Présentation

Amina Saïd et Chams Nadir sont deux écrivains du domaine littéraire tunisien d'expression française, mais qui se veulent “universels” du fait de partager plusieurs cultures et plusieurs langues. D'ailleurs, selon l'écrivain tunisien Tahar Bekri, il s'agirait d'un trait distinctif des écrivains de son pays. Il affirme à ce propos: «Presque naturellement l'écrivain tunisien contemporain est attaché aux valeurs humaines les plus universelles [...] il sent comme un besoin vital d'aller vers l'Autre, d'errer dans un nomadisme fertile et fécond»1. Ouverture totale à l'Autre donc, dans la tentative de donner vie à un dialogue universel. En effet «la littérature tunisienne s'engage dans la traversée des langues. Le traitement ainsi établi du signifiant s'ouvre à la multiplicité des signes de l'espace tunisien marqué de plurielles présences»2, telles les civilisations punique, romaine, vandale, juive, arabe, andalouse, ottomane et occidentale (espagnole, française, italienne).

Sans doute l'immense érudition de ces écrivains vient elle justement de leur participation à plusieurs univers (méditerranéens). En effet, Nadir est né à Tunis d'une mère d'origine turque et d'un père d'origine andalouse. Donc il incarne dans sa personne le carrefour culturel méditerranéen. En revanche, Amina Saïd est arabe par son père et européenne (française) par sa mère, mais elle revendique aussi des racines plusprofondément africaines. Elle affirme à ce propos: “Je me sens appartenir à l'aire arabo-musulmane. Je suis Méditerranéenne, mais également Africaine, puisque née au Nord de l'Afrique et ayant parcouru plusieurs pays de ce continent auquel je me sens appartenir”3.

Leur production littéraire est très riche. Saïd apparaît la plus prolifique, avec ses douze recueils de poésies, ses deux livres de contes ainsi que plusieurs nouvelles et récits qui ont paru en revues, dans des anthologies et des ouvrages collectifs. En revanche, Nadir, grâce à sa nature éclectique de poète, conteur et essayiste, a publié jusqu'à maintenant trois recueils de poésies, deux recueils de contes ou, mieux, de récits poétiques très curieux et, sous son vrai nom, Mohamed Aziza, plusieurs travaux universitaires sur les cultures arabes, africaines et méditerranéennes et sur les processus de l'interculturalité. Mais ses recueils de poèmes et de contes seront l'objet principal de notre étude.

Dans les premiers recueils de Saïd (Paysages, nuit friable et Sables funambules) on trouve un “je” très solitaire et narcissique tout concentré sur lui-même, qui ne fait qu'avouer sans cesse ses émotions, ses sensations et ses sentiments surtout négatifs. Ensuite apparaît une quête presque désespérée des racines où le sujet poétique s'interroge sur son éventuelle appartenance à une mémoire collective et sur sa condition d'exilé (Métamorphose de l'île et de la vague et Feu d'oiseaux). Dans Nul autre lieu on trouve par contre un “nous” envahissant, mais surtout solidaire puisqu'il témoigne de la prise de conscience du “je” qui se sent enfin partie intégrante d'un groupe dont il partage le passé historique. Ce sentiment d'appartenance vient sans doute de la “douleur humaine” qui ressort de l'acceptation du destin tragique de tous les mortels. Le sujet poétique ne semble pas se résigner à cette condition misérable. Dans L'une et l'autre nuit l'espoir d'un changement affleure, mais la violence finit par étouffer cet élan vital. Pourtant l'Autre, vu comme possibilité, ouverture ou, mieux, échappatoire, fait irruption dans ce recueil à la structure dichotomique. Et l'on trouve aussi la thématique du voyage, qui est également le fil conducteur des poèmes de Marcher sur la terre,où il apparaît comme la condition essentielle du sujet poétique. Saïd parvient ici à célébrer l'appartenance à plusieurs lieux en tant que trait distinctif de tout écrivain exilé, qui se situe ainsi dans l'entre-deux en devenant un “voleur de mots”. L'écriture qui, dans Marcher sur la terre, est strictement liée à la thématique de l'errance, peu à peu s'en éloigne pour devenir l'objet principal de réflexion de l'auteur (Gisements de lumière). Il s'agit d'une écriture presque tangible, jaillissant directement de la nature qui est la source première de l'acte scriptural. Les éléments naturels, initialement humanisés (De décembre à la mer), arrivent à prendre même la parole et interagissent avec un “je cosmisant”4 qui se met à nu en traçant une espèce d'autobiographie dans La douleur des seuils, peut-être le recueil aux accents les plus intimistes. Son dernier livre publié (Au présent du monde) révèle un lien indissoluble entre vie et écriture et se présente comme une synthèse de toutes les caractéristiques du style de l'auteur aussi bien que de ses thématiques. Pourtant l'on y trouve des innovations, telles la présence de la ponctuation,mais aussi unedisposition typographique particulière et l'insertion de mots ou de phrases appartenant à d'autres langues, miroir de cette mosaïque linguistique et culturelle où baigne chaque individu.

Dans tous ses recueils, mais surtout dans ses deux livres de contes (Le secret et Demi-coq et compagnie), Saïd manifeste un attachement évident à ses origines ainsi qu'un effort de remonter jusqu'aux sources de son héritage culturel. Sa grand-mère est la figure centrale dans sa quête identitaire, cette véritable gardienne du patrimoine traditionnel à laquelle l'auteur dédie son recueil de contes tunisiens (Le secret).

Si Saïd montre un respect total des traditions de son pays en avouant toute sa reconnaissance pour l'une des figures clés de l'oralité (sa grand-mère), Nadir essaie, de son côté, de récupérer lui aussi l'héritage culturel de son peuple, mais à travers la lentille de la modernité. Dans ses deux recueils de contes (L'astrolabe de la mer et Les portiques de la mer) il ne fait donc que revisiter son passé. Les contes sont souvent le prolongement des poèmes car l'écrivain non seulement reprend des mots, des vers et parfois même des strophes entières avec quelques variations d'un recueil à l'autre, mais il finit par les insérer aussi dans ses récits. Il aboutit ainsi à une con-fusion de genres littéraires et ce chaos stylistique constitue l'un des traits distinctifs de l'auteur qu'il partage pourtant avec d'autres écrivains francophones. Nadir, tel un orfèvre habile, ne cesse de ciseler ses bijoux poétiques poussé par un élan intarissable de perfection. En effet, dans son premier recueil de poèmes (Silence des sémaphores), l'on trouve déjà la plupart des poésies qui paraîtront, adaptées à un contexte différent, dans les œuvres successives. Par ce procédé cet écrivain semble atteindre la forme idéale, l'œuvre complète capable de les contenir toutes mais aussi, selon Jegham, ce jeu d'échos et de répétitions servirait à perpétuer la parole créatrice «comme si le sens était dans le retour différent de cette parole, la construction du texte souligne de manière subtile l'accès glorieux à un temps poétique, le temps de la création continuelle»5.

Après cette présentation des auteurs accompagnée de la description sommaire de l'itinéraire de la quête à travers leurs œuvres, nous allons entrer dans le vif de notre sujet en plongeant dans l'analyse des thématiques communes aux deux écrivains tout en essayant de montrer aussi, par le biais de nombreux exemples, comment ils les abordent.

Notes
1.

Bekri T., Littératures de Tunisie et du Maghreb, Paris, L'Harmattan, 1994, p. 110.

2.

Jegham N., Lectures tunisiennes, Tunis, L'Or du Temps, 2003, p. 12.

3.

«La poésie est le lieu où je me sens moi-même», (entretien de Tanella Boni), Les Pilles (Nyons), Africultures, n° 62, 1er trimestre 2005.

4.

Bachelard G., La poétique de la rêverie, Paris, PUF, 1974, p. 175.

5.

Jegham, N., Lectures tunisiennes,cit., p. 41.