1.2.3. Des villes polycentriques plus ségréguées ?

Tout d’abord, si l’on considère que le déclin du centre est une condition sine-qua-non pour l’apparition de centres secondaires substituables, alors le polycentrisme est forcément ségrégatif. En quittant le centre historique pour s’installer au centre secondaire, les activités et les ménages aisés « mobiles » creusent les inégalités spatiales et renforcent la dualité sociale dans l’ensemble de la métropole. Avec le processus de ghettoïsation, déclenché par le white flight from blight (Mieskowsky et Mills, 1993) et renforcé par l’attractivité des edge cities concurrentes au centre historique (Garreau, 1991), le lien positif entre le polycentrisme et la ségrégation spatiale est indéniable. Ce sont les préférences individuelles de fuite de l’environnement social négatif du CBD et la recherche d’aménités naturelles qui sont à l’origine de la suburbanisation des ménages, de l’émergence de centres secondaires et de la ségrégation spatiale dans les villes américaines.

En France, l’apparition des formes polycentriques n’est pas accompagnée par un déclin et une ghettoïsation du centre historique comme c’est le cas de certaines villes américaines. Quel que soit le type du polycentrisme, le centre ne se vide pas mais reste le lieu de concentration des populations et des activités63. De ce point de vue, il est difficile d’associer l’émergence du polycentrisme à la ségrégation spatiale. Cependant, dans le précédent chapitre, nous avons montré que la ségrégation spatiale est plus liée à la densité périphérique qu’à celle du centre. Derrière cette corrélation nous supposons un impact positif de la forme polarisée de l’étalement, à savoir le polycentrisme, sur la ségrégation spatiale. D’ailleurs, Galster et Cutsinger (2007) montrent à travers une analyse de régression multiple sur un échantillon représentatif de 50 grandes aires métropolitaines américaines que le renforcement des pôles secondaires entre 1990 et 2000 a aggravé la ségrégation spatiale entre les groupes ethniques. Ce lien, très peu abordé par la littérature, reste à tester selon les formes polycentriques des villes abordées précédemment.

En ce qui concerne le polycentrisme parisien (Larceneux et Boiteux-Orain, 2006) et même si de véritables pôles d’emplois se renforcent en périphérie, cette forme urbaine est considérée comme un modèle hybride ou « mono-multicentrique » (Huriot et al. 2003) car le centre historique reste dominant. Elle est surtout perçue comme le résultat des politiques des villes nouvelles. Ces dernières ont largement contribué à la concentration des populations modestes en périphérie pavillonnaire de l’aire urbaine parisienne, alors que le centre historique continue d’attirer les activités supérieures et les ménages aisés. Même si aujourd’hui certains aménageurs voient en cette forme une opportunité pour renverser la tendance ségrégative, au moins vis-à-vis de l’éloignement de ces populations modestes de l’emploi, l’observation empirique entre 1990 et 1999 montre le contraire. En effet, l’augmentation la plus sensible des trajets domicile-travail concerne les ouvriers et les employés, alors que ceux des cadres restent stables (Wenglenski, 2003 ; Berger, 2006). Cela reflète de ce point de vue l’échec d’un urbanisme « industrialiste » (Larceneux et Boiteux-Orain, 2006) peu conforme aux aspirations des habitants et porteur d’une forte tendance à la ségrégation socio-spatiale. L’évolution vers une structure polycentrique semble clairement renforcer les inégalités spatiales et la division sociale de l’espace parisien : « Si elle freine l’augmentation des trajets domicile-travail, l’évolution vers un certain degré de polycentrisme conduit à une accentuation des processus de division sociale de l’espace francilien » (Berger, 2006, p.35). Dans un contexte de valorisation du centre historique, la création de villes nouvelles a plus de chance de concentrer des populations modestes que des emplois ou des populations aisées. L’exemple de la ville nouvelle crée dans les années 1990 en périphérie de la métropole algérienne de Constantine montre une ségrégation socio-spatiale se développant entre les nouveaux quartiers périphériques pauvres et les anciens quartiers centraux riches (Meghraoui, 2004). Même s’ils arrivent à captiver certains types d’emplois, ces pôles périphériques auront du mal à se défaire de l’image négative de la polarisation sociale, d’attirer des populations moyennes et aisées et de recréer la mixité sociale. Pour l’instant, et selon un premier bilan de cette maigre littérature empirique, ce type de polycentrisme semble plutôt ségrégatif.

L’exemple de l’aire urbaine parisienne, avec son centre riche et ses centres secondaires issus des villes nouvelles, est particulier. Le lien entre polycentrisme et ségrégation reste à tester dans d’autres villes où la forme polycentrique est différente. Les pôles d’emplois spécialisés émergeant en proche périphérie de certaines villes comme Lyon, Bordeaux ou Dijon sont très dépendants du centre historique et leur influence sur la structure résidentielle reste au moins limitée (Bouzouina, 2003 ; Gaschet, 2003 ; Huriot et al. 2003 ; Aguiléra et Mignot, 2007). Cela dit, certains travaux de sociologues montrent que la spécialisation fonctionnelle des espaces favorise la ségrégation spatiale des populations (Juan, 1997). Ainsi, c’est la forme polycentrique basée sur l’intégration de vrais centres secondaires existants qui est plus susceptible d’influencer la répartition des groupes de populations sur l’ensemble de l’aire urbaine, et d’autant plus que le centre historique concentre les populations modestes.

Dans les grandes agglomérations françaises, les populations à revenus modestes sont généralement plus concentrées dans le centre historique qu’en périphérie. Paris et Lyon étant des exceptions (Mansuy et Pallez, 2002) liées sans doute aux effets pervers des politiques de concentration en périphérie des grands ensembles dans les années 1960-1970. Dans des villes où le centre abrite les populations modestes, l’apparition d’un centre secondaire donnerait l’occasion pour les populations aisées pour se regrouper et s’éloigner des populations modestes tout en profitant des avantages de la centralité. Mais cela dépend de la composition sociale et du niveau de revenu initial des résidents du centre secondaire. Une comparaison entre Lyon, Lille et Marseille (Bouzouina, 2007) montre que les populations pauvres (déclarant moins de la moitié du revenu médian de l’aire urbaine) sont plus concentrées à Marseille, puis à Lille et largement devant Lyon. Le centre historique, dans les deux villes polycentriques, concentre une grande partie de la population modeste, et même si le centre secondaire de Aix-en-Provence polarise les populations riches et ceux de Roubaix et Tourcoing polarisent les populations pauvres, leur présence semble renforcer la ségrégation spatiale des plus modestes au lieu de l’atténuer. Mais la ségrégation ne concerne pas seulement les populations pauvres car elle est souvent la conséquence des stratégies de localisation des ménages aisés. Tout en confirmant le niveau élevé de la ségrégation dans les deux villes polycentriques, la mesure par l’indice de Gini de ségrégation à l’échelle du quartier met en évidence une ségrégation légèrement plus élevée à Lille-Roubaix-Tourcoing (Cf. chapitre 3). L’indice de ségrégation montre que l’inégalité entre les quartiers explique 43,6% de l’inégalité de revenu entre les ménages à Lyon, 48,8% à Marseille et 49,3% à Lille. Cette forte ségrégation à Lille est la conséquence de la forte concentration des ménages aisés à l’écart des centres (historique et secondaires) largement occupés par les ménages les plus pauvres. Dans tous les cas, indépendamment du niveau d’inégalité entre les ménages pris en compte par l’indice de ségrégation, les villes polycentriques semblent plus ségréguées.

Pourtant, au-delà de la question de l’acceptabilité, une politique volontariste basée sur la mobilité résidentielle et visant à densifier et recréer de la mixité dans des pôles périphériques permettrait de réduire les disparités et la ségrégation spatiales (Annexe 14) d’une manière plus importante par rapport au renforcement du centre historique. À travers cette tentative de modélisation, nous montrons la complexité du lien entre polycentrisme et ségrégation à travers le seul revenu. L’intégration des préférences des ménages rendrait certainement cette relation encore plus complexe.

Une comparaison plus fine en termes de polarisation et de mixité des différents groupes de populations permet de tester ces hypothèses et d’apporter des explications supplémentaires.

Notes
63.

« Cities in western Europe have evolved somewhat differently. Being much older, many still have centers which started out as medieval towns. There is a greater mixture of residences and businesses in the core, possibly because of the rich cultural amenities there. Apartment buildings are more common and public transportation more important. Nevertheless, as in North American cities, there has been massive suburbanization and the emergence of edge cities ».(Anas et al. 1998, p.7).