Résultats et enseignements

La ségrégation existe et se renforce

Tout d’abord, nos résultats confirment l’existence de la ségrégation socio-spatiale en France. Ce phénomène n’est pas un artefact d’une échelle particulière, car il est mesuré et démontré à différentes échelles spatiales d’observation et d’analyse. L’analyse multi-échelle montre une ségrégation encore plus prononcée à des niveaux plus fins et notamment celui du quartier. En effet, à cet échelon les inégalités spatiales de revenu expliquent parfois plus que la moitié des inégalités individuelles, notamment dans l’aire urbaine parisienne (53 %), ce qui illustre à la fois les fortes disparités entre les quartiers et l’homogénéisation à l’intérieur de ces quartiers.

Dans plusieurs quartiers, comme c’est le cas à Marseille, à Lille et à Lyon, les ménages les plus riches et les plus pauvres, définit à partir des quintiles de revenu, se retrouvent majoritaires (+ 50 %). Le niveau d’homogénéisation peut atteindre des seuils nettement plus élevés qui dépassent les 70 %. A Marseille, par exemple, 30 % des populations pauvres habitent dans des quartiers où ils sont au moins majoritaires et plus de 10 % sont concentrés dans des quartiers où ils représentent au moins 70 % des populations. Cela ne signifie pas que la ségrégation est propre aux populations pauvres car dans sa dynamique, ce phénomène est d’abord la conséquence des populations les plus aisées.

La ségrégation spatiale augmente du fait de la croissance des inégalités spatiales, mais aussi de l’homogénéisation de certains territoires. Nous avons montré que les inégalités intercommunales ont continué de croître durant les vingt dernières années au niveau national, régional et intra-urbain. Le niveau d’inégalité intercommunale, mesuré par l’indice de Gini, a augmenté de 60 % dans l’aire urbaine parisienne et a doublé dans l’aire urbaine de Montpellier. La croissance des inégalités, même si elle est plus visible sur les espaces les plus pauvres, est globalement le produit des espaces les plus riches. Pour les aires urbaines comme pour les régions, la croissance économique est polarisante. Elle est plus favorable aux territoires les plus aisés et très peu favorable, voire défavorable, aux territoires les plus modestes. Ce constat justifie la mise en place des politiques redistributives.

La ségrégation n’est pas uniquement la traduction spatiale des inégalités individuelles, car elle est également alimentée par les mouvements migratoires qui renforcent l’homogénéité à l’intérieur des espaces résidentiels. Nous avons montré, à travers la comparaison des aires urbaines de Lyon, Lille et Marseille, que les migrations résidentielles sont relativement sélectives et révèlent des mécanismes de recherche d’entre-soi, de fuite et surtout d’évitement des territoires se trouvant en bas de la hiérarchie sociale, confirmant d’autres résultats antérieurs (Maurin, 2004).

Absence de lien entre les densités et la ségrégation

L’analyse de l’impact de l’étalement urbain et de la faible densité sur la ségrégation spatiale dans les 100 aires urbaines montre une absence de lien entre les deux phénomènes. La faible densité, souvent associée à l’étalement urbain, n’est absolument pas liée au niveau de la ségrégation de l’aire urbaine. Au contraire, les villes les plus ségréguées sont relativement les plus denses, notamment au niveau de leurs périphéries. Cependant, le test de l’effet des différents types de densité sur des groupes de taille urbaine homogène nous conduit à rejeter les hypothèses d’une densité plus ou moins ségrégative. Ceci confirme l’ambigüité du lien entre densité et ségrégation soulevée au niveau théorique. Il serait difficile de prétendre à l’indépendance des deux phénomènes ou encore moins d’admettre qu’une même politique de lutte contre l’étalement urbain, à travers la densité, permettrait de favoriser la mixité sociale. Pour tester l’effet d’une politique de densification et la conflictualité des objectifs de lutte contre l’étalement urbain et contre la ségrégation spatiale, il serait indispensable d’effectuer une analyse dynamique. Pour l’instant, le législateur, via la loi SRU, a parfaitement raison de distinguer l’objectif de densification et l’objectif de mixité sociale.

L’hypothèse d’un polycentrisme moins ségrégatif nuancée

L’analyse exploratoire du lien entre le polycentrisme et la ségrégation spatiale à partir des trois aires urbaines de Lyon, Lille et Marseille nous conduit à rejeter l’hypothèse d’un polycentrisme plus favorable à la mixité sociale et moins ségrégatif. A travers l’examen du lien entre le centre et les pôles secondaires, les conditions d’émergence de ces derniers et la répartition des populations, nous avons mis en évidence trois types de polycentrisme et trois modèles de ségrégation différents d’une ville à l’autre. Ce que nous pouvons déduire de cette analyse empirique mais aussi théorique est qu’un polycentrisme accompagné par un déclin du centre est inévitablement ségrégatif et que les deux processus s’auto-renforcent. Par ailleurs, l’apparition de centres secondaires substituables et concurrents au centre historique semble associée au déclin de ce dernier. Dans le contexte des villes françaises où le centre reste dominant, la recherche de ce type de polycentrisme pour réduire la ségrégation serait non seulement vouée à l’échec mais peut avoir des effets inverses. En effet, même pendant les périodes marquées par la fuite des ménages aisés, le centre historique ne se vide pas de ses populations. Par ailleurs, les centres secondaires ne semblent pas le concurrencer. Les ménages aisés se dirigent principalement vers les périphéries résidentielles pour profiter de ses différentes aménités mais restent attachés au centre historique en se localisant sur des zones accessibles. Le centre historique reste le lieu privilégié d’intégration et de mobilité sociale et la complémentarité est la caractéristique essentielle des polycentrismes dans les trois villes (Gaschet, 2001).

Le constat de villes polycentriques plus ségréguées n’est certainement pas suffisant pour conclure à un polycentrisme plus ségrégatif, mais permet de nuancer l’hypothèse inverse. Face à la dominance du centre et les préférences des ménages aisés pour le cadre de vie et les aménités des espaces périphériques, il serait peut-être plus efficace de renforcer la centralité des pôles secondaires complémentaires au centre historique en diversifiant l’offre de logement et des aménités pour l’ensemble des catégories sociales.

La ségrégation : métropolisation et histoire de la ville

Si la densité n’influence pas la ségrégation spatiale, la taille urbaine et l’histoire de la ville et des politiques de logement sont déterminantes. La ségrégation augmente avec la taille de la ville et le développement des activités « supérieures ». Ces mécanismes avivent la concurrence sur le marché foncier et immobilier et renforcent l’hétérogénéité entre les différents espaces de la ville. Par ailleurs, la dimension historique est encore présente à travers l’opposition entre l’Est et l’Ouest issue de l’héritage de la ville industrielle et la concentration spatiale des logements sociaux associée aux politiques de grands ensembles. Ce résultat nous renvoie au débat sur l’origine de la polarisation sociale opposant la thèse de la ville globale (Sassen, 1996) et celle des politiques publiques (Hamnett, 1994). Si la polarisation sociale de la métropole parisienne est expliquée par des dynamiques métropolitaines liées à la taille et à l’attractivité de et pour l’emploi supérieur, la ségrégation dans les villes moyennes est encore structurée par les facteurs historiques des politiques de logement.

D’ailleurs, l’un des instruments de lutte contre la ségrégation sociale vise une répartition plus uniforme des logements sociaux sur l’ensemble du territoire. Face aux forces des mécanismes ségrégatifs, naturels ou économiques, il serait difficile d’envisager une inversion de la tendance à la ségrégation sans politique ambitieuse de construction de différents types de logements répartis sur l'ensemble de la ville. Cependant, cette réponse reste évidemment partielle sans la création des conditions nécessaires à une attraction renouvelée de l’ensemble des quartiers et des communes. La ségrégation spatiale est avant tout la conséquence auto-entretenue de la tendance « naturelle » à l’entre-soi ou à l’évitement de la part des populations aisées et moyennes.