2.2.1. Analyse des revenus et des foyers fiscaux de 1984 à 2004

L’analyse de la répartition des foyers fiscaux non imposés sur les aires urbaines de Lyon, Lille et Marseille confirme le constat d’une concentration encore plus forte qu’il y a vingt ans, au-delà de l’effet des mesures de recomposition des tranches d’imposition (notamment en 1986 et 1996). La concentration des foyers non imposés a augmenté dans les trois aires urbaines notamment entre 1984 et 1996. Nous savons, par ailleurs, que le revenu moyen des communes les plus pauvres a notablement baissé pendant cette même période (Cf. chapitre 3).

Figure 37: Concentration des foyers non imposés à Lyon, Lille et Marseille entre 1984 et 2004
Figure 37: Concentration des foyers non imposés à Lyon, Lille et Marseille entre 1984 et 2004

Source : données DGI
Lecture : Y% des foyers fiscaux non imposés de l’aire urbaine habitent dans des communes où ils sont au moins X%.

Bien que la concentration de ces populations soit plus faible dans l’aire urbaine lyonnaise par rapport à Marseille et Lille (Figure 37), elle a tout de même augmenté. En 1984, 2 % des foyers non imposés de l’aire urbaine habitaient dans des communes où ils étaient majoritaires (au moins 50 % par commune). En 1986, leur pourcentage a beaucoup augmenté (égal à 15 %), en grande partie à cause des mesures fiscales. Aujourd’hui, pour le même seuil de 50 % par commune, ils représentent 20 % des foyers fiscaux de l’aire urbaine. En 2004, dans les deux aires urbaines de Lille et Marseille, 60 % des foyers non imposés habitent des communes où ils sont majoritaires en 2004 (au moins 50 % des habitants), alors qu’ils ne représentaient que 40 % en 1986. Ce constat est encore plus clair à des niveaux de seuils plus élevés. Alors qu’aucune commune n’atteignait le seuil de 70 % de foyers non imposés en 1986, aujourd’hui parmi l’ensemble de ces foyers, 11 % de lillois et 14 % de marseillais se retrouvent concernés au sein de ces communes (Figure 37).

L’analyse des seuils de concentration (Cf. chapitre 2) des foyers fiscaux non imposés montre qu’en effet les deux villes polycentriques sont plus ségréguées quelque soit le seuil retenu. L’aire urbaine de Marseille est celle qui concentre le plus les ménages modestes, qui ne correspondent pas seulement à des chômeurs mais aussi à des ouvriers et des retraités. Cela dit, cette lecture à partir de plusieurs seuils reste a-spatiale d’où l’intérêt de préciser les territoires concernés par la polarisation des foyers modestes et de les suivre dans le temps, tout en soulignant le rôle du centre, des centres secondaires et des autres zones d’emploi périphériques précédemment identifiés.

Au-delà de la tendance à la gentrification qui est susceptible de concerner certaines zones de la partie centrale de la ville et de la proche périphérie, ce sont les mêmes territoires de la ville qui concentrent la grande partie des populations modestes et cela depuis vingt ans. L’analyse de la répartition des foyers fiscaux non imposés à l’échelle communale révèle un renforcement de leur concentration sur les communes les plus pauvres (Cartes 9, 10 et 11). Cette tendance est très nette pendant la période de croissance économique favorable (1984-1990) mais aussi pendant la période de récession qui l’a suivie (1990-1996). Même en prenant en compte l’effet potentiel de mesures de recomposition des tranches d’imposition, nous constatons, sauf quelques exceptions, que la part des foyers non imposés a également augmenté notamment entre 1986 et 1996 sur les communes les plus pauvres dans les trois aires urbaines étudiées. Si au contraire, la part de ces foyers modestes baisse dans certaines communes, cette légère baisse est loin de compenser la forte croissance enregistrée durant la période précédente.

D’une manière générale, le revenu moyen augmente dans le centre de Lyon et le pourcentage des ménages aisés accroît, entre 1984 et 2004, même s’il décroît dans les 8ème et 9ème arrondissements et dans la commune de Villeurbanne, marqués par une forte concentration des populations dans certains quartiers proches de la périphérie classés en ZUS.

Figure 38 : Évolution du revenu moyen dans le centre, les zones d’emplois périphériques et la périphérie
Figure 38 : Évolution du revenu moyen dans le centre, les zones d’emplois périphériques et la périphérie

Source : élaboration propre, données DGI

Au-delà de la bonne santé du centre de Lyon, c’est notamment le reste de la périphérie (cette périphérie ne contient que 13 % des emplois de l’aire urbaine, selon notre zonage : Carte 8) qui voit son niveau de revenu augmenter. Elle rattrape en 2004 la zone d’emploi périphérique de l’ouest, qui a toujours attiré une population largement aisée et un fort niveau d’activité, à l’image d’Écully, et pour laquelle le revenu des ménages continue d’augmenter (Figure 38). Nous appelons zones d’emplois périphériques ou pôles périphériques l’ensemble des communes de plus de 2000 habitants qui n’appartiennent ni au centre ni à un centre secondaire. Cela revient à écarter les centres (historique et secondaires) et le reste de la périphérie. Bien qu’elles appartiennent à la même couronne, le contraste entre les zones d’emploi de l’est et de l’ouest lyonnais en termes de revenu des ménages est flagrant. Les ménages habitant les zones d’emploi de l’est sont de loin les plus modestes (Figure 38).

Carte 9: Pourcentage des foyers fiscaux non imposés par commune et leur évolution entre 1984 et 2004 dans l’aire urbaine de Lyon
Carte 9: Pourcentage des foyers fiscaux non imposés par commune et leur évolution entre 1984 et 2004 dans l’aire urbaine de Lyon

Source : élaboration propre, données DGI

En effet, les foyers modestes dans les communes de l’est et du sud de la proche périphérie lyonnaise sont encore plus concentrés qu’il y a une vingtaine d’années sur les mêmes espaces que les pôles d’emploi spécialisés dans les activités d’exécution (Carte 9). Même avec les efforts de renouvellement urbain, la commune de Vaulx-en-Velin concentre encore la part la plus importante des foyers non imposés (66 %), alors que les communes de l’ouest lyonnais, à l’image de Saint Didier au Mont d’Or ou de Charbonnières les Bains, frôlent à peine les 20 % depuis 20 ans. Cette opposition est/ouest en première couronne (de type Hoyt) vient compléter un monocentrisme lyonnais marqué également par une deuxième couronne à dominante aisée et une périphérie lointaine à dominante modeste.

Carte 10 : Pourcentage des foyers fiscaux non imposés par commune et leur évolution entre 1984 et 2004 dans l’aire urbaine de Marseille
Carte 10 : Pourcentage des foyers fiscaux non imposés par commune et leur évolution entre 1984 et 2004 dans l’aire urbaine de Marseille

Source : élaboration propre, données DGI

Le revenu moyen du centre historique de l’aire urbaine de Marseille baisse considérablement entre 1984 et 1999 même s’il commence à se stabiliser et légèrement augmenter (Figure 39). Ce sont toujours les mêmes territoires, au nord de la commune (du 1er au 3ème et du 13ème jusqu’au 16ème arrondissement), qui concentrent les plus forts pourcentages de foyers modestes qui dépassent largement la seule catégorie des chômeurs. Alors qu’ils étaient déjà parmi les plus polarisés de France, la concentration des foyers non imposés a encore augmenté de plus de 40 % dans les communes pauvres du centre, entre 1984 et 2004. Aujourd’hui, plus de 70 % des foyers fiscaux ne sont pas imposés dans ces communes (Carte 10) qui regroupent 20 % des foyers non imposés de l’aire urbaine marseillaise. En revanche, le centre secondaire d’Aix-en-Provence est riche, même s’il se fait rattraper par le reste de la périphérie à cause de la forte baisse de son revenu et de la croissance de la part des foyers non imposés entre 1990 et 1998. Seules les migrations résidentielles peuvent expliquer le lien entre le relatif déclin du centre, la dynamique de la périphérie et du centre secondaire et la croissance de la ségrégation spatiale dans cette ville. Il y a sans doute des raisons historiques, mais cette forme polycentrique semble favoriser la croissance des revenus et des ménages aisés au niveau du centre secondaire et la périphérie qui entoure les deux centres.

Figure 39 : Évolution du revenu moyen dans le centre, le centre secondaire, les zones d’emploi périphériques et la périphérie de Marseille et Lille
Figure 39 : Évolution du revenu moyen dans le centre, le centre secondaire, les zones d’emploi périphériques et la périphérie de Marseille et Lille

Source : élaboration propre, données DGI

Dans l’aire urbaine lilloise, le revenu moyen baisse dans le centre historique de la ville et dans le centre secondaire de Roubaix (Figure 39) et la part des ménages modestes continue d’augmenter. Même si les deux centres secondaires de Roubaix et Tourcoing intègrent dans leurs périphéries des communes convoitées par les ménages aisés comme Croix et Mouvaux, leurs revenus restent largement inférieurs à celui de la zone d’emploi périphérique, proche des centres, ou du reste de la périphérie. Cette dernière a, depuis 1984, largement renforcé les écarts de revenu avec les zones d’emploi traditionnellement les plus riches qui se trouvent autour des centres. Si on considère que le revenu est un critère d’influence sur la structure urbaine, en principe corrélé au prix de l’immobilier, alors l’influence des centres secondaires, si elle existe, se manifeste davantage dans les périphéries (McMillen, 2003). Les ménages aisés semblent plus attirés dans le choix de leur espace résidentiel par les conditions et les aménités périphériques que par la proximité physique des centres et des lieux de production polarisés par les ménages modestes. Face à la rareté des espaces périphériques par la polycentralité resserrée et la forte densité et de la ville, mais aussi le besoin d’accessibilité aux centres, les ménages les plus offrants se retrouvent concentrés sur quelques espaces privilégiés, renforçant ainsi la ségrégation spatiale.

Carte 11 : Pourcentage des foyers fiscaux non imposés par commune et leur évolution entre 1984 et 2004 dans l’aire urbaine de Lille
Carte 11 : Pourcentage des foyers fiscaux non imposés par commune et leur évolution entre 1984 et 2004 dans l’aire urbaine de Lille

Source : élaboration propre, données DGI

Les ménages modestes sont de plus en plus concentrés dans le centre, les centres secondaires et les autres zones d’emplois périphériques. Les zones les plus marquées par la concentration des ménages aisés se trouvent en périphérie sous forme de ceintures connectées aux centres, parfois à travers des zones intermédiaires (Carte 11), comme si l’objectif était de minimiser le contact avec les zones centrales polarisant une forte population modeste. Le raisonnement du modèle de Anas (2007) sur les conditions de la formation du ghetto sectoriel (Cf. chapitre 1), décrit dans le premier chapitre, peut expliquer la concentration des ménages aisés sur ces ceintures sectorielles afin d’éviter le contact avec les populations modestes (ouvriers et personnes sans activité professionnelle) surreprésentées dans l’aire urbaine de Lille. Au niveau des centres, le pourcentage des foyers fiscaux non imposés augmente de plus de 40 % dans les communes de Roubaix, Tourcoing, Wattrelos et Hem, alors qu’elle augmente de 30 % dans le centre de Lille. Les deux communes de Roubaix et Tourcoing, contenant chacune plus de 60 % des foyers non imposés, concentrent à elles seules plus de 20 % des foyers non imposables lillois en 2004, alors que le centre historique polarise 23 % de cette population. Les populations lilloises les plus modestes semblent attachées à la centralité historique à Lille, Roubaix et Tourcoing et/ou les populations aisées montrent une grande préférence pour les aménités périphériques. Les communes qui gagnent sont celles qui entourent immédiatement les centres et surtout celles qui se retrouvent au milieu de ces centres, y compris le pôle secondaire de Villeneuve d’Ascq. Les ménages aisés de ces zones profitent à la fois de l’accessibilité à l’emploi et des aménités périphériques.

La concentration des populations modestes est nettement plus importante dans les aires urbaines de Marseille et Lille par rapport à l’aire urbaine lyonnaise. Le centre historique des deux villes polycentriques concentre plus de populations modestes par rapport au centre de Lyon. Les centres secondaires à Lille et Marseille sont aussi marqués par la polarisation des différentes classes de populations. Nous retrouvons d’un côté, un centre d’Aix en Provence polarisant les riches, et de l’autre, des centres secondaires de Roubaix et Tourcoing polarisant les populations modestes. Dans ces deux villes, la présence de centres secondaires, bien qu’ils soient différents, semble renforcer la ségrégation spatiale au lieu de l’atténuer. L’analyse de la concentration des foyers fiscaux montre également une relative séparation entre les pôles d’emplois, acceuillant souvent des ménages modestes, et les zones de concentration des ménages aisés.

Nous avons jusque là interprété la croissance des disparités intercommunales de revenu et de concentration des ménages modestes comme le résultat d’un processus ségrégatif, en analysant les « photos » successives des différents territoires. Cependant, l’accroissement des disparités territoriales, à cause de la hausse de la part d’un groupe dans un lieu ou de la baisse de celle d’un autre groupe dans un autre lieu, peut être la conséquence des différents mécanismes de transformations sociodémographiques ou de soldes migratoires ( Fillipi, 2007). L’analyse des migrations résidentielles des différents groupes sociaux permet de préciser si cette évolution est liée aux phénomènes migratoires entre les territoires ou à une mobilité sociodémographique au sein du même territoire. Elle permet d’apporter des explications à l’évolution inégalitaire du niveau de revenu et de la ségrégation entre le centre, les centres secondaires et les périphéries constatée précédemment.