Section I - La communauté de travail

Le phénomène d’éclatement juridique de la collectivité de travail190 qui se développe depuis plusieurs décennies191 prend la forme d’un recours fréquent des entreprises à la sous-traitance, au travail intérimaire, aux entreprises de service, ou à l’externalisation d’une partie de l’activité.

Cette dématérialisation de l’entreprise correspond parfois à une stratégie, permettant de déjouer l’application du droit social. Ainsi l’éclatement juridique de la collectivité «apparaît comme un procédé complexe mais largement efficace de résistance au poids des règles de droit jugées trop protectrices des salariés, trop rigides, trop restrictives d’une libre exploitation »192. Cette évolution du visage de l’entreprise peut donc avoir pour but de morceler la communauté de travail, afin d’éviter de tomber sous le coup de la législation sociale, ce qui a pour conséquence d’isoler un peu plus les salariés et de mettre à mal la législation du travail. En effet, « Le droit du travail s’est construit autour d’une notion d’entreprise, définie comme une organisation centralisée et hiérarchisée, rassemblant en un seul lieu géographique une communauté de salariés. »193. Or cette conception du travail est souvent devenue fiction, étant donné que ce montage correspond à une organisation du travail obsolète : celle du fordisme. L’ère de l’éparpillement, de la déconstruction de la figure de l’entreprise remet donc le modèle fordiste d’organisation du travail en cause. Le morcellement des sociétés a fait mentir la construction législative, puisqu’il n’est pas rare de constater que les représentants du personnel ne sont pas présents dans les réels centres de décision de l’entreprise. En résumé : « Les salariés semblent isolés, les lieux et les temps d’activité plus difficiles à déterminer, les lieux et les modes d’exercice du pouvoir plus masqués. En conséquence, les règles de droit du travail ne peuvent plus s’arrimer aux réalités économiques et sociales qui lui ont servi de socle fondateur. Un décalage est né. La disparition du modèle provoque une crise de la représentation de l’entreprise et des règles qui s’organisent autour de cette représentation. C’est une des tâches du juriste que de prendre la mesure et l’importance de ses effets sur la pertinence des règles juridiques »194.

Cette mutation de l’entreprise a un impact évident sur les droits collectifs car, comme l’explique Spiros Simitis195 , avec les externalisations se brise l’« appartenance commune à l’entreprise »196, seule susceptible de conduire a cette prise de conscience d’intérêts communs naissantà partir des conditions spécifiques de travail de chaque entreprise. Or, ces intérêts communs légitiment la demande de participation aux décisions concernant l’organisation de l’entreprise. Il est certain que l’éclatement de la communauté de travail remet en cause, a priori, l’exercice des droits collectifs des salariés, puisque l’appartenance commune à l’entreprise est « seule susceptible de conduire à cette prise de conscience d’intérêts communs naissant à partir des conditions spécifiques caractérisant l’activité de chaque entreprise »197. Ainsi les salariés mis à disposition ont longtemps souffert d’une absence de représentation dans l’entreprise utilisatrice, du fait de la non reconnaissance de leur situation particulière.

La destruction du collectif est une remise en cause du droit à la participation et donc à la négociation. La pertinence des règles juridiques a donc du être réévaluée à la lumière de cette évolution de la figure de l’entreprise. En effet, on ne pouvait s’arrêter à l’analyse de Simitis Spiros dans la mesure où, comme l’explique Elsa Peskine, l’intérêt collectif s’exprime également du fait de la reconnaissance juridique de la communauté de travail198. Il faut donc se pencher sur le statut des communautés nées de ces éclatements et unies autour de conditions de travail identiques, au moins partiellement. Les juges, en fonction d’un principe de réalité, ont donc tenté de reconstituer ce collectif.

La création de notions telles que l’unité économique et sociale avait d’ailleurs pour but de lever ce voile juridique. Il s’agissait de rétablir la réalité d’une situation masquée par l’employeur qui avait artificiellement scindé son entreprise. Mais ce cas de figure ne sort pas du raisonnement juridique classique, puisque la forme juridique recherchée est celle de l’entreprise. Certes, le collectif de travailleurs englobe plusieurs sociétés, mais l’ensemble considéré « présente les caractéristiques d’une entreprise unique et c’est une unité économique et sociale, ou bien il présente les caractéristiques d’un groupe au sens des règles sur le comité de groupe, et cela implique la pluralité d’entreprise »199. Juridiquement, il s’agit donc toujours d’identifier une entreprise, alors que la dématérialisation invite à recomposer une communauté de salariés au sein d’une entreprise. En effet, la difficulté est survenue lorsque la déstructuration, la dématérialisation de l’entreprise étaient telles que sa scission en sociétés diverses n’était plus une fiction juridique mais une réalité, les centres de pouvoir s’étant réellement multipliés. On ne peut plus ignorer que la déconstruction de l’entrepriserépond aussi à une stratégie économique légalement mise en œuvre. C’est pourquoi il est intéressant de constater que les juges n’ont pas choisi de s’aventurer sur le terrain miné200 de la fraude, mais ont préféré agir sur les qualifications, « soit en donnant aux normes visées par les comportements frauduleux une interprétation qui rende ceux-ci inefficaces, soit en reconnaissant une compréhension extensive aux qualifications dont dépend l’application de ces règles »201.

Les conséquences de ces changements de structuration de la figure de l’entreprise se constatent à deux niveaux, donnant naissance à de nouvelles qualifications. A l’échelle macro-économique apparaissent les réseaux d’entreprise202 qui se différencient de l’unité économique et sociale et du groupe d’entreprise par l’indépendance réelle de chaque entreprise composant le réseau. En revanche, à l’échelle microéconomique, les entreprises regroupent en leur sein deux catégories de salariés : les leurs et ceux mis à leur disposition par d’autres entreprises. Ces salariés subissent tous les mêmes conditions de travail et participent tous au même processus productif, voire à la même production. Le plus souvent, ils participent au même processus, dans la mesure où ils ne sont pas tous impliqués dans la production principale de l’entreprise mais ils y contribuent. Cela concernepar exemple des salariés mis à disposition pour le ménage ou pour la restauration. Ces services autrefois intégrés dans l’entreprise sont aujourd’hui souvent externalisés.

Plusieurs réponses législatives ont été mises en place pour répondre à ces changements. Au niveau interentreprises par exemple, la reconnaissance du site et la possibilité de désigner un délégué de site203 existe depuis 1982. Cependant cette option n’a pas connu un grand succès. De même, au niveau de l’entreprise, la possibilité d’une pluralité de lien de rattachement (par le biais des élections professionnelles) et la redéfinition des attributions des institutions représentatives du personnel (selon l’article L. 2313-3 du Code du travail : les délégués du personnel de l’entreprise d’accueil représentent les salariés de l’entreprise sous-traitante en ce qui concerne les conditions de travail de l’établissement) ont permis de prendre en compte les différents salariés composant l’entreprise..
Les juges, répondant toujours au principe de réalité, ont donc fait émerger le concept de communauté de salariés dans la droite lignée de la jurisprudence sur l’unité économique et sociale ou l’établissement distinct, ceci afin de répondre à la problématique de « la césure entre employeur et utilisateur de la main d’œuvre »204 qui conduisait à l’éclatement des communautés de travail. Ainsi, selon les juges, la communauté de travail réunit des salariés autour de la production d’un même produit, ce sont tous les travailleurs présents au même moment dans l’entreprise, qu’ils en soient salariés ou non. Il s’agit donc de tous les travailleurs qui, de loin ou de près, participent à la production. Les salariés de l’entreprise de ménage ou de restauration qui sous-traitent font ainsi partie de cette communauté de travail. Or, « les salariés, qui pour être liés à différents employeurs, ont néanmoins des conditions de travail similaires, en particulier lorsqu’ils travaillent sur un même lieu, sont dépourvus de toute représentation commune »205.

La reconnaissance de la communauté de travail a finalement induit la possibilité pour ces membres d’exercer leur droit collectif au sein de l’entreprise utilisatrice. Cependant cette reconnaissance de l’exercice des droits collectifs dans la communauté fut graduelle. Il a d’abord fallu que les salariés soient intégrés à l’effectif de l’entreprise, ensuite qu’ils puissent y voter, voire être éligibles. Les membres de la communauté ont donc la possibilité d’exercer une partie de leur droit à la participation dans les entreprises utilisatrices. Cependant cette reconnaissance reste partielle, vu que des distinctions existent entre certains salariés de la communauté de travail. De plus, l’exercice des droits collectifs reste partiel, puisqu’il semble que l’exercice du droit à la négociation soit compromis dans ces entreprises.

La reconnaissance de la notion de communauté de travail a pris du temps. Elle reste encore fortement instable et il n’est pas rare qu’une décision de justice en modifie le périmètre ou la définition. Cette instabilité est donc en partie due au fait qu’aucune législation sociale ne reconnaisse clairement ce concept.

Enfin, au-delà du problème de la reconnaissance de la communauté de travail et de sa représentation, se pose la question essentielle de l’effectivité des droits collectifs, celle-ci étant liée à l’exercice de ces droits.

La notion de communauté de travail a fait son apparition à l’occasion de la définition d’espaces appropriés de représentation des salariés. En effet, les notions d’unité économique et sociale ou encore d’établissement distinct ont été construites pour prouver l’existence de la communauté de travail se distinguant de la notion d‘entreprise. Ces entités démontrent qu’un groupement de travailleurs peut avoir des intérêts spécifiques appelant une représentation particulière. Le plein exercice des droits collectifs nécessite que les représentants des salariés tiennent compte de leurs intérêts communs particuliers. Le concept de communauté de travail met en avant la spécificité des intérêts d’un groupe de salariés, mais la preuve de l’existence de cette communauté est compliquée à démontrer. Toute la difficulté résidedans le fait que « si l’intérêt commun est le ferment de toute représentation collective, il en est également le résultat. L’absence d’intervention du droit… entrave la constitution de la collectivité, alors même que la collectivité naît de l’intérêt collectif qui permettra à son tour l’intervention du droit. »206

En d’autres termes, qui de la reconnaissance d’une communauté de travail ou d’un intérêt collectif commun fait naître l’autre ? Les juges français ont retenu l’idée que les personnes soumisses à des conditions de travail identiques forment une communauté parce que, par définition, elles partagent des intérêts communs.

L’existencede cette communauté semble devoir être prouvée dans certaines situations alors que, dans d’autres cas, elle apparaît comme présumée. Une définition positiviste de la communauté de travail se dessine ainsi à travers la jurisprudence, au gré des arrêts rendus.

Nous verrons que la reconnaissance d’une communauté de travail par les juges autorise déjà l’exercice de certains droits. Elle se matérialise notamment, pour des salariés mis à disposition, par le droit d’élire certains représentants dans l’entreprise d’accueil. Cependant cette reconnaissance demeure fluctuante, tout d’abord parce qu’elle est attachée à l’exercice de certains droits, mais aussi du fait que le degré d’intégration des salariés à la communauté de travail est aléatoire, selon leur origine. Il est donc nécessaire de définir la communauté de travail (§1) sans perdre de vue qu’il s’agit d’un cadre d’exercice du droit à la participation (§2).

Notes
190.

Voir notamment Jacques Magaud, "Qui parle de l’éclatement juridique de la collectivité de travail", Dr soc. , 1975, p. 525.

191.

Ce phénomène était déjà largement analysé dans l’ouvrage collectif Le Droit capitaliste du travail, Presse universitaire de Grenoble, 1980, p. 70 et s.

192.

ibid., p. 73.

193.

Quentin Urban, "Les perturbations en droit du travail résultant de la dématérialisation de l’entreprise", Contribution au colloque du Centre des affaires de droit des affaires de Cergy Pontoise, Novembre 2005.

194.

Quentin Urban, "Les perturbations en droit du travail résultant de la dématérialisation de l’entreprise", Contribution au colloque du Centre des affaires de droit des affaires de Cergy Pontoise, Novembre 2005.

195.

Spiros Simitis, "Le droit du travail a-t-il encore un avenir ?", Dr. soc. n° 7/8, 1997, p. 655.

196.

Spiros Simitis, préc. p. 658.

197.

Spiros Simiti, préc. p. 658.

198.

Elsa Peskine, Les Réseaux d’entreprise et le droit du travail, Thèse, Paris X, 2004, p. 89 et 90.

199.

Gérard Couturier,  Droit du travail 2, Les relations collectives de travail, PUF, 1991, p. 41.

200.

Terrain dangereux puisque la preuve de l’intention frauduleuse doit être faite ; or la déconstruction de l’entreprise est parfois légale. La notion de fraude n’aurait donc pas permis de mettre fin à ce problème, elle ne répondait qu’à quelques situations.

201.

Le Droit capitaliste du travail, Presse universitaire de Grenoble, 1980, p. 74.

202.

Voir Elsa Peskine, Les Réseaux d’entreprise et le droit du travail, Thèse, Paris X, 2004.

203.

Article L. 2312-5 du Code du travail (L. 421-1 a. C. trav.).

204.

Elsa Peskine, Les Réseaux d’entreprise et le droit du travail, Thèse, Paris X, 2004, p. 19.

205.

Elsa Peskine, préc.

206.

Elsa Peskine, Les réseaux d’entreprise et le droit du travail, thèse, Paris X, 2004, p. 366 et 367.