II. La Mère bleue.

Théâtre de batailles navales mémorables et lieu d'échanges par excellence, la Méditerranée fascine depuis toujours pour sa mosaïque culturelle et linguistique, ses légendes, son histoire glorieuse et captivante. Elle représente, à juste titre, la muse inspiratrice privilégiée des deux écrivains car elle les rattache tout d'abord à leur pays d'origine. En effet, «J'écris parce que la houle au cœur / je n'ai jamais oublié le rythme de la mer», avoue Saïd dans le long poème qui introduit Gisements de lumière 48. Saïd et Nadir sont justement deux fils de la Méditerranée tunisienne qui ont quitté leur rive natale, comme d'ailleurs la plupart des écrivains maghrébins. Ils ont connu l'autre rive et jouent constamment le rôle de passeurs en se situant dans l'entre-deux fécond. Selon Jegham, ce rôle privilégié serait l'un des traits principaux de la modernité car

‘«la notion d'écrivain-passeur invite à considérer l'entreprise du croisement et du métissage qui participe pleinement de la modernité littéraire.[...] C'est alors l'œuvre comme lieu qui se propose à notre appréciation, un lieu d'accueil et d'échange dans lequel participent les différences»49.’

Ainsi l'espace méditerranéen devient le «moteur d'un travail qui inscrit l'élan marin dans la rencontre fertile de (ces) différences»50.

Ce “désert bleu” (DS, p. 76), symbole de l'errance par excellence, est aussi le leitmotiv des œuvres de ces écrivains. Chez Saïd elle tisse des métaphores et répand son champs sémantique et lexical dans tous ses recueils poétiques comme le montrent bien les vers suivants où l'on assiste à l'humanisation des éléments du paysage marin51:

‘ton ombre vit de ce qui vient
de la vague
du tremblement de l'algue
dans la voix
des sables abandonnés
au tourbillon des mouettes
(NA,p. 18)’

Le champ lexical de la mer finit souvent par contaminer le poème entier en tissant son réseau “liquide” tout au long des vers. C'est le cas de cette histoire d'amour entre la mer et le sujet poétique qui révèle une tentative de con-fusion avec l'élément marin:

‘ma transparence de femme
a pour miroir
toute la mer

mes écumes sont nées
du sel de ses cimes

ma voix est écho
à ses fracas
à ses murmures

nous étions
une seule houle
quand nous marchions
vers la terre

nous nous donnions la main
(SF, p. 14)’

Le lien presque indissoluble avec l'élément marin fait prononcer au sujet poétique ces mots qui résonnent comme un pacte ancien entre l'homme et la mer:

‘ce fut une mer étranglée d'écumes
qui accumula le sel dans nos veines
et se retira
(Ibid., p. 75)’

Dans plusieurs poèmes saïdiens on perçoit un effort constant du sujet poétique dans la tentative de s'intégrer totalement au paysage marin comme le suggèrent bien ces strophes:

‘d'une maisonnette construite tel un bateau
je me laisse couler dans l'émotion bleue
un ballet d'hippocampes frôle
les étoiles tombées du ciel
des oursins fleurissent les rochers
des algues scintillent à mon poignet
seul vit l'instant dans ce que je contemple
(PM, pp. 36-37)


algue j'ai grandi vague poisson
étoile aux multiples branches
la première lettre de l'alphabet
incrustée sur le front
(DS, p.11)’

Des vers qui suivent émerge toute la nostalgie du pays natal car, de temps en temps, «le souvenir de la mer / réveille le sel figé dans les larmes» (GL, p. 82) et son bruit continue à retentir dans les oreilles des exilés:

‘je suis de mon enfance et donc de nul ailleurs
minuit de lumière alphabet du rien
mer blanche mer du soleil couchant
grande mer intérieure à l'ouest de nos rêves
(DS, p. 15)’

Il est curieux de remarquer que les deux auteurs voient la Méditerranée de la même manière en lui attribuant la couleur blanche. Pourtant voilà les deux différentes descriptions qu'ils font de leur mer natale:

‘je suis née sur les bords
de la mer du soleil couchant
la grande mer la très verte
la mer des Philistins
celle qui baigna Carthage
la mer blanche intérieure des Arabes
dont les chevaux déferlèrent sur les rives
(Ibid., p. 11)’

Si Saïd trace une brève histoire de la Méditerranée en montrant un certain détachement de sa part, Nadir met plutôt l'accent sur la nostalgie en faisant une description à coup de pinceau du paysage de son enfance:

‘Je me souviens encore des palmiers, du vent d'est
et de cette mer si calme, huileuse,
si blanche.
(SS, p. 19)’

Chez Nadir la mer s'impose déjà dans les titres des recueils de contes52en devenant la protagoniste indiscutable de ses récits poétiques. Comme l'a bien souligné Beïda Chikhi, la mer apparaît, chez lui, comme «figure de transport et de circulation de la science et de la parole communicative qui anime les rivages»53. La mer, chez Nadir, est aussi la gardienne du mystère qui pèse sur ses récits. D'une façon ou d'une autre cette “mer conteuse”54 est donc toujours présente dans la plupart de textes maghrébins, cette “mer-mère”55 qui constitue parfois le seul repère dans le dépaysement total de l'immigré / exilé, la mer qui apaise la nostalgie par les souvenirs d'enfance dont elle est très souvent le décor préféré. Mer généreuse, maternelle, protectrice mais aussi cruelle en tant que frontière, seuil, séparation, éloignement. Dans la Célébration de la mer de Nadir la Méditerranée est “l'insondable fracture”. Et encore “une amnésie des cartographes...un signe à la recherche d'une signification” (LC, pp. 22-23) pour souligner l'absence d'un point de repère unique bien représentée par cette mer sans racines spécifiques. En effet on dirait que, dans les deux définitions précédentes, Nadir met plutôt l'accent sur l'immensité de la Méditerranée et sur ses nombreuses patries. Nous avons vu comment les auteurs étudiés traitent différemment le thème marin, chacun selon sa propre sensibilité. Pourtant ils partagent l'interprétation maternelle de la mer d'ailleurs très commune chez les écrivains maghrébins. Madelain a remarqué que le sentiment océanique serait lié d'une manière indissoluble à l'attachement maternel puisque la mer et la mère sont réunies dans le même bercement initial56. Cela donne vie à une confusion entre les deux vocables déjà suggérée par leur homophonie et explique cet attachement très fort de l'exilé à cet espace qui, malgré son infinitude, constitue l'un des points de repère identitaire pour lui.

Notes
48.

Il s'agit de J'écris, p. 13.

49.

Jegham N., Lectures tunisiennes, cit., pp. 128-129.

50.

Ibid., p. 128.

51.

En voilà d'autres exemples: “nous sommes les hôtes inconnus / dans la maison du monde / la mer la vague l'écueil / le navigateur découvrant / l'absence de balises” (DS, p. 95); “lorsque mort et mer profondes / n'étaient encore que murmures / vagues et houles sans chair” (MI, p. 84); “elles ont habité avec nous / la rondeur de sables lointains / et l'eau vive de mers natales” (SF, p. 108).

52.

L'astrolabe de la mer, Paris, Stock, 1980; Les Portiques de la mer, Paris, Méridiens Klincksieck, 1990.

53.

Chikhi B., Maghreb en textes. Écriture, histoire, savoirs et symboliques, Paris, L'Harmattan, 1996, p. 181.

54.

Ibid., p. 183.

55.

Nadir Ch., «Célébration de la mer» dans Le livre des célébrations, Paris, Publisud, 1983,p. 22.

56.

Madelain J., op. cit., p. 57 (trad. it.).