Introduction

À la lumière de nombreuses études postcoloniales sur ce trait distinctif de la modernité littéraire qu'est l'hybridité, notre thèse se propose d'explorer ce concept très complexe à travers l'œuvre de deux auteurs tunisiens d'expression française, tels Amina Saïd et Chams Nadir (nom de plume de Mohamed Aziza). Il s'agit de deux voix représentatives d'une littérature qui s'éloigne toujours plus de son “centre” pour sortir des sentiers battus en donnant vie à des textes qui enrichissent le patrimoine littéraire non seulement tunisien ou maghrébin mais aussi mondial. En effet, comme l'a bien remarqué Charles Bonn, si l'époque moderne mettait fin à l'ancienne opposition entre “centre” et “périphérie” en supposant une rupture fondatrice d'un groupe innovateur avec son passé colonial, aujourd'hui nous sommes entrés dans la post-modernité qui se caractérise, au contraire, par la mort de n'importe quel groupe. Il s'agit de l'“l'époque de l'éclatement” où l'on assiste à la naissance d'un certain nombre d'écrivains inclassables dont Amina Saïd et Chams Nadir sont deux excellents représentants. Pourtant, malgré leur indubitable diversité, on pourrait rapprocher ces auteurs par leur habileté dans l'exploitation à tous les niveaux de l'esthétique de l'hybridation. En effet, au cours de ce travail, nous allons montrer comment l'hybridité atteint le style même de ces écrivains qui donnent vie ainsi à des œuvres polysémiques, où la surcharge sémantique finit par entraîner nécessairement l'opacité du texte. D'ailleurs cette impénétrabilité textuelle caractérise beaucoup d'œuvres maghrébines d'expression française comme si seulement quelques lecteurs élus réussissaient à déchiffrer le message toujours caché dans les écrits de ces auteurs.

Bien que leur production littéraire soit abondante, Saïd et Nadir sont malheureusement encore trop négligés par les travaux et les recherches universitaires qui ont focalisé leur attention surtout sur certains thèmes ou bien circonscrivent leur analyse à quelques-uns de leurs textes. Notre travail, loin de proposer une étude exhaustive de l'œuvre nadirienne et saïdienne, se limite à explorer l'univers poétique où plongent les deux écrivains en développant l'esthétique de l'hybridation selon trois de ses manifestations. À chaque étape correspond l'une des trois parties qui composent cette étude selon un ordre progressif mettant en relief d'abord les éléments les plus évidents jusqu'à aboutir au domaine du sous-entendu.

Nous allons commencer par l'analyse de l'hybridité au niveau thématique qui sans doute représente la forme d'hybridation la plus évidente et la plus facile à repérer dans le texte. Ce début consacré aux thèmes communs les plus fréquents chez les deux écrivains, nous sert à préparer le terrain pour l'analyse de l'aspect le plus original de notre travail, à savoir l'exploration de l'hybridité au niveau stylistique en montrant comment Nadir et Saïd appliquent habilement le procédé de l'hybridation à leur écriture par le biais des stratagèmes les plus disparates.

Partant de la perception dichotomique de la réalité qui ressort de ces œuvres, nous allons focaliser notre attention sur les figures de rhétorique qui traduiraient cette vision manichéenne du monde. Une parenthèse sera consacrée aussi aux figures de l'excès, qui d'ailleurs reviennent souvent chez les auteurs maghrébins francophones. Ce point de l’analyse constitue le prélude aux suivants qui sont presque entièrement consacrés à l’analyse des textes en prose avec une attention particulière à l'hybridité narrative. La deuxième partie se termine par l'exploration des traits stylistiques de Nadir et de Saïd liés à la modernité avec une attention particulière à leur façon de s'approprier la langue française.

La dernière étape de notre recherche met l'accent sur l'originalité de ces écrivains, témoignée par la présence, dans leurs écrits, de plusieurs éléments aboutissant à la création d'un style personnel. Ainsi nous allons traiter l'hybridation stylistique, linguistique, artistique jusqu'à aboutir à l'hybridation culturelle qui se manifeste à travers le jeu intertextuel plus ou moins évident chez les deux auteurs, jeu qui révèle non seulement leurs préférences littéraires, mais finit aussi par donner l'une des nombreuses clés interprétatives de leurs textes.