségrégation spatiale à l’échelle intra-urbaine. Encore faut-il éclairer le lien existant entre le polycentrisme et la ségrégation intra-urbaine.
Le deuxième type de polycentrisme correspond à une forme désormais banale de multipolarisation qui touche presque toutes les grandes villes françaises, comme c’est le càs à Bordeaux et Lyon. Les pôles d’emplois spécialisés qui sont souvent l’œuvre des macro-agents (Gaschet, 2003) concentrent même des activités autrefois réservées au centre historique telles que les services aux entreprises (Aguiléra-Belanger, 2001), mais ils renforcent encore plus le pouvoir du centre, la forme monocentrique et l’extension de la métropole. La forte accessibilité entre le centre et ces pôles secondaires d’emploi contribue fortement à l’émergence et au renforcement de ces derniers mais elle les condamne, paradoxalement, à être dépendants du centre historique.
Enfin, le troisième type de polycentrisme concerne l’absorbation par une aire urbaine monocentrique des villes anciennes pour les intégrer dans son aire de fonctionnement métropolitain. La forme polycentrique d’une ville n’est pas nécessairement la conséquence de l’émergence d’un nouveau centre car elle est souvent le résultat de l’intégration de villes satellites ou l’intégration d’aires urbaines entières déjà existantes (Anas et al. 1998). Face à la difficulté de voir émerger des « vrais centres », cette forme polycentrique, conséquence de la métropolisation (Mignot, 1999), est peut être la seule permettant d’avoir des centres à la fois attractifs et autonomes. Mais il n’est pas certain qu’ils soient capables de concurrencer ou de remplacer le centre historique de l’agglomération. L’apparition d’une telle forme ne signifie absolument pas la Mort de la ville, mais seulement le dépassement de sa structure classique : « Le polycentrisme est bien le dépassement de relations mécaniques entre un centre et sa périphérie : c’est l’émergence de nouvelles villes ou l’appropriation par des villes anciennes de nouveaux rôles et de nouveaux échelons de responsabilité et de pouvoir ; c’est encore une organisation urbaine qui, loin de dissoudre la centralité exclusivement afférente à une seule ville, la fait vivre et fonctionner » (Gaschet et Lacour, 2002, p.65).
Face à l’inéluctabilité de l’étalement urbain, cette forme concentrée de la croissance urbaine est perçue comme une opportunité de rapprochement des populations périphériques à l’emploi et de réduction de la ségrégation spatiale. Un polycentrisme « organisé » des villes serait alors une réponse aux deux tendances lourdes de la métropolisation que sont l’étalement urbain et la ségrégation spatiale (Mignot et Aguiléra, 2004). Pourtant, l’idée d’un polycentrisme plus économe et moins ségrégatif reposant sur l’hypothèse de co-localisation de l’emploi et de la résidence est contredite par l’accroissement des distances moyennes des migrations alternantes (Aguiléra, 2005) et la faible accessibilité à l’emploi qui caractérise les populations modestes (Wenglenski, 2003).
Selon le principe « effet d’ombre » obtenu par les travaux théoriques sur les systèmes des villes de Krugman sur la localisation des centres, l’attractivité exercée par un centre sur les activités productives vide l’espace alentour de ces activités et pour qu’un autre centre économique existe et perdure, il faut qu’il soit suffisamment attractif et qu’il se situe à une distance minimale du ou des centres » (Baumont et Le Gallo, 1999, p.5).