B - Une nouvelle forme de représentation induit-elle un nouveau type de négociation?

Le principe majoritaire plonge le délégué syndical et le syndicat dans une logique électoraliste consistant à satisfaire les salariés, afin d'obtenir leurs suffrages. De ce fait, les salariés vont dicter leur volonté aux syndicats au lieu d'élaborer avec eux, grâce aux informations et arguments des différentes institutions représentatives des salariés, une plate-forme revendicative. Cette inversion de logique place davantage le salarié sous la coupe de l'employeur, le lien de dépendance économique est plus prégnant, puisque l'employeur pourra directement faire valoir ses arguments aux salariés (notamment durant la campagne électorale) au lieu de n'être confronté qu'à leurs représentants. La représentation salariale en sort affaiblie, ce qui laisse présager une multiplication des accords de concession390.

Il en résulte également une mise en confrontation directe des salariés avec leur syndicat. Les salariés ne se retournent plus contre l'employeur mais contre le ou les délégués syndicaux majoritaires.

Cette évolution de la représentation peut être ou non vécue comme quelque chose de positif, selon la conception de la négociation défendue. Yves Chalaron défend l'idée que le droit à la négociation est « un droit à la négociation "en soi", un procédé démocratique qui présente un intérêt intrinsèque non entièrement contenu dans la conclusion d'un accord et dont l'objet est tout autant la participation que la détermination collective des conditions de travail »391. De ce point de vue, le principe majoritaire serait une réforme positive, puisqu'elle accentue la participation des salariés. Mais pour d'autres, la négociation n'est pas un but en soi mais un droit porteur de « l'affirmation d'un contre-pouvoir fort et authentique, et donc vecteur d'une confrontation entre les intérêts divergents qui sont en présence », afin d'obtenir des droits nouveaux et une relation plus égalitaire. Alors « seule une évaluation du contenu même des accords permet de vérifier qu'ils n'habillent pas une pure et simple soumission »392.

Une des origines du droit à la négociation collective et plus généralement à la participation est la compensation du rapport contractuel inégalitaire « La dimension collective des relations de travail n'a de sens en droit français que dans cette perspective de dépassement des apories de la subordination de la volonté »393. Le contrat de travail fait naître une relation inégalitaire qui est l'objet même du contrat. La subordination est la source de l'engagement contractuel de l'employeur. Cette inégalité consentie est assimilée par le droit, alors même que le principe d'égalité est un principe constitutionnel - Déclaration des droits de l'homme de 1789 article 1: « Les hommes naissent libres et égaux en droit, les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune » et article 6 : « La loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse » - qui devrait régner sur l'ensemble du droit français. Mais en droit du travail : « l'inégalité et non l'égalité … fait ainsi figure de principe juridique constitutif »394.
Le fait que le salarié ait "librement"395 consenti à la mise en place de ce rapport inégalitaire ne suffit pas à écarter l'application du principe d'égalité. Mais l'égalité s'avère impossible à instaurer dans la relation strictement contractuelle entre le salarié et l'employeur, puisqu'elle est sa raison d'être. Le rétablissement d'une forme d'égalité semble possible dans le cadre collectif, sachant que les salariés d'une entreprise forment un collectif qui n'a pas de personnalité juridique mais qui est matérialisé par la représentation collective396.
C'est pourquoi le droit à l'égalité ne se résume pas au droit à une égalité formelle avec une équivalence stricte de droit. Il ne s'agit pas uniquement d'avoir des droits comme le sous-entend Yves Chalaron, mais de faire en sorte que l'exercice de ces droits tende à replacer les salariés dans une situation d'égalité concrète, d'où l'obligation de s'intéresser au contenu des accords.

Mais le principe majoritaire s'exerce au détriment d'une représentation forte des salariés ; or le concept de représentation devrait permettre aux droits collectifs, notamment aux droits à la négociation, d'être créateur de droits compensant la relation inégalitaire. Cette atteinte au concept de représentation nous semble alors contraire au principe constitutionnel d'égalité. Il faudra revenir à une lecture plus constitutionnelle de la négociation où « La réciprocité stipulée au sein des conventions collectives, même si elle tend à se répandre, demeure juridiquement une exception d'interprétation stricte. En effet, en droit français, la négociation collective a d'abord pour effet de pallier l'inégalité de fait des parties aux contrats individuels de travail et de lutter contre les déséquilibres contractuels qui peuvent en résulter. Elle a donc pour fonction première de prévoir des avantages pour les salariés et non pour les employeurs… Les conventions collectives sont donc, par principe, déséquilibrées au profit des salariés. »397

En plus d'être attentatoire au principe d'égalité, le principe majoritaire génère des inégalités d'un autre ordre en redéfinissant les intérêts représentés pendant les négociations (1), ce qui rend certaines minorités invisibles (2).

Notes
390.

Cette hypothèse est largement confirmée par des exemples récents. Pour revenir au cas de l'entreprise Perrier à Vergèse (accord de GPEC du 29 juillet 2004), la menace de délocalisation, alors que l'entreprise est bénéficiaire, fait plier les salariés, bien que la syndicalisation soit forte et que la CGT obtienne 80% des suffrages. Les salariés sont confrontés aux syndicats et obligent ce dernier à "lever" son droit d'opposition, et il semble que la CGT ait été sanctionnée aux élections suivantes. De même chez Bosch ( avenant à l’accord sur le temps de travail de juillet 2004), l'opposition syndicale n'a pas suffi à convaincre les salariés dont l'emploi était menacé et qui obligent leur syndicat à signer un accord de concession.

391.

Yves Chalaron, "Conventions et accords collectifs", Jurisclasseur travail, fascicule 19-10, n° 20.

392.

Marie Armelle Souriac et George Borenfreund, "Négociation entre illusions et désillusions", in Droit syndcial et droits de l’homme à l’aube du XXIième siècle , Mélanges en l’honneur de Jean-Marie Verdier, Dalloz 2001, p. 222.

393.

Alain Supiot, Critique du droit du travail,PUF, Quadrige 2002, p. 124.

394.

Alain Supiot, Critique du droit du travail,PUF, Quadrige 2002, p. 115.

395.

Le libre consentement n'existe pas comme l'explique la théorie marxiste, donc cette fiction juridique permet surtout de s'assurer que le contrat n’est pas uniquement le fruit d'une volonté unilatérale.

396.

George Borenfreund, "La représentation des salariés et l'idée de représentation", Dr. soc. , 1991, p. 685.

397.

Emmanuel Dockès, "La réciprocité des dispositions dans la convention collective", Dr. ouv. , Décembre 1997, p. 503.