I. L’errance éternelle.

On peut considérer la thématique de l'errance comme le fil conducteur le plus important des œuvres de Saïd et de Nadir car il entraîne par conséquence tous les autres thèmes mineurs comme l'écriture et l'exil (errance spatiale) et aussi le rêve, les souvenirs d'enfance, le recours au mythe et à l'histoire (errance temporelle). D'ailleurs l'errance est un sujet typiquement maghrébin qui a été déjà abordé dans toutes ses nuances mais qui ne cesse d'attirer l'attention pour sa complexité et sa richesse6. Dans le cas spécifique, il s'agirait plutôt d'“enracinerrance” c'est-à-dire d'enracinement dans l'errance7. Cette espèce de contradictio in terminis, explique bien la nature des personnages de ces deux écrivains. En effet leurs héros sont obsédés par la recherche constante d'une collocation spatio-temporelle bien définie et alimentée par l'absence d'un temps et d'un lieu précis où se situer8. Ils sont toujours en mouvement, guidés par uneinsatisfaction innée qui constitue le ressort de leurs départs ou de n'importe quel autre déplacement...

‘un instant nous avons existé
d'avoir pressenti
l'éternité de notre désir

nous ne sommes plus totalement
inconnus à nous-mêmes

les sables de la parole
guident notre pas
en ce long chemin vers l'origine
(DM, p. 66)’

À ce propos, Saïd affirme encore à la fin d'un recueil de poèmes où le thème de l'errance prédomine, Marcher sur la terre:

‘je suis le lieu où je suis tombée
je suis le lieu d'où je viens
celui où je vais
(MT, p. 107)’

Cette strophe montre bien le nomadisme constant qui caractérise et définit le sujet poétique saïdien. En effet l'un des verbes qui reviennent d'une manière obsédante dans les poèmes de Saïd est le verbe “marcher”. Parfois l'on trouve le substantif correspondant ainsi que la thématique du voyage auquel il est strictement lié9, comme dans ces strophes très solennelles où l'humanité entière semble impliquée dans ce voyage sans retour:

‘ils ont tant marché
hommes femmes enfants
à l'étroit dans le temps

personne ne peut dire
quelle route s'ouvre
infinie aux voyageurs
(Ibid., p. 46)’

Dans la strophe suivante parsemée de belles images, l'errance acquiert même une couleur lorsqu'elle renvoie à la mer, ou mieux à la navigation:

‘et dans ces rêves encore les plis essorés
des nuages sur une coupole d'enfance
errance bleue de l'horizon
grondement noyé des vagues
arches sinistrées pour la croisière
de nos jeunes morts en route vers les îles
(PM, pp. 76-77)’

À part quelques exemples renvoyant à la navigation, Saïd semble privilégier l'errance par terre, tandis que Nadir laisse transparaître, aussi bien dans ses poèmes que dans ses contes merveilleux, sa prédilection pour l'errance par mer. Le champ lexical appartenant à la navigation s'insinue souvent dans ses poésies comme dans ces vers, où la métaphore filée de la navigation finit par envahir le ciel dans un mélange d'azur:

‘Et le Signe, blanche caravelle, lève les amarres
Pour flotter, de tous ses mâts, dans l'azur accordé
Que hantent les colombes.
(SS, p. 15)’

Ou encore dans cette strophe montrant un pacte suggestif entre la mer et le navire, un pacte qui entraîne souvent le danger:

‘Dans les étendues hauturières
L'alliance de l'étrave et de la vague.
Et le timonier à son gouvernail
Sans éviter les estuaires de fascination
Où la mort se travestit en chant des sirènes.
(LA, p. 50)’

Mais si chez Nadir l'errance est limitée à l'action simple de naviguer ou de marcher, chez Saïd on assiste à une véritable obsession car l'errance finit par contaminer tout ce qui entoure le sujet poétique et ses sentiments10. Même les souvenirs errent dans ce véritable chant des origines s'achevant sur cette strophe très suggestive:

‘au dernier moment
livrée à mes souvenirs nomades
je ne me reflète plus
que dans une tache d'encre
et me dilue
(MI, p.19)’

Dans ces vers on assiste à la perte de l'écrivain dans son écriture, qui demeure pourtant son dernier repère identitaire. Ce lien très fort entre écriture et errance apparaît en toute son évidence dans le recueil poétique Marcher sur la terre. Ici la thématique du voyage et celle de l'écriture procèdent d'une façon parallèle11, jusqu'à se confondre dans cette merveilleuse poésie dédicacée à l'écrivain marocain Abdellatif Laâbi, où le sujet poétique participe à ce voyage symbolique sur les routes de l'écriture:

‘voyageurs sans retour
il nous faut une trêve

(dans le doute
la vérité se fait jour)

voyageurs sans retour
sur les routes profondes
de la parole

il nous suffit d'une seconde d'inattention
pour les funambules que nous sommes

nos ailes disent l'élan
l'envol est une espérance de lumière

notre étoile se perd
au dos de l'infini
(MT, p. 67)’

Ou encore dans ce poème, né du dépaysement, où le silence devient fécond:

‘terres perdues
retrouvées
en chemins de hasard
ornières étoilées

voyageurs égarés
en des espaces blancs

sur la page le silence
m'engendre

il est secret ailé
qui nimbe le poème
(Ibid., p. 29)’

Le champ lexical de l'écriture constitue la toile de fond de ce poème s'achevant encore une fois sur une écriture errante:

‘la maison froide
de l'enfance
a les ailes prises
dans son miroir
d'encre

un livre s'ouvre
sur l'errance

je vous dédie
ses pages blanches

des mauves encriers
naissent et renaissent
d'étranges paragraphes

car je voyage
à l'horizon des mots
(FO, p. 28)’

Enfin on parvient à l'explicitation du rapprochement écriture-voyage dans le poème suivant, où l'acte même d'écrire constitue le thème principal:

‘Ecrire
c'est être en chemin
curieux du monde
de soi d'autrui

dire de nouveau
dans la douleur et la joie

revivre
entre les mots
ce silence
que l'on aurait pu croire
amnésique

endurer encore
la métaphore du voyage
(PM, p. 16)’

Chez Nadir on n'assiste pas seulement à une “écriture migratoire” et à une “errance initiatique”12, car, comme remarque Charles Bonn dans une préface à un ouvrage inédit sur cet auteur, «l'errance nadirienne est mise en résonance de tous les lieux de l'être, mais elle est aussi affirmation de la nature même de l'écriture». Ce lien indissoluble entre errance et écriture donne à l'écriture un aspect vivant et cette vitalité vient principalement de sa source d'inspiration, à savoir la Nature avec ses instants de poésie gratuite:

‘Nos paroles croisées
Ont, longtemps, tatoué la mer
Comme, en leur envol,
Les colombes calligraphiaient le ciel.
Nos chants emmêlés ont fait lever l'Harmattan
Et dans la plume des moissons, dériver
Cavales de pollen
Les légions pacifiques du Poème
Pour d'impérieuses fécondations.
(LA, p. 68)’

Dans ces vers consacrés au poète sénégalais Senghor, l'un des “Sémaphores” de Nadir, les éléments naturels semblent participer à la création de ce poème collectif.

Si la thématique de l'écriture est peu présente dans ses textes, chez Saïd on assiste, surtout dans ses derniers recueils, à une véritable réflexion sur l'action scripturale avec ses fonctions multiples et ses procédés. À ce propos l'exemple le plus représentatif est sans aucun doute ce long poème qui ouvre Gisements de lumière, véritable manifeste de l'écriture13. Ici Saïd avoue à son lecteur toutes les nombreuses raisons qui l'ont poussée à écrire jusqu'à affirmer:

‘j'écris parce que il n'est pour moi nul lieu autre
que le lieu du poème
(GL, p. 18)’

Le poème devient alors le lieu privilégié, le refuge du sujet poétique atteint par l'exil. La thématique de l'exil nuance de nostalgie certains poèmes comme ce véritable éloge du pays natal:

‘quelqu'un en moi
se souvient et nous entrons
dans le cercle de la mémoire

la mer au détour du chemin
l'agave sur la dune le vent dans les pins

je regarde ma terre
à travers une bulle de verre coloré

ma terre
son nom est gravé sur un arbre sec
dans un jardin disparu
son nom est dessiné sur le sable
lavé par la mer

son nom est un tatouage
au front de la morte
un signe de craie et de sang
sur l'humble mur blanc de la vie
la plume noire d'un oiseau
sur le mûrier de l'enfance
une étoile filante
dans le ciel du mois d'août
une histoire inventée
sur les terrasses de ma ville
comment guérir du bonheur d'hier
de ses racines tenaces
de sa lente agonie
(DM, pp. 85-86)’

Et c'est encore la nostalgie, la maladie qui atteint tout exilé, à lui faire prononcer ces mots douloureux pour définir son pays d'origine:

‘mon pays: un bouquet d'adieux cueillis au fil du temps
(DS, p. 89)’

L'exil constitue aussi une véritable prison où le sujet poétique résigné plonge dans une passivité et confusion totales:

‘mon ombre déportée
en ce reflet du monde

la lumière en exil
prisonnière
guide mon cri

le chaos m'a façonné un visage
et une apparence
de corps sans ailes

la chute y a ancré une âme

depuis je sais
la progression du temps
dans le tumulte des chairs
(MI, p. 95)’

«L'exil est générateur de connivences et de croisements littéraires et constitue un appel à la rencontre de l'Autre, un rejet de l'espace clos, une volonté d'échapper à l'identité statique et figée [...]. L'exil est aussi ce lien libre entre l'ici et l'ailleurs, l'appartenance à une terre particulière et à l'univers»14. C'est justement cette liberté et cet égarement liés à l'exil qui font du poète, ou de l'écrivain émigré en général, le chantre de l'universel. “Je suis ce nom perdu / qui chante toute rive / et cache au mieux ses visages” dit Saïd à la fin du poème de l'aveu (SF, p.10). Ce paladin de l'universel qu'est le poète a besoin de langues qui puissent mieux exprimer sa condition d'errant perpétuel. Il s'agit de langues qui n'ont pas de patrie, puisqu'elles appartiennent à n'importe quel lieu et leur véritable essence est justement leur liberté, l'absence de liens:

‘Nos langues voyageuses
ont mille lieux d'origine
pour affirmer
les cycles de nos métamorphoses
(SF , p. 23)’

Cette strophe montre bien la nécessité, pour les écrivains émigrés, d'utiliser un langage universel pour affirmer leurs origines. En focalisant son attention sur lalittérature tunisienne, Jegham constate que «la relation que l'écrivain tunisien entretien avec le langage est donc inscrite dans le multiple et le mouvant. Dans son usage de la pluralité linguistique, l'écrivain semble indiquer une ligne de fuite qui porte un élan de dépassement, de détournement et d'invention»15.

Finalement, l'exil devient nécessaire pour affirmer sa propre différence, son identité, lorsque Saïd affirme:

‘à voix lente je dis
ma différence féconde
l'indispensable exil
(NA, p. 17)’

En tous cas l'amertume et l'angoisse poursuivent tout exilé auquel est réservé “un destin de pierre / qui se cherche / une âme” (MI, p. 78). Les exilés ne sont donc que des “nomades sans espoir de retour / nomades mendiant la source” (DM, p. 83). Là réside leur inexorable condamnation. Et c'est justement aux voyageurs perpétuels entre autres, que Saïd dédicace son dernier recueil de poèmes s'exprimant par ces vers aux échos dantesques:

‘à ceux qui, l'ultime porte franchie, viennent
partent et n'ont pour patrie qu'un chemin
(PM, p. 10)16

Chez Nadir la thématique de l'exil est abordée de façon explicite dans la Célébration de l'Errant(LC, pp. 33-36) par excellence, c'est-à-dire le légendaire Sindabad. En réalité il s'agit plutôt de l'autre Sindabad, espèce d'affrontement voulu par l'auteur envers sa tradition en prenant pour cible le chef-d'œuvre absolu de la littérature arabo-persane, Les Mille et Une Nuits. Cette excursion dans son passé littéraire témoigne d'une quête identitaire très forte, qui transparaît aussi de ces vers tirés du chant introductif du premier livre de L'Athanor 17. Le poète lance cette apostrophe pleine de nostalgie à ses origines:

‘O ma sève, ma sève numide.
Toujours, il y eut l'errance et toujours le vent.
Et l'exultation des sables en vaines armées de cristaux.
Et l'abri humide des cavernes au flanc des steppes
de l'exil.
Et toujours la nudité des touffes, au creux
de l'été proféré.
Toujours, toujours le rêve
tenace et fragile
D'une rive où aborder pour renaître
Nu et réconcilié
et vivant
au rythme des palmes balancées.
(LA, p. 7)’

Ce qui compte, c'est d'être toujours en mouvement dans une recherche infinie de soi-même, de ses racines les plus profondes. L'errance finit par devenir l'essence même de l'individu, cette raison de vie ou, mieux, de survie, qui le fait “nomader” non seulement dans l'espace mais aussi dans le temps, les catégories spatio-temporelles étant engendrées par le mouvement même18 et donc par le sujet errant:

‘silhouette habillée de pluie
je nomade dans le temps
je nomade dans l'avance
(PN, p. 62)’

L'errance temporelle représente la condition idéale plongeant le lecteur dans un monde parallèle, royaume des rêves que le sujet poétique aime bien visiter. Ainsi ce dernier donne vie à ce va-et-vient constant vers l'univers onirique, véritable refuge face au présent violent et décevant puisque:

sous une lumière surprenante
le rêve raconte
des fragments de notre histoire
il donne tout son poids à l'instant
nous rend à nous-mêmes
(GL, p. 84)’

En effet “le rêve nous ouvre des portes invisibles” (PM, p. 84) et donc il apparaît très souvent chez Saïd comme une alternative à la vie réelle bien qu'il s'inspire d'elle et surtout du passé car le rêve ne serait qu' «un récit délabré, fait des ruines de la mémoire»19.

L'errance temporelle est représentée aussi par cette “liberté du passé”20qu'est le souvenir, surtout celui qui remonte à l'époque de l'enfance, Eden perdu à jamais et regretté spécialement dans les moments de solitude et de nostalgie du pays natal car “dans le labyrinthe du temps / la nostalgie suit le fil d'enfance” (GL, p. 87), où l'être vit en parfaite harmonie avec ce qui l'entoure. Ce retour à l'époque de l'innocence demeure alors la seule réponse face au dépaysement comme dans cette poésie qui, par sa structure très condensée, rappelle un haïku japonais:

‘dans une syllabe
la lumière s'attarde

je marche avec la vie
pour compagne

vers le ciel ininterrompu
de l'enfance
(GL, p. 53)’

Cette plongée dans le monde enfantin et onirique oblige le sujet poétique à une condition de dédoublement ou, mieux, de schizophrénie constante:

‘ombre qui suit ou précède son ombre
aux frontières entre rêve et réel
je demeure en marge de moi-même
dans l'espace et dans le temps
(PM, p. 32)’

Et voilà qu'apparaît la figure charnière du passeur (ou du funambule) à témoigner de cet entre-deux perpétuel qui caractérise tout écrivain immigré / exilé21. Ce nouvel espace inventé représente le siège privilégié de sa création littéraire:

‘passeurs en des lieux
qui superbement nous ignorent
quelles forces nous ancrent
aux fluides continents des mots
(NA, p. 14)’

Mais le processus mnémonique peut acquérir même une connotation négative lorsqu'on le compare à une prison. Ainsi le sujet poétique reste piégé dans les filets séduisants du souvenir. C'est le cas de cette strophe d'où ressort toute l'angoisse due à ce chaos temporel provoqué par la mémoire:

‘dans une mémoire mal fermée
peut-être suis-je prisonnière
d'un grand désordre
(Ibid., p. 19)’

Pourtant le recours à la mémoire se rattachant à l'enfance demeure le seul antidote, véritable soulagement pour l'âme déchirée:

‘séismes de la mémoire
qui nous rattache
aux paysages originels
où l'âme se retrempe
(PM, p.73)’

Le paysage enfantin est regretté aussi en tant que royaume de perfection et d'harmonie; il demeure le seul point de repère possible comme dans les deux exemples qui suivent:

‘dans mon corps veille
l'arbre multiple de la mémoire

demeure de l'enfance à l'écoute du vent
elle a pour nom notre innocence
(SF, p. 39)’

Le deuxième exemple appartient à l'un des poèmes du petit recueil grâce auquel Saïd a obtenu le Prix Jean Malrieu en 1989:

‘me reste un ciel natal
où veille
un soleil parfait
qui a l'entière
densité de l'enfance
(FO, p. 33)’

Face à l'absence de racines et au déchirement de l'exilé se détache le pouvoir apaisant du souvenir, perçu comme le seul point d'ancrage:

‘au hasard d'un soupir
nous continuons solitaires
à chercher quelque part
l'île d'un souvenir lointain
(MI, p. 106)’

Chez Nadir l'errance temporelle se réalise plutôt par une plongée dans le mythe et dans l'histoire. En effet ses œuvres débordent de références culturelles, historiques et littéraires et le lecteur ne peut que s'étonner face à cette érudition immense. L'écrivain, d'ailleurs, ne perd jamais l'occasion pour exhiber sa vaste culture qui fait de ses livres des coffrets mystérieux, énigmatiques. Dans cette opacité réside, selon Derrida, la caractéristique principale et essentielle de toute œuvre. Il affirme à ce propos: “Un texte n'est un texte, que s'il cache au premier regard, au premier venu, la loi de sa composition et la règle de son jeu. Un texte reste d'ailleurs toujours imperceptible”22. Donc, c'est justement l'hermétisme du texte qui assure son existence même. Et la lecture très difficile de cette encyclopédie réalisée par Nadir devient “ce pique-nique où l'auteur apporte les mots et le lecteur la signification”23. Un effort de compréhension est toujours demandé au lecteur pour se débrouiller dans ce labyrinthe de connaissances. Lorsqu'il parvient à déchiffrer le mystère qui enveloppe chaque poème, un univers merveilleux s'ouvre à ses yeux et il peut enfin contempler la magie incantatoire de la parole poétique. En voilà un exemple très suggestif, où l'errance temporelle est amorcée par la musique:

‘LUTH DESACCORDE


Tes doigts, ô musicien aveugle, en leurs caresses,
Font chanter les cordes du luth nacré.
Et me reviennent les anciennes splendeurs.

L'Alhambra qui fait pacifiques les lions de pierre
Tolède enchâssée dans ses oliviers argentés
Et miroitent, emmêlés, les vers d'Ibn Zaydoun et de Lorca
Aux fronts empoudrés des portiques de Séville.
Le malouf pleure le Paradis perdu....
Mirage musical.
(SS, p. 24)’

Le recours à l'histoire et surtout au mythe sert aussi à voiler de mystère les origines de l'auteur en le plongeant dans une atemporalité qui, d'après Jean-Yves Tadié, est typique du mythe car il «suppose enfin la perfection de l'origine: il propose sans cesse un nouveau commencement»24. Cet athanorculturel est plus évident dans la Célébration de la Mer, où l'on assiste à un véritable défilé de divinités, de personnages mythiques et historiques, de chef-d’œuvres littéraires et symboles religieux. Nous en citons, à titre d'exemple, la strophe la plus représentative:

‘La Méditerranée c'est:
Lumière sur lumière jusqu'à l'Obscur.
Aphrodite émergeant des eaux du Déluge.
La colombe d' Ishtar accompagnant la barque d'Isis.
Le Cantique des Cantiques sous la louange des palmes.
Le retour d'Ulysse.
L'Enéïde psalmodiée.
La flamme d'une bougie, comme la fulgurance du Dieu
unique.
La Croix et le Croissant dans une hypostase.
(LC, p. 22)’

L'errance, aussi bien spatiale que temporelle chez les deux auteurs, cache toujours un grand effort de quête identitaire. L'écrivain marocain Abdelkébir Khatibi, dans son essai Maghreb pluriel, montre comment cette recherche obsessionnelle de ses propres racines chez les écrivains maghrébins serait tatouée dans l'étymologie même du mot Maghrib. Voilà sa définition: “Le mot Maghrib: lieu où le soleil se couche, occident. Par extension, extrême éloignement. Toujours un horizon qui appelle le voyage, l'exil, la séparation avec le lieu natal”. Les écrivains maghrébins seraient donc condamnés à cet exil perpétuel par leur lieu d'origine. Blanchot semble être du même avis lorsque, tout en faisant une réflexion de caractère général, il applique cette condition aux poètes aussi: “cet exil qu'est le poème fait du poète l'errant, le toujours égaré, celui qui est privé de la présence ferme et du séjour véritable”25. Ces nomades de la parole que sont les écrivains maghrébins n'ont donc que l'écriture pour affirmer leur identité morcelée et errante car:

‘—Qu'est-ce que la parole?
—C'est un vent qui passe...
—Et qui peut l'enchaîner?
― L'écriture.
(AM, p. 101)’

Notes
6.

Nous renvoyons, entre autres, à l'essai très intéressant de J. Madelain, L’errance et l’itinéraire. Lecture du roman maghrébin de langue française, Paris, Sindbad, 1983.

7.

Mot-valise forgé par J.C. Charles, «Francophonie, yes!»,La Quinzaine Littéraire, n° spécial: «Ecrire les langues françaises», Paris, 436, 16-31 mars 1985, p. 37.

8.

“Je m'inscris dans une douloureuse / errance le lieu où je demeure / est toujours une limite” affirme Saïd dans un poème autobiographique (DS,p. 102). Et aussi dans ces vers qui laissent transparaître toute l'angoisse d'une quête identitaire inutile: “Nous ne cessons d'errer / en quête d'un lieu / qui n'a pas de lieu” (DM,p. 60). Cette quête se transforme en une espèce de maladie dans la strophe suivante: “étrangers toujours / dans l'inquiétude / constante du lieu / nous ne guérissons pas / du vertige du temps” (Ibid., p. 73).

9.

Voilà quelques exemples: “nous sommes d'un monde / en marche croyons-nous / vers de multiples ailleurs” (MI, p. 103); “mains en étoiles / à côté des chemins nous marchons // les arbres nous accompagnent / dans les souches le soleil / est une hache // sang et poussière sous nos pas / nous parcourons toutes les routes / à la fois” (MT,p. 41); “qui prétendra que le désir infini / n'est pas la raison de notre marche / que les chemins empruntés ne débouchent / pas sur des bonheurs insoupçonnés / que nous ne renaissons pas chaque jour / à notre destin – qui prétendra / que le voyage a une fin / si tout vrai voyage est sans retour” (PM, p. 43); “la poussière rendue à l'origine / dans le rayonnement et la certitude / d'un clair soleil en marche” (SF,p. 110).

10.

Voilà quelques exemples significatifs: “l'errance de la vague” (SF,p. 16), “errance ponctuée d'étoiles(Ibid., p. 31)“cette errance du sang” (Ibid., p. 54), “lueurs errantes” (Ibid., p. 93), “cavale errante” (NA, p. 15), “errantes saisons” (Ibid., p. 65), “le scribe errant” (PN,p. 19), “spectres errants” (MI, p. 35), “mon amour errant” (Ibid., p. 42), “des ombres errent” (GL, p. 91), “une source erratique” (PM, p. 40).

11.

Voilà des exemples où les thématiques de l'errance et de l'écriture se mêlent entre elles pour donner vie à des poésies très condensées: “à tout moment quelqu'un / marche dans son poème” (GL, p. 74), “en chacun de mes vers je marche” (Ibid., p. 114), “Itinérance d'un discours indirect / échevelé sur un arbre ardent” (MI, p. 30), “le poème / pour rythmer notre marche” (DM, p. 89), “et le poème devient départ” (PM, p. 24), “Gladman poète zoulu / nous conduit sur les routes / de la poésie (Ibid., p. 25).

12.

Ben Taleb O., «Errance et connaissance: aux sources de l'écriture nadirienne», dans Regards sur la littérature tunisienne contemporaine, sous la direction de El Houssi M., M'Henni M., Zoppi S., Roma, Bulzoni, 1995, p. 131.

13.

J' écris, (GL, pp. 13-18).

14.

Bekri T., op. cit., p. 179.

15.

Jegham N., Lectures tunisiennes, cit., p. 13.

16.

C'est l'auteur qui souligne.

17.

Ce recueil de poèmes se compose de trois “Livres” dont le premier s'intitule justement L'autre Sindabad (pp. 5-40).

18.

À ce propos, Bois D. affirme dans son essai philosophique: Le sensible et le mouvement (Paris, Éd. Point d'appui, 2001): “Comme le mouvement crée, engendre l'espace comme distance, parcourue par le mouvement, il crée, engendre le temps comme durée du mouvement” (p. 125).

19.

Barthes R., Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984, p. 319.

20.

Blanchot M., L'espace littéraire, Paris, Gallimard, 1988, p. 26.

21.

D'ailleurs il y a dans toute l'œuvre de ces auteurs de nombreuses figures et aussi des symboles qui participent d'un double espace. Nous allons les analyser dans les détails après cet excursus thématique.

22.

Derrida J., La dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 71.

23.

Ricœur P., Temps et récit III. Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 247.

24.

Tadié J.-Y., Le récit poétique, Paris, Gallimard, 1994, p. 148.

25.

Blanchot M., op. cit., p. 318.