2.4. En conclusion

Tout d’abord, cette analyse des trois aires urbaines de Lyon, Lille et Marseille apporte une réponse nette : les deux villes polycentriques sont largement plus ségréguées. Ce résultat est valable quelque soit l’échelle prise en compte, communale ou infra-communale, et la population concernée.

Bien que chaque ville constitue un modèle de ségrégation différent, la structure urbaine marseillaise est plus marquée par la concentration des populations modestes alors que celle de Lille est caractérisée davantage par la concentration des populations aisées. Cela dit, le renforcement de la ségrégation spatiale est toujours l’œuvre des populations aisées qui, fuyant souvent les quartiers pauvres du (des) centre(s), se concentrent en périphérie dans des espaces privilégiés riches en aménités urbaines et sociales.

Dans le cas de Lyon, la ségrégation spatiale reste marquée par l’opposition est/ouest en première couronne et l’exclusion de la « banlieue ». Ce phénomène est alimenté par des mécanismes de fuite vers le centre et la périphérie, qui touchent l’ensemble des catégories sociales et qui ne sont surtout pas remplacés. Au-delà de cet évitement, lié sans doute à un effet d’image et de stigmatisation qui fragilise ces territoires les plus défavorisés, le centre de Lyon, toujours dynamique, parvient à accueillir des populations mixtes sur la majorité de son territoire, y compris des populations aux revenus moyens et modestes venant des zones défavorisés. L’opposition est/ouest est nettement moins prononcée en deuxième couronne, qui voit apparaître des zones de mixité entre les populations moyennes et aisées, à l’écart des pôles d’emploi généralement spécialisés dans les activités d’exécution. Cela n’est certainement pas suffisant pour contrer la tendance générale à la croissance de la ségrégation, mais permet pour l’instant de l’atténuer, au prix d’un éloignement des classes moyennes vers la périphérie.

L’exemple de Lyon montre que l’étalement urbain des classes moyennes et aisées permet de recréer de la mixité sur des espaces périphériques moins favorisés. La périphérie lyonnaise accueille, en effet, principalement des populations moyennes, mais aussi des populations modestes au niveau des pôles d’emploi périphériques. Encore une fois, la même périurbanisation susceptible de créer de la mixité peut également renforcer la ségrégation lorsqu’elle concentre les mêmes populations sur les mêmes territoires périphériques (Cf. chapitre 4). Pour l’instant, le monocentrisme lyonnais ou le monocentrisme relayé, comme le qualifient Aguiléra et Mignot (2007), même s’il distingue bien l’est de l’ouest et exclue la banlieue défavorisée, arrive à structurer avec une couronne périphérique à la fois un espace d’emploi diversifié et d’habitat relativement mixte, par rapport aux deux autres villes polycentriques.

Même si les centres historiques se maintiennent à Lille et Marseille grâce aux mutations socio-démographiques de cet espace d’intégration, la ségrégation spatiale semble principalement le résultat des mécanismes de fuite/évitement, particulièrement des classes aisées, qui ont touché cette partie de la ville. L’aire urbaine de Marseille concentre l’écrasante partie de sa population pauvre dans le centre historique alors que les populations pauvres dans l’aire urbaine de Lille se trouvent principalement réparties entre le centre et les deux centres secondaires de Roubaix et Tourcoing. Il n’est pas étonnant qu’un polycentrisme apparaît dans deux villes où le centre est pauvre et on se demande d’ailleurs si ce n’est pas une condition pour voir émerger une telle structure urbaine. Cela dit, les deux polycentrismes sont bien distingués même s’ils sont issus d’un processus semblable d’intégration de villes périphériques. Nous retrouvons, d’un côté, le centre d’Aix en Provence polarisant les riches et, de l’autre, les centres secondaires de Roubaix et Tourcoing polarisant les populations modestes. Dans ces deux villes, la présence de centres secondaires, bien qu’ils soient différents, semble renforcer la ségrégation spatiale au lieu de l’atténuer.

De manière générale, l’analyse de la répartition des ménages par rapport aux pôles d’emploi montre une tendance à la séparation entre l’espace de production et l’espace résidentiel des ménages aisés. Dans les villes de Marseille et Lille, où les centres historiques sont relativement pauvres, la présence de centres secondaires semble accélérer la fuite des ménages vers les espaces périphériques les plus riches en aménités et les plus accessibles aux différentes centralités. Cela renforce la concurrence autour de ces espaces en faveur des ménages les plus riches et accroît la ségrégation spatiale, notamment quand le centre secondaire concentre des populations pauvres.

L’intégration d’un centre secondaire riche dans un espace dominé par un centre pauvre semble renforcer la ségrégation spatiale dans l’aire urbaine de Marseille par la périphérie. La rencontre de la périphérie du centre historique avec le centre secondaire attire les populations aisées vers les zones les plus riches en aménités et accroît les disparités spatiales avec le centre historique. La déconcentration des ménages aisés en périphérie est relativement concentrée sur les mêmes territoires les plus aisés et favorise la ségrégation spatiale. Le polycentrisme lillois, plus ancien et plus resséré, semble renforcer la concentration des populations aisées par des mécanismes semblables. Toutefois, la bipolarité de la pauvreté entre le centre et les centres secondaires représente une contrainte non seulement par rapport à la disponibilité d’espace périphérique résidentiel, mais aussi par rapport à la proximité, a priori non souhaitée, des populations pauvres. Cela produit une concentration encore plus importante et avec des formes particulières, à cause des stratégies des ménages aisés pour minimiser le contact avec les quartiers défavorisés tellement proches et de protéger l’entre-soi. C’est cette polarisation des classes aisées en proche périphérie combinée avec la bipolarité de la pauvreté qui fait de Lille la plus ségréguée des trois aires urbaines.

L’analyse de la ségrégation en lien avec le polycentrisme nous montre également la difficulté de voir apparaître dans une seule aire urbaine un centre secondaire complètement substituable au centre historique (Anas et al. 1998). Même pendant les période de déclin et de fuite des ménages aisés, les centres se maintiennent grâce à leurs aménités mais aussi à leur capacité d’être un espace d’intégration et de mobilité sociale, rejetant ainsi l’hypothèse de la Mort du centre et d’autant plus celle de la ville. L’influence des centres secondaires, même les plus riches, en termes d’attraction des revenus et des ménages aisés, semble limitée par rapport à celle de la périphérie. Les ménages aisés semblent plus attirés, dans le choix de leur espace résidentiel, par les conditions et les aménités périphériques que par la proximité physique à des lieux de production par ailleurs accessibles. Ce constat est encore plus vrai quand les lieux de la centralité sont polarisés par les ménages modestes. Face à la rareté des espaces périphériques à cause d’un polycentrisme resserré marqué par la forte densité, mais aussi en raison du besoin d’accessibilité aux centres, les ménages les plus offrants se retrouvent concentrés sur quelques espaces privilégiés, renforçant ainsi la ségrégation spatiale.

Enfin, faut-il pour autant conclure à un polycentrisme ségrégatif ? Notre comparaison reste insuffisante pour apporter une réponse définitive, notamment à cause de la diversité des formes polycentriques. Par ailleurs, elle permet de renforcer l’hypothèse de la dominance du centre historique. Les politiques visant à faire apparaître des pôles périphériques concurrents au centre sont vouées à l’échec à moins que ce dernier soit marqué par le déclin. Dans ce cas, l’une des conséquences est inévitablement la croissance de la ségrégation spatiale dans l’ensemble de la ville. Il serait plus judicieux de développer des aménités et des logements diversifiés, notamment pour les familles, pour renforcer des centres secondaires complémentaires à un centre historique toujours important. C’est sur cette idée que devrait se baser le polycentrisme organisé des villes si son objectif est de réduire la ségrégation spatiale.