I.1. Symboles et figures de l'errance.

Après avoir analysé la thématique de l'errance et celles qui lui sont directement associées, nous allons focaliser notre attention sur ses symboles et ses figures les plus récurrents, d'abord au niveau du contenu et ensuite de la forme.

En observant le vocabulaire poétique de ces auteurs, l'on peut affirmer que les deux partagent plusieurs mots-clés dont le premier est “métamorphose”. Ce mot aux échos ovidiens ou, plus récemment, kafkaïens, indique la transformation perpétuelle, donc le mouvement constant. Chez Saïd il apparaît aussi dans le titre de l'un de ses premiers recueils poétiques (Métamorphose de l'île et de la vague)qui s'achève comme un cercle sur ces vers contenant le principe même de la métamorphose:

‘dans toute fin l'exacte
réplique dit-on
d'un commencement
(MI, p. 127)’

Ce mot, peu poétique d'ailleurs, est très fréquent dans les poèmes de Saïd et ses effets sont dépaysants lorsqu'il apparaît dans un contexte lyrique, comme dans les deux strophes suivantes s'appuyant sur l'antithèse obscurité / lumière:

‘la nuit a tissé
la lumière lente
des métamorphoses secrètes
(FO, p. 12)

du cœur de l'obscur
il peut suivre les métamorphoses
de la lumière
(MT, p. 16)’

La métamorphose est invoquée par le sujet poétique car porteuse de nouveauté et d'espoir, comme en témoignent ces vers:

‘notre paradis
entrevu
n'est qu'une promesse
de métamorphoses
(SF, p. 102)’

Et encore:

‘quelques pierres gravées
que nos langues creusèrent
n'augurent rien
des métamorphoses annoncées
(MT, p. 25)’

Dans ces vers, extraits du poème racontant la vraie histoire de Noé, la métamorphose est vue plutôt comme un élément perturbateur qui menace un équilibre atteint avec peine:

‘noé mena parfaitement
son vaisseau fantôme
les animaux survécurent
à de périlleuses métamorphoses
(Ibid., p. 79)’

Mais la métamorphose peut sauver le sujet poétique de la mort certaine en lui donnant ainsi une illusion d'immortalité26:

‘j'allais de métamorphose
en métamorphose pour ne pas mourir
avant mon temps
(DM, p. 89)’

Nadir utilise la métamorphose surtout pour choquer son lecteur, mais peu à peuelle finit par perdre le but de surprendre en devenant quelque chose de naturel à ses yeux. Dans ses contes, la métamorphose représente le merveilleux qui fait irruption dans la vie quotidienne des personnages. Majid El Houssi a bien remarqué que «l'espace textuel de Chams Nadir se trouve ainsi axé et orienté vers une explosion du fantastique»27. Il s'agit d'un phénomène qui se révèle progressivement au cours du récit comme si l'auteur voulait hypnotiser son lecteur en le plongeant dans une réalité où tout devient possible. À titre d'exemple, nous proposons deux métamorphoses singulières extraites du recueil de contes Les portiques de la mer: dans la première, la victime de cette transformation prodigieuse est Antonio Malafante, l'un des hommes de l'équipage qui partit à la découverte du Nouveau Monde bien avant Christophe Colomb. Chez les Amazones il subit une métamorphose particulière. En effet, comme il était attiré par l'or, il finit par devenir un homme tout doré et cet or, si aimé, lui donnera la mort:

‘Oui, il était devenu, enduit de la tête aux pieds, un Homme d'Or. Par tous les pores de sa peau, la poussière d'or s'insinuait en lui. Quelque part, au bout du voyage, des métamorphoses insoupçonnables surviendraient qui transformeraient son corps en bouillie puis en graines. Et alors, le cycle infini reprendra: la graine ensemencée et quelque chose de lui renaîtra, lavé et purifié, imputrescible comme l'esprit de l'or pur. Il ne voyait que le bleu du ciel et la découpe verte des frondaisons. Des oiseaux multicolores s'envolaient, à son passage, d'une rive à l'autre, vaguement intrigués par cette forme rutilante de lumière qui flottait calmement à la surface des eaux. (LP, p. 54)’

Dans le récit L'Année des Prodiges, on assiste par contre à cette métamorphose très surprenante, qui ne peut laisser la place qu'au silence:

‘En cette année des merveilles, voici qu'il devenait le témoin solitaire et unique de la plus prodigieuse des métamorphoses. Oui, Abbas était devenu une météorite vivante. Il s'était arraché à la pesanteur terrestre et voguait, à présent, dans l'infini du bleu.(Ibid., 155)’

Chez Nadir la métamorphose est souvent l'élément résolutif, c'est le mystère qui voile les récits et séduit le lecteur.

Dans les œuvres des deux auteurs, il y a aussi des figures qui représentent l'essence même de l'errance. Il s'agit du nomade (ou de ses variantes telles que le voyageur et l'errant) chez Saïd et du navigateur chez Nadir28. À ces deux figures, se rattachent les paysages correspondants, c'est-à-dire le désert et la mer, souvent accompagnés du vent, symbole lui aussi de l'errance29. Ces mots avec leurs champs lexicaux ou sémantiques reviennent sans cesse dans les poèmes de ces écrivains et s'entremêlent souvent30. Leur présence massive donne vie à un jeu d'échos et de reflets non seulement dans les poèmes d'un même recueil, mais aussi dans les différents livres en poursuivant peut-être l'ambitieux projet qui vise à la création d'un livre total. En effet “chaque œuvre est comme une présence enfouie dans l'ombre que la lumière des autres œuvres recherche et délivre: une voix que nous ne pouvons entendre que lorsqu'elle répond en écho à d'autres voix”31.

La mer et le désert sont ces paysages cloués à l'intérieur32, les deux phares sur lesquels l'exilée peut appuyer sa mémoire déracinée33:

‘il y a tout un chemin
depuis l'errance de la vague
jusqu'au rivage de l'île

et ailleurs ce lacis de dunes
sur la tribulation des déserts

notre passion de l'eau
a la mémoire à retrouver
(SF, p. 16)34

L'importance que Nadir attribue à ces paysages errants est témoignée par les éloges qu'il leur fait dans Le livre des célébrations 35 . Dans la Célébration des sables, l'écrivain rapproche le désert et la mer pour leur vastitude et surtout pour leurs métamorphoses constantes:

‘Mais, d'abord, d'où vient que souvent nous ayons la sensation tenace de contempler des “Marines” devant des tableaux représentant le désert? Est-ce à cause d'une métaphore passée dans le langage courant: «...comme une mer de sable»? Ou bien, plus profondément, à cause d'équivalences secrètes entre l'étendue marine («La mer, la mer toujours recommencée») et les coulées consistantes en même temps que changeantes du Grand Erg, des sebkhas et des sables sans cesse reformulées par l'ample respiration du simoun, de l'harmattan et des autres vents, sans cesse remodelées par la succession des jours et des nuits? (LC, p. 17)’

La mer et le désert sont deux paysages qui se juxtaposent souvent dans les souvenirs de l'immigré. Cela entraîne une confusion entre ces deux endroits qui est bien rendue par la contamination de leurs champs sémantiques comme dans ces vers:

‘Nous avions navigué sur les sables à la recherche de
lieux propices aux enfantements. Car, depuis
longtemps, nous étions enceints d'un rêve vert
festonné de boutures.
(Ibid., p. 13)’

Ces paysages du cœur sont souvent personnifiés: c'est le cas de ce passage où le désert est perçu comme une espèce de géant. Ce rapprochement révèlel'attachement de l'auteur à ce paysage typique de son pays natal:

‘Les villages enfouis au pied du Grand Erg apparaissent pour ce qu'ils sont: les terminaisons nerveuses d'un immense corps cosmique...(Ibid., p. 19)’

Par contre, dans ce poème de Nadir, le désert avec ses dunes est comparé à une femme:

‘DÉSERT FERTILE

Mon corps est de sable blond
S'y réfléchit ma face d'azur
Quand je m'abandonne, Dunes
A vos courbes féminines
Et m'enivre, vin de palmes, le souvenir de douceur
Extases échangées
Irisation des cristaux. (SS, p. 45)36

Saïd aussi, fascinée par le milieu désertique, lui a consacré un poème entier où encore une fois il est rapproché de l'élément marin. On assiste ainsi à la description d'un paysage imaginaire qui renfermerait paradoxalement dans sa nature hybride la liquidité aussi bien que l'aridité:

‘désert
noces du vent
et de la dune

qui enfantèrent
la trace

mer intérieure
sous les reliques
de comètes
agglutinées

dérive ensablée

fidèle
l'éphémère
à lui-même
succède
(FO, p. 29)’

Parfois le paysage finit par être intériorisé en devenant la projection des états d'âme du sujet poétique. Dans cette strophe, c'est la solitude de l'émigré qui se cache derrière la métaphore du désert:

‘reconnaissante au moindre bruit
je dis le désordre
de mon désert triste
où résonnent les heures sèches
(MI, p. 18)’

Après avoir effectué notre recherche des symboles au niveau du contenu, maintenant nous allons focaliser notre attention sur la forme. Il faut dire tout d'abord que les deux écrivains représentent différemment l'errance dans leur style. En effet, Saïd se sert très souvent de l'enjambement, tandis que Nadir utilise beaucoup les points de suspension. L'enjambement c'est l'errance syntaxique qui transforme les poèmes de Saïd en flux de conscience. Il «précipite le poème et sa graphie vers un chant suspendu»37. Cette boulimie verbale révèle une tentative de tout avouer, de tout décrire, jusqu'à parvenir paradoxalement à des poèmes très condensés. Les vers s'entassent en avalant souvent le sens, comme dans cette poésie qui commence in media res et ne fait que dépayser le lecteur en l'entraînant dans ce tourbillon de mots créé par le rythme pressant:

‘sans autre but
que le monde
où l'inconnu
frappe aux portes
de la nuit

où tout mirage
se découvre étrangement
désert

quand la lumière
est notre espace
l'image notre viatique
le mot nu
reflet
que la lumière encre

où le chant est
cet accord
privilégié
du silence et de l'horizon

sans autre repère
que
cette évidence friable
(FO, p. 39)’

Par contre, les points de suspension dont se sert abondamment Nadir ne sont que la représentation visuelle de l'errance discursive. Ils plongent le lecteur dans un état d'attente et le tiennent ainsi en haleine. La phrase apparaît toujours in fieri et son caractère inachevé lui donne un halo de mystère. Nadir recourt beaucoup à ce procédé, surtout dans ses contes merveilleux, puisqu'il contribue à en faire de véritables énigmes. En effet les points de suspension constituent un seuil car ils introduisent le lecteur à une réalité autre qu'il peut arriver à comprendre seulement à l'aide de son imagination. C'est le mystère qui se mêle à la vie quotidienne et qui nous séduit constamment. Tout l'art de la séduction exercée par le conte transparaît de ce passage extrait de l'introduction aux récits poétiques de L'astrolabe de la mer. Ici, l'écrivain explique au lecteur l'origine de cet astrolabe singulier qui, à cause de sa fascination, fut jeté dans la mer par le roi de Shiraz. En effet il croyait que ses hommes pourraient se distraire, attirés par cet objet mystérieux. Mais un jour l'astrolabe finit accidentellement dans la nasse d'un navigateur qui fut soudain hypnotisé par ses mots...

‘Le cuivre était oxydé depuis l'immémoriale immersion. Des étreintes de corail enserraient l'astrolabe et rendaient difficile le déchiffrement. Et cependant, devant les yeux du Navigateur chaviré, se déroulait, avec lenteur, le tissu des songes, depuis trop longtemps emmurés dans le linceul liquide...
Dans la nasse tressée, rapportée à grands renforts d'ahanements sonores à bord du boutre, il y avait, pêle-mêle, des algues phosphorescentes, des papillons carnivores, du sable blond, un perroquet amnésique, des coquillages multicolores, une brochette de contes, des fleurs de cristal et encore des munitions — autant d'hippocampes chevelus — pour aborder en quelque rive, de l'autre côté du miroir...
De quoi, en un mot, se venger de la cruelle ordonnance du roi de Shiraz qui avait condamné son peuple à ne voir que le visible et, avec le secours de la mémoire de l'écume, tenter de déchiffrer la déchirure du voile...
«Ecoute, écoute, dit l'Astrolabe, je m'en vais te raconter des fables… (AM, pp. 17-18)’

Enfin, selon Mireille Sacotte, il y aurait un moyen de représenter l'errance même au niveau typographique. Il s'agit de l'utilisation de l'italique, d'ailleurs très répandue chez les deux auteurs:

‘«L'inclinaison des lettres sur la ligne est donc métaphore du mouvement dans l'écriture, ou si l'on préfère, métaphore de l'écriture en mouvement; chaque caractère penché sur le suivant, le suscitant et le poussant à son tour vers l'avant, donne à la page une allure qui s'accorde avec une poétique qui se veut elle-même mouvement dans sa naissance et dans son développement»38. ’

Notes
26.

“Je commence et me recommence / dans l'infini des métamorphoses / dans le calendrier inépuisable du temps / j'accède au septième jour de toi” (DS,p. 29).

27.

El Houssi M., «L’éveillé et l’endormi dans «Les Portiques de la mer» de Chams Nadir», dans Regards sur la littérature tunisienne contemporaine, cit., p. 165.

28.

Dans ses œuvres l'on trouve aussi le marin par excellence à savoir Sindabad. Cette figure légendaire est présente dans la «Célébration de l'Errant»(LC, pp. 33-36), dans L'Athanor (p. 35) ainsi que dans «L'autre Sindabad» (SS, pp. 28-32).

29.

À ce propos, nous citons une strophe éclaircissante: “lorsque la parole / aura quitté la chair / nous nous éveillerons sans lieu / enlacés à l'arbre / à la pierre / et nous suivrons le vent” (SF, p. 115).

30.

L'indiscutable présence de la mer chez les deux auteurs nous a poussée à lui consacrer un paragraphe entier à l'intérieur de cette section. Maintenant nous nous limitons à traiter la mer en tant que symbole de l'errance qui se confond souvent avec l'autre paysage “errant” par excellence, à savoir, le désert.

31.

Picon G., L'écrivain et son ombre, Paris, Gallimard, 1953, p. 102.

32.

Cette belle expression est extraite d'un poème de Saïd appartenant au recueil Métamorphose de l'île et de la vague (p. 119).

33.

Voilà quelques exemples: “J'écris parce que la houle au cœur / je n'ai jamais oublié le rythme de la mer” (GL, p. 13); “alors le souvenir de la mer / réveille le sel figé dans les larmes / la saveur fluide du sang” (Ibid., p. 82); “ce n'est pas une absence tu m'accompagnes / comme jamais ne m'a quittée / le chant de la mer en ses spirales de nacre” (DS, p. 46); “trente-deux ans que je vis à Paris / il dit loin des prières de la mère / ténèbres des départs avortés / mer et désert chavirent dans sa mémoire” (Ibid., p. 106), “aux franges de ma mémoire friable // héritière du temps / l'eau et le sable chantent dans mes veines”(PN, p. 82).

34.

C'est l'auteur qui souligne.

35.

Il s'agit de «Célébration des sables»(pp. 17-19) et de «Célébration de la mer» (pp. 22-23).

36.

C'est l'auteur qui souligne.

37.

Khatibi A., Figures de l’étranger dans la littérature française, Paris, Denoël, 1987, p. 105.

38.

Sacotte M., Parcours de Saint- John Perse, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1987, p. 238.