I.2. Symboles et figures de l'entre-deux.

Nous avons vu comment les deux écrivains se sentent à leur aise dans cet espace ambigu qu'est l'entre-deux et ils parviennent à le transformer même en un lieu très fécond grâce à leur style. D'ailleurs, si l'on observe plus attentivement leurs textes, on peut remarquer la présence massive de figures et de symboles renvoyant à cet espace indéfini où le chaos finit par entraîner un enrichissement sémantique et lexical. Comme pour les symboles et les figures précédents nous allons focaliser notre attention d'abord sur le contenu et ensuite sur la forme, en ajoutant aussi une espèce de classification selon la typologie d'opposés auxquels les symboles appartiennent.

Nous allons nous occuper maintenant de ceux qui participent de l'entre-deux ciel / terre. Cette catégorie inclut le mot “oiseau”39, souvent utilisé chez Saïd comme métaphore du poète ou du poème40. Au cours d'un entretien la poétesse explique l'importance accordée à cet animal dans ses poèmes par ces mots:

‘«Symbole de transcendance, de liberté, de renaissance (voyez le mythe du Phénix), cet être tout de lumière et de feu ne cesse de traverser mes poèmes. Symbole de l'âme humaine, ou de son immortalité, l'oiseau est, comme l'arbre, un médiateur entre terre et ciel, un lien entre l'ici et l'ailleurs. Il n'est pas sans rappeler l'ange, lui aussi un être de lumière, lui aussi un messager. Parce qu'il est avant tout mouvement et que son chant naît d'une espérance de la lumière, l'oiseau m'est toujours apparu comme une métaphore du poète»41

En effet il y a plusieurs poèmes où l'auteur joue sur cette ambiguïté entre la figure du poète et cet animal chargé de symbolique. Pour ce faire, Saïd recourt à une comparaison ou bien à une métaphore, comme les montrent bien les deux exemples suivants:

‘les mots s'assemblent
comme une symphonie
d'oiseaux
sur le fil du départ
(FO, p. 11)

ici sont d'autres lois
dans la volière des mots
chacun choisit avec soin
celui qui l'émerveillera
(DM, p. 14)’

Comme l'oiseau, le poète aussi participe de deux univers. C'est ce que affirme Saïd dans cette strophe appartenant à un poème autobiographique:

‘à neuf ans je découvris éblouie une ville engloutie
au retour je mis mes ailes à sécher sur les dunes
je comptais les pierres avant de les ramasser
j'avais deux visages je vivais dans deux mondes
(DS, p. 12)’

Parfois le rapprochement poème-oiseau est explicité comme dans ce vers qu'on dirait plutôt une assertion:

‘- le poème est un oiseau de la nuit
(Ibid., p. 68)’

“Oiseau” est aussi l'un des mots-clés du vocabulaire poétique de Nadir. Chez cet écrivain ce mot est presque divinisé lorsqu'il renvoie à la légende et il est écrit très souvent avec un “o” majuscule. Mythes et légendes se succèdent dans cet écheveau de symboles qu'est l'œuvre de Nadir pour donner vie à des créatures hybrides comme l'Homme-Oiseau (LC, p. 7), l'oiseau-serpent Quetzalcoaltl(SS, p. 18) et finalement cet Oiseau d'acier, métaphore de l'avion qui détruisit Hiroshima, dans ces vers tirés d'un émouvant poème d'Eros et Thanatos:

‘Ainsi parlaient les Amants enlacés
Dans la langueur du Midi.
Mais l'Oiseau d'acier obscurcit le ciel
Et ouvrit son ventre mécanique.
Il y eut un long sifflement
Et l'éclat de mille soleils....
(SS, p. 67)42

Un autre mot participant du couple d'opposés terre / ciel est “arbre”, symbole par excellence des racines de l'individu et de la vie dans son évolution perpétuelle, comme en témoignent les vers suivants:

‘notes pures qui d'instinct érigent
l'arbre transparent et libre
de toute généalogie
(SF, p. 48)’

Ce rapprochement est plus explicite dans les vers suivants où l'arbre devient aussi le symbole du caractère cyclique de l'évolution cosmique par les étapes de la mort et de la régénération:

‘les racines sont tout le mystère
sont arbre inversé
courant au long des siècles
(Ibid., p. 18)’

Il apparaît aussi sous les variétés typiques du paysage méditerranéen (olivier, figuier, pin, grenadier, amandier, etc.) pour évoquer l'enfance du sujet poétique, comme dans le refrain de ce poème des origines, qui revient constamment pour bercer les souvenirs de l'exilée:

‘je suis née d'un silence
entre la mer et l'olivier
du rythme des vagues
et de l'enfance de la lumière
(DS, p. 101)’

Dans cette vision idyllique de l'enfance, l'arbre est souvent humanisé et semble être une constante dans les souvenirs du pays natal comme dans ces vers trempés de nostalgie:

‘dans les jardins de mon père
les arbres portent des fruits anciens
chuchotent dans la langue des oiseaux
(PM, p. 36)’

Dans ces vers où la métaphore filée du feu s'entremêle au champ sémantique de la religion, l'arbre en sort même divinisé:

‘Et les branches de lauriers
Offrande lyrique
S'embrasent quand les caressent
Les mille doigts incandescents
Du Disque adoré.
Ah! L'extase mystique sous le frisson des palmes...
(Ibid., p. 51)’

Dans l'œuvre de ces auteurs nous avons remarqué aussi la présence des symboles appartenant à un autre couple d'opposés, à savoir le couple terre / eau. Il s'agit du mot “rive”(ou “rivage”) et du mot “île”. Les deux vocables reviennent très souvent dans les poèmes de Saïd et de Nadir surtout le premier, qui est utilisé parfois comme métonymie du pays natal où de celui d'adoption:

‘nous sommes deux à vivre
sur deux rives semblables

l'une est rive d'enfance
l'autre sous le vent
nous révèle à nous-mêmes
dans sa clarté de pierre
qui chute dans le noir
(SF, p. 79)’

Cette double appartenance plonge le sujet poétique dans un état d'incertitude qui lui fait s'exclamer:

‘je ne sais toujours
à quelle rive me vouer
(NA, p. 15)’

Mais d'ailleurs l'entre-deux semble être son lieu privilégié, sa vraie patrie comme en témoignent ces vers:

‘de lourds cheveux de femme
forment les deux rives
où je demeure
comme dans l'intimité
d'une épaule
(SF, p. 67)’

Même l'île est toujours évoquée avec plaisir par les deux écrivains. En effet elle est vue comme un lieu paradisiaque, presque mythique, où règnent encore l'innocence et la pureté:

‘isolée
île
peuplement d'arbres et de nuages

il y a comme un chant de nature
en ces lieux où la dent
n'éveille pas morsure

où le monde
est couleur bleu enfance
(Ibid., p. 19)’

Il y a un mot dans le vocabulaire poétique des deux auteurs qui représente, dans sa définition même, la synthèse des couples d'opposés qu'on vient d'analyser. Il s'agit du mot “horizon”, “cette ligne de rencontre” qui “rassure ciel et terre” (GL, p. 31)ou bien ciel et mer, et que ces écrivains utilisent souvent aussi dans son sens abstrait. Dans ce cas, l'horizon est perçu en tant que seuil, une limite de la pensée comme le suggèrent ces vers:

‘les images s'épuisent
et dans la nasse du silence
demeure le vaste:
l'horizon intérieur
(MI, p. 90)’

L'horizon est toujours étranger” (SF, p. 73)43 puisque symbole de l'inconnu et du mystère. Pourtant, surtout chez Saïd, il y a un effort d'apprivoisement à travers l'humanisation de cette ligne imaginaire44:

‘l'horizon est patient
pour les marcheurs immobiles
battant leur démesure
(MT, p. 10)’

Nadir aussi l'apprivoise à sa manière en recourant à l'hyperbole suivante:

‘Avec, au creux de nos paumes, une étincelle de silex
Avec, dans la nacelle de nos cœurs, une brassée de papillons
Avec dans nos pupilles, des caravelles et des ombres
Nous avons chevauché l'horizon
(LA, p. 66)’

Le mot “horizon” renvoie directement au concept de “seuil” qui apparaît souvent dans les œuvres analysées et appartient au couple d'opposés dehors / dedans ou intérieur / extérieur. Mais il y a aussi d'autres mots, tels “porte”, “fenêtre” (ou “vitres”), “mur”, “frontières”, qu'on pourrait inclure dans cette catégorie. Le poète même se situe dans l'entre-deux dehors / dedans pour souligner sa fonction d'intermédiaire. Ainsi il affirme:

‘je suis porte
je suis fenêtre
ouvrant sur l'infini
(GL, p. 26)’

Pour terminer notre classement des différents types d'entre-deux présents dans les textes étudiés, il nous reste à analyser le mot “voile”, qui renvoie au couple visible / caché. Ce mot ambigu revient souvent dans la littérature maghrébine d'expression française et il est souvent utilisé métaphoriquement comme chez les deux auteurs. Mais cet usage est plus évident chez Nadir, où le voile devient le symbole de l'ignorance dans une quête initiatique de la vérité. Cette quête est à la base de la danse du derviche-tourneur où le voile constitue une étape à franchir pour découvrir le Secret. La Célébration de la danse(LC, pp. 51-53) se présente comme une description très détaillée de ce voyage initiatique accompli par cet art corporel. En voilà un passage très significatif:

‘Le chemin se dérobe aux pas
De celui que tenaille l'inquiétude
Les sables mouvants attirent
Celui que courtise le Doute.
Et la halte est courbe de tendresse,
Plage de douceur, tentation qui vrille…
Mais tu marches...
Et au bout de l'ascension maintenue,
Voici que t'apparaissent les Sept voiles initiatiques.
Ta hâte les déchire.
Alors t'apparaît, non Sa face attendue, mais
un Miroir
Resplendissant de mille reflets.
Longuement, tu t'y mires et tu comprends le Secret
Le Miroir t'oppose son évidence
Le Bleu, l'Infini, l'Ineffable
Je, Il, Nous,
Parcourent ta lande et composent,
Matière et couleurs mêlées,
Ta consubstantielle Vérité.
(LC, pp. 52-53)’

Après avoir analysé les symboles de l'entre-deux au niveau du contenu, nous allons nous occuper maintenant de la forme. On pourrait considérer comme des entre-deux formels les figures du discours telles, l'antithèse, l'oxymore, la comparaison, la métaphore et enfin la synesthésie, puisqu'elles mettent toutes en jeu deux éléments soit syntaxiques soit sémantiques par opposition ou par analogie. Le but principal des deux poètes est de faire demeurer le sens dans un entre-deux constant et enrichissant où l'ambiguïté serait «un principe de vibration du mot et de fécondité de la parole»45. Ainsi chaque mot (poétique) devient «un objet inattendu, une boîte de Pandora d'où s'envolent toutes les virtualités du langage»46. D'ailleurs «les mots ont une mémoire seconde qui se prolonge mystérieusement au milieu des significations nouvelles»47. Un jeu antithétique constant et de nombreux oxymores dans les textes analysés révèlent une conception dichotomique de la réalité que nous allons traiter dans la deuxième partie de notre travail. Comparaisons, métaphores simples et filées, synesthésies abondent chez les deux auteurs et leur présence massive semble obéir à cette tendance à la surcharge qui est typique des écrivains maghrébins francophones.

Pour l'instant, nous nous sommes contentée de signaler rapidement les figures du discours qui, avec d'autres, représenteront dans un deuxième moment l'objet principal de notre étude. En effet ce qui nous intéressait davantage dans ce paragraphe, c'était de compléter tout simplement notre classification thématique et formelle des symboles et des figures de l'entre-deux.

Notes
39.

Il apparaît le plus souvent sous le mot générique mais aussi sous ses variétés comme l'hirondelle, l'hibou, le corbeau, la colombe, le pigeon, etc. qui sont parfois des hapax dans les textes de Saïd.

40.

Voilà quelques exemples où l'on trouve cette confusion de champs lexicaux: “les mots s'envolent / embruns / quittant la vague / pour le vent” (FO, p. 11); “laisser un ange habiter le poème / ou le poème s'inventer oiseau / expérience de l'envol” (PM,p. 11); “un instant le ciel vacille / un instant / nos ailes s'embrasent” (UA, p. 21); “par le poème / par ce qui tremble / et brûle dans ses ailes” (DM, p. 51).

41.

«Les gisements de lumière de Amina»,(entretien réalisé par Nizar Ben Saâd), Le Renouveau, Tunis, 18 févr. 1998.

42.

Il est curieux de remarquer que Saïd aussi, dans son premier recueil de poèmes, décrit un bombardement aérien d'une façon semblable par les vers suivants moins lyriques peut-être, mais quand même efficaces: dans les mémoires du jour / où aux hélices se déchira le ciel /où les poitrines marchèrent au sacrifice nues /et brunes /les gueules d'acier arrivèrent à temps des mois/à l'avance avec la ponctualité d'un pointage en /usine /elles crachèrent leurs salves impeccables tout à / la gloire des marchands de canons /ils ne savaient/pas les chairs tendres à penser le métal /la dette déjà lourde multipliait les chaînes (PN, p. 89)

43.

C'est l'auteur qui souligne.

44.

En voilà quelques exemples: “ils regardaient au loin // ami ennemi l'horizon / franchir le cercle d'un autre temps” (NA, p. 22); “lame de lumière / dans la chair de l'horizon” (Ibid., p. 89); “l'accueil de ses bras / reflète l'exact sourire de l'horizon” (MT, p. 65).

45.

Sacotte M., op. cit., p. 351.

46.

Barthes, R., Le degré zéro de l'écriture, Paris, Seuil, 1972, p. 38.

47.

Ibid., p. 16.