III. Éros et Thanatos: la dialectique je / tu.

Nous allons maintenant développer deux thèmes très fréquents dans la littérature maghrébine d'expression française, à savoir l'amour et la mort, ce couple d'opposés déjà très cher d'ailleurs à l'ancienne mythologie grecque où ils apparaissent strictement liés mais dans un contraste éternel. La place centrale que les œuvres maghrébines accordent en général à l'éros représente sans doute un hommage constant au chef d'œuvre par excellence de la littérature indo-arabo-persane, Les Mille et une nuits, où l'érotisme se produit par la parole qui y devient ainsi séduction pure. En effet les textes des deux auteurs sont truffés d'allusions plus ou moins explicites aux héros, aux épisodes et à la structure même de Les Mille et une nuits et cela ne fait que témoigner d'une véritable dévotion envers la tradition.

“Écrire est un mode de l'Éros”, avoue Barthes dans ses Essais critiques 57, et les deux auteurs étudiés semblent confirmer cette affirmation lorsqu'ils abordent la thématique amoureuse. En effet, chez eux l'écriture se plie aux différentes nuances de ce sentiment très complexe pour mieux l'exprimer. En focalisant notre attention d'abord sur l'éros, on constate tout de suite que Saïd et Nadir présentent une différence très marquée dans la façon de traiter l'amour.

Saïd semble en avoir une conception presque spirituelle qu'on atteint pourtant par la fusion des corps58. C'est un amour qui se sert donc du langage corporel pour s'exprimer. D'ailleurs cette “quatrième langue”59 dont disposent, selon Assia Djebar, les femmes maghrébines, parsème de son champs lexical les œuvres étudiées60. La passion amoureuse amorce une dialectique je / tu où le sujet poétique se reflète constamment dans l'autre qui devient ainsi son double, son miroir61. Ce sentiment de dépendance est bien évident dans le poème suivant où la présence de l'autre paraît indispensable pour l'existence même du sujet poétique, comme s'il avait subi un enchantement:

‘présence d'abord insoupçonnée
tu surgis peu à peu dans mon sang
de ton regard je naquis une deuxième fois

abandonnée au mensonge des étoiles
je vais par les rues froides
comptant les heures les jours les mois
qui me séparent de toi

je te cherche à travers toutes les vitres du monde

vers toi je vais
comme si je ne savais
que marcher vers toi

je n'ai pour allié qu' un soleil lointain
pourquoi m'as-tu ôté ta lumière
(DS, p. 38)’

Peu à peu cette dualité initiale est absorbée dans le pronom personnel unificateur “nous” qui souligne soit la volonté de s'assimiler à l'autre soit la complémentarité des amoureux, comme dans la strophe suivante appartenant à un poème qui est structuré sur un jeu d'oppositions:

‘nous étions la lune et le soleil
et la couleur qui soutient le ciel
et son commencement

nous étions lumière et ténèbres
nous étions la roue
qui assemble le jour et la nuit
(Ibid., p. 31)’

L'amour chez Saïd est perçu comme un sentiment très fort qui pousse inévitablement à l'abandon total et au besoin presque vital de la présence de l'être aimé62. C'est un amour qui devient parfois pur érotisme, mais jamais vulgaire63. L'amour se nourrit du regard qui en est le véhicule privilégié comme le témoigne cette “énigme imagée”64 rappelant le style de Lorca65. Malgré leur obscurité ces vers montrent bien la place centrale réservée à l'autre, place qui est symbolisée par le nombril, barycentre du corps par excellence:

‘dans mon nombril
j'ai mis l'œil d'un oiseau
qui te regarde
(MI, p. 45)’

L'amour se fait dévotion lorsqu'il entraîne l'annulation de l'être amoureux qui fait tourner toute sa vie autour de l'objet de son amour66. L'importance qu'il accorde à la personne aimée entraîne chez lui un fort désir de symbiose qui est bien exprimé par la strophe suivante. Ici le sujet poétique rêve de participer à la vie de son aimé, pour mieux le connaître et le comprendre:

‘être le regard
que tu portes sur les choses
le paysage que tu contemples
le poème que tu viens d'écrire
le mot que tu prononces
son écho dans le silence
être au creux de cette histoire
qui s'écrit malgré soi
(PM, p. 53)’

Deux personnes se rencontrent, s'aiment et tissent une histoire commune67. La relation amoureuse se traduit donc, dans ces poèmes, en un chemin à faire à deux, vers un but final ou seulement pour un trajet. Ce chemin n'est pas toujours facile surtout lorsque les deux amoureux ne se comprennent pas. Face à cette incommunicabilité seul le silence est possible et s'insinue ainsi le doute de la réalité même du sentiment amoureux68.

Pour souligner probablement la place d'honneur que l'éros occupe dans ses poésies, Saïd lui reconnaît même une certaine tangibilité en attribuant à ce sentiment des traits humains. Les vers suivants montrent bien ce processus de personnification qui, d'ailleurs, représente l'une des caractéristiques du style de l'auteur:

‘notre amour
ne sait à quoi il ressemble
lui non plus n'a pas de bouche
et parle une autre langue
(Ibid., p. 87)’

L'éros y apparaît dans toutes ses contradictions puisqu'il révèle à l'homme sa vulnérabilité aussi bien que sa force69. Saïd souligne parfois son caractère universel en faisant de l'amour le synonyme de liberté car “dans toutes les langues / l'amour ouvre l'horizon” (GL, p. 74). L'amour assouvi devient source de beauté et de bonheur. Tout l'embellissement qui vient du sentiment amoureux transparaît de cette merveilleuse hyperbole où le sujet poétique se compare au symbole de la beauté par excellence:

‘je suis un soleil
qui meurt dans ta bouche
(DS, 53) 70

Cependant, dans les recueils étudiés, l'amour est contemplé dans toutes ses nuances et il acquiert ainsi même des connotations négatives, jusqu'à entraîner la mort. On y trouve donc l'amour obsédant, douloureux, déchirant où l'être aimé finit par devenir la blessure la plus profonde du sujet poétique. Dans ces poèmes la soumission à l'autre est totale, à tel point qu'on lui attribue un pouvoir immense: décider de la vie et de la mort de la victime qui l'aime71. L'autre devient souvent une véritable obsession et, pendant son absence, sa présence est invoquée sans cesse et parfois même rêvée72. Toute recherche se révèle inutile cependant puisqu'on n'arrive pas à combler le vide laissé par l'absence de l'être aimé. La nostalgie de l'autre, qui fuit toujours et qu'on ne parvient pas à posséder totalement, donne à l'amour un aspect mystérieux. Ce côté évanescent du sentiment amoureux bouleverse le sujet poétique. Ainsi il ne cesse de s'interroger sur les raisons qui le poussent à renaître chaque jour grâce à la force de l'amour:

‘qui es-tu
pour que chaque nuit
mon corps s'invente
une nouvelle aube
une nouvelle histoire
(Ibid., p. 42)’

L'amour, lorsqu'il devient un sentiment morbide, peut acquérir même des traits mortifères. L'ombre de la mort, annoncée ici par un oiseau lugubre, descend sur les amoureux, comme si elle voulait sceller, presque, leur sentiment profond en le rendant éternel:

‘l'œil du corbeau
fixe sa proie

derrière un écran
de transparentes fumées

nous échangeons nos corps

rituels du silence
(UA, p. 46)’

Par ce poème de lutte entre éros et thanatos, Saïd semble rejoindre Nadir dans sa complainte dédiée aux deux amoureux de Hiroshima73. Il s'agit d'une histoire émouvante en vers où les protagonistes sont tués, au cours de la deuxième guerre mondiale, par la bombe atomique. Cependant la mort ne réussit pas à effacer leur grand amour qui continue à survivre et à s'alimenter sous les décombres. Voilà comment le poète parvient magistralement à nous donner ce sentiment de tendresse qui demeure malgré la catastrophe:

‘A Hiroshima, longtemps après,
J'ai vu la morsure des soleils éteints
Et sur un pan de mur calciné,
Deux ombres enlacées:
Une branche d'amandier en fleur
Couronnée du vol immobile des abeilles
S'insinuant entre les pierres noircies
(LA, p. 82)’

Il y a un autre poème de Nadir où l'éros s'accompagne de la mort mais qui montre un amour bien plus physique que celui de l'hymne à l'amour éternel. Les protagonistes de ce poème en prose, ou de cette prose lyrique, sont une prostituée indoue et un professeur. Ce dernier, après une nuit de passion, tombe amoureux d'elle et lui demande de l'épouser. Mais l'histoire n'a pas de happy end puisque la jeune femme meurt d'une façon bizarre. En effet, elle est poignardée dans sa chambre par les éclats de verre d' un miroir qui s'est soudain brisé lorsqu'elle était en train de danser. Dans le passage suivant, la femme est perçue comme une créature insatiable et tentatrice à laquelle la victime ne peut pas résister:

‘Indira, j'aime ta royale impudeur, la démesure de ton appétit et l'architecture savante que, sans cesse, tu inventes à l'intention des corps qui s'emmêlent et s'embrasent dans ta couche. Mon regard de glace est témoin de toutes tes turpitudes, de tous les délires que tu inspires.
Placide, je t'admire car Indira, adorable catin, tu appliques, avec conscience, les enseignements sacrés du kama-soutra. Et tu sais, ma pourriture adorée, quand tu dresses bien haut tes seins fermes et lisses, pommes d'or du jardin des Hespérides, quand tu emprisonnes le principe mâle dans tes ovaires incandescents, oui tu sais que moi, la face de glace, l'étendue asexuée, je brûle pour toi de tous les feux de la damnation.
Quand après l'extase, tu mires en moi ta nudité triomphante, j'ai, plus d'une fois, saisi ton regard pervers qui me nargue et me rend complice.
Reine du vice, ô ma démente, tu sais bien, toi qui crois à la métempsycose, que de toute mon âme de miroir, je suis jaloux.
Et pourtant je t'implore à nouveau: qu'à jamais jaillisse ton rire impudique car ta nudité est l'oméga du monde (AM, pp. 84-85)’

Il y a, bien sûr, d'autres poèmes qui parlent d'amour chez Nadir. Et il s'agit toujours d'un amour qui devient passion infinie, sensualité pure, acte charnel, extase des sens. Le corps féminin apparaît comme la première source de plaisir visuel. La contemplation d'une telle beauté pousse bientôt le sujet poétique au désir de posséder l'aimée74. D'ailleurs il y a dans ses poèmes de nombreuses allusions à l'accouplement75. Surtout dans ses descriptions par touches, la poésie se fait épiphanie érotique comme dans les vers suivants:

‘Ta jambe autour de ma jambe
Pour les noces, or et azur, du sable et de la vague
Pour l'enfouissement et le surgissement
Pour le Totem et la Libellule
Pour la confluence des mers et l'emmêlement des eaux
Pour la fusion et l'éclosion:
Marajul Bahrein! (LA, p. 60)

Ainsi, l'énergie produite par l'amour de deux individus contribue à alimenter l'énergie de l'univers et, dans cet effort d'établir une harmonie avec tout ce qui l'entoure, le corps féminin finit par se confondre avec le paysage:

Mon désir te frangera d'écume
Et mon souffle dans ton cou
Fera courber l'herbe de tes prés
Danser le feuillage de ta vigne
Miroiter l'étendue fluide de tes lacs.
Aux portiques de ton cœur
Mon amour fera éclore
Les Cinq Fleurs d'éternité (LC, p. 11)’

Malgré les différences évidentes dans la façon de traiter l'amour, chez Nadir et chez Saïd on perçoit le même désir sous-entendu d'atteindre l'unité par la fusion des corps. Cette aspiration au dépassement de l'altérité est sans aucun doute incarnée par la figure mythique de l'androgyne dont l'on trouve plusieurs renvois dans les textes étudiés. Cette créature ambiguë, bien décrite par la bouche d'Aristophane dans le Banquet de Platon, présente en effet des traits masculins aussi bien que féminins. Elle constituerait donc, par sa nature même, l'unité retrouvée d'un moi divisé. D'ailleurs, le thème de l'androgynie est très fréquent chez les auteurs maghrébins d'expression française en tant que métaphore de leur double identité visant à une unité réconciliatrice.

Pour ce qui concerne les deux écrivains, nous avons remarqué quelques exemples très curieux. Saïd introduit cette thématique au niveau linguistique. En effet elle semble jouer avec le français et l'arabe lorsqu'elle présente dans deux poèmes différents la même image du soleil qui devient femme. Voilà les vers qui nous intéressent:

‘j'avale la lune improbable et son ombre
et le jour se fait femme
(SF, p. 11)’ ‘le soleil est une femme
qui cherche encore la terre
(DM, p. 62)’

Or, si l'on se réfère à la langue arabe, il n'y a aucun renvoi à l'androgynie, le mot “soleil” (shams) étant féminin. Mais si, au contraire, on ignore cette particularité de l'arabe et on interprète les vers selon la langue française le clin d'œil à cette thématique apparaît évident. Donc il y a deux interprétations possibles à ces vers volontairement ambigus. Peut-être s'agit-il d'un brin d'arabité du style de l'auteur ou bien de l'un de ses nombreux stratagèmes pour confondre le lecteur en le plongeant dans un état constant de dépaysement total.

Nadir aborde le thème de l'androgynie d'une manière plus explicite surtout dans ses contes merveilleux. En particulier dans le recueil Les portiques de la mer il y a un conte (Le Chiffre) très singulier, où l'auteur attribue la découverte du zéro à une femme. La protagoniste, Gopa, est une jeune fille qui adore la science des nombres et pour laquelle d'ailleurs elle est très douée. Il s'agit d'une véritable vocation qui, au début, est contrariée par son père. En effet ce dernier préférerait que son fils Gautama s'intéresse à cette science, mais celui-ci ne fait que décevoir son père. Un jour Gautama meurt et, à partir de cet épisode tragique, Gopa commence sa métamorphose. Elle s'habille comme un garçon, se coupe les cheveux et son père ne l'appelle plus que par le prénom de son frère disparu. Gopa fait tout son possible pour s'adapter à son nouvel état et essaie donc de réprimer sa féminité. Elle cache ses seins sous des bandes de tissu, elle se rase le visage pour faire pousser plus dru le duvet de ses joues et s'exerce même à grossir sa voix. Pourtant, malgré tous ses efforts, ses règles lui rappellent chaque mois qu'elle est une femme. Nous la voyons dans ce passage très significatif où, désormais vieille, elle s'est réfugiée dans une caverne pour finir ses jours en solitude. Il est curieux de remarquer que l'écrivain attribue à la protagoniste la découverte du zéro seulement lorsqu'elle décide d'accepter et d'assumer sa féminité. D'ailleurs selon l'auteur, le zéro est le symbole même de la vie que seulement une femme peut donner:

‘Tout d'abord, elle enleva le turban qui enserrait sa tête et, avec violence, le jeta le plus loin possible. Ensuite, elle se débarrassa des bandes qui emmaillotaient sa maigre poitrine. Elle passa sur ses lèvres gercées une peinture rouge et entreprit, avec des poudres et des herbes, de maquiller son pauvre visage ridé, comme une fiancée s'apprêtant à des épousailles longtemps attendues. Oui, comme une femme prête à accueillir un époux mystérieux mais désiré. Ses entrailles lui faisaient mal. Un élancement impérieux vrillait son ventre qui, jamais, ne pourrait enfanter. Aucun œuf, jamais, ne germerait dans sa matrice désertée. Aucune métamorphose ne continuerait le cycle...
Gopa prépara plusieurs seaux de peinture blanche. Méthodiquement, elle entreprit de couvrir les murs de la grotte d'un signe pour matérialiser le Nombre manquant, qu'elle décida d'appeler Sûnya: infini, vide, espace. Elle avait choisi pour cela la forme d'un autre manque: l'œuf qui jamais ne germerait. Le cercle que son ventre jamais n'imiterait. (LP, pp. 83-84)’

Après avoir dévoilé ce mystère qui l'a occupée toute sa vie, elle peut enfin mourir ou plutôt renaître, comme montrent bien les lignes suivantes appartenant au passage final du conte:

‘Son corps se recroquevilla et pris la position du fœtus. Puis, peu à peu, il rétrécit. Les soupirs qui sortaient de sa bouche entrouverte devinrent ténus: une sorte de babillage. Sa peau ridée se tendit. Son crâne se couvrit d'un duvet soyeux. Ses vêtements tombèrent en poussière. Un cordon ombilical lui poussa au milieu du ventre. Et dans la matrice de la grotte, l'embryon entendit le clapotis du liquide amniotique le bercer de son doux ressac.
(Ibid., p. 84)’

Ce conte est truffé de symboles, dont la grotte. Or, Gopa a choisi de mourir dans une caverne qui est d'ailleurs la métaphore du ventre maternel par excellence. Cette femme incarne dans sa métamorphose la figure du cercle ou mieux du zéro. À la fin elle n'est devenue que cette même énigme qui l'avait poursuivie pendant sa vie.

Au début du paragraphe nous avions parlé du couple d'opposés éros / thanatos en le présentant comme indissociable par tradition. Cependant, nous allons focaliser maintenant notre attention seulement sur la mort qui assombrit plusieurs poèmes de Saïd. La mort est introduite très souvent par des images violentes et macabres pour choquer le lecteur, comme en témoignent ces vers décrivant un véritable massacre humain76:

‘se déchirent les eaux
naît le cri de la crevaison
les soupirs comme linceuls
le crâne blanc comme l'œil
affolement des chairs gorgées
s'effritent les vieux caillots
(PN, p. 10)’

La mort “ouvre la parenthèse du néant” (GL, p. 82), affirme avec résignation l'auteur dans l'une des nombreuses poésies consacrées à cet immense point d'interrogation qui hante tout être vivant. Elle, “comme le labyrinthe / relie la fin et le commencement” (DM, p. 35), en faisant participer l'existence de chaque individu aux cycles éternels de la nature. Les poèmes de Saïd présentent un homme faible et impuissant qui se révèle incapable de décider de sa vie et se remet totalement à la merci du hasard77. D'ailleurs “la vie est un voyage / avec une mort à chaque escale”(PM, p. 89), mais elle ne nous trouve jamais prêts. Ainsi, lorsque quelqu'un nous quitte, la douleur de la perte est si grande qu'on s'attache à n'importe quoi, poussés par l'illusion de son retour78.

Ce grand mystère qu'est la mort stimule l'imagination humaine depuis toujours. Dans la vaine tentative de résoudre cette énigme ou, au moins, de la rendre un peu plus familière, Saïd lui attribue souvent des traits humains comme dans ces vers où la mort est comparée à une femme79:

‘reflet du ciel
intérieur

ma nuit drapée

une étrange fileuse
étire la fibre du rêve

elle soufflera nos cendres
l'heure venue
(UA, p. 44)’

Chez Nadir la mort acquiert aussi une couleur. Il l'imagine blanche d'après la vision orientale. Voilà comment il nous la décrit:

‘Carré
Blanc
comme la mort. La mort blanche.
La mort m'a pris en cet après midi fauve.
Je me souviens encore des palmiers, du vent d'est
et de cette mer si calme, huileuse,
si blanche.
(SS, p. 19)’

Ces vers ne laissent transparaître aucune connotation négative de la mort, mais ils suggèrent plutôt une impression de paix et d'inertie. La mort, par sa couleur, est comparée à la mer jamais oubliée et le sujet poétique se laisse bercer par le souvenir. La mort est encore une fois la protagoniste absolue, mais sous-entendue, d'une histoire très curieuse qui conclut L'Astrolabe de la mer. Il s'agit de Retour à Samarkande où l'on raconte d'un voyageur qui partit à la découverte de cette “cité secrète peuplée par d'insondables mystères” (AM, p. 138)dont lui avait parlé un poète errant. Ce dernier avait servi un cavalier qui fut victime d'un sortilège. En effet il avait été emprisonné par une femme très séduisante qui lui avait assuré sa liberté en ajoutant que, dans trois ans, à une heure et à un endroit précis de Samarkande elle le retrouverait pour une dernière étreinte. Le cavalier décida de s'éloigner de la ville maudite pour éviter ce rendez-vous inquiétant. Mais tout effort fut inutile. Le jour fatidique arriva et il rencontra la dame. À partir de ce moment-là on perdit toute trace de lui. Ainsi, frappé par l'histoire curieuse du poète serviteur et attiré par cette disparition mystérieuse, le voyageur était allé à Samarkande pour déceler quelque détail de cette énigme. Lorsque tout espoir semblait perdu, il rencontra quelqu'un...

‘Sa journée s'était écoulée dans le plus parfait et désespérant anonymat. Et il se mit à espérer des signes de la nuit... Mais voilà que le petit matin s'apprêtait à se lever et à éclairer, d'un jour laiteux et sale, sa déconvenue...
Un pas, ou plutôt le froissement d'une feuille, une caresse sur la pierre et il La vit.
Dans la brise naissante, ses longs cheveux noirs ondoyaient au vent. Et ses yeux mauves s'imposèrent à lui... Alors, il lâcha doucement la bride de sa monture et s'avança à Sa rencontre. Le cheval hennit et se cabra. Ses sabots firent tinter les étoiles évanescentes...(AM, pp.141-142)’

C'est l'histoire de l'éternel retour où la mort perd son pouvoir absolu. Dans ce conte, aussi bien que dans tous les autres, Nadir plonge son lecteur dans une atmosphère suspendue et enivrante en le séduisant par le mystère. Ce mystère qui, d'ailleurs, est le leitmotiv des ses recueils de contes, entoure constamment tous les protagonistes en les faisant trembler dans le silence.

Notes
57.

Barthes R., Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 14.

58.

“à l'heure où l'âme délaisse les corps / pour rejoindre ce lieu où nous fûmes un / que ne suis-je cette coupe de lune / où tu trempes les lèvres / pour revenir à ce qui fut savoir ce qui sera” (PM, p. 49).

59.

La définition appartient à l'écrivaine algérienne Assia Djebar, citée par Marta Segarra dans: Leur pesant de poudre: romancières francophones du Maghreb, Paris, L'Harmattan, 1997, p. 17.

60.

Voilà un exemple éclaircissant à ce propos: “la quenouille des jours / a filé les nuages à mes phalanges nues / l'étreinte de tes mains / forme un nœud au bois dur des chairs” (PN, p. 73).

61.

Voilà une strophe très significative: “le lieu privilégié des corps / est leur jardin en te parlant je me confie à moi-même / tout paraît ordonné limpide” (DS, p. 57).

62.

“et je prends forme / au cœur de toi / dont je figure l'autre instant” (SF, p. 58).

63.

“le plaisir nous rejoint / lové / au fonds des corps” (MI, p. 43). Et encore: “souviens-toi de mon corps dans l'éclair du plaisir” (DS, p. 120).

64.

La définition appartient à Laâbi, auteur de la préface au recueil Métamorphose de l'île et de la vague (p. 3).

65.

Dans le troisième chapitre de notre étude nous allons consacrer un paragraphe aux “sémaphores” littéraires des deux auteurs en faisant, là où le pastiche est le plus évident, des rapprochements avec les sources littéraires primaires.

66.

“je dessinais des cercles à l'infini / et tu demeurais le centre / de toute chose” (PM, p. 23).

67.

“nous lisons dans nos yeux / l'histoire qui nous lie / il est en moi un pays / où ta présence demeure / lampe d'ombre souffrance / de la lumière aimante” (PM, p. 66-67).

68.

“est-ce toi que je vois / ou la forme abstraite d'un amour / un visage que recouvrent / les deux mains du silence” (PM, p. 56). Ou encore: “tu fus mon temps heureux / avant que ne s'ouvre / la parenthèse du silence” (Ibid., p. 68).

69.

“aimer est notre force / notre faiblesse extrême” (DM, p. 42).

70.

Il s'agit pourtant d'un coucher de soleil et donc la mort s'insinue peu à peu dans ces poèmes d'amour en les enveloppant dans un voile dysphorique. En voilà un autre exemple très significatif: “mots d'amour vivants / bâtis sur des silences / qu'alignera un jour / la mort sur nos lèvres” (SF, p. 59).

71.

“je dis tu es ma blessure / et je dis vrai/ le jour soudain s'assombrit / la mort halète dans mon sang / je me défais dans ton regard / avant de renaître à moi-même / à l'heure que tu choisis” (DS, p. 24).

72.

“où que tu sois je te vois / dans chaque visage croisé / et soudain tu es là / solaire inaccessible lointain” (DS., p. 34).

73.

C'est une histoire qui revient dans ses œuvres avec quelques variations et sous de différents titres. «Ombres à Hiroshima» (SS, p. 67); «Hiroshima-blues» (LA, pp. 81-82); «Célébration de l'amandier en fleur» (LC, pp. 14-15).

74.

“Triangle / Noir / ô la toison ardente de ton sexe / Quand l'Oiseau des îles / Chante les départs / Vers les cimes d'ivresse.” (SS, p. 21).

75.

En voilà un exemple tiré du poème Indira, où l'acte sexuel est suggéré par les nombreux mots appartenant au champ lexical de la navigation: “vers le pays des tarahumaras / fuir / sans jamais s'arrêter / voici l'embarcadère / les mâts crucifient le ciel / gonfle tes voiles ô ma frégate / may flower de toutes les perditions. / flotte, oui flotte / sur le mât de misaine / Etendard de ma passion” (Ibid., p. 58).

76.

Voilà quelques autres vers lugubres et crus: “les yeux s'arrachent / dans l'antre de plâtre et de cageots / alignés pour faire dormir / nos petits cadavres // poupées géantes épinglées de couteaux / qui crient la mort / de leurs gorges béates” (MI, p. 25); “ la main calligraphe de sang / les mots cèlent la mort” (DM, p. 77).

77.

“la mort aveugle / en naissant tu l'avais / dans les yeux comme une coupole / comme un visage / d'enfant / elle habitait ton regard” (PN, p. 21).

78.

“tout ce temps je t'appelais / persuadée qu'un mot magique / pouvait te rendre au jour” (DM, p. 41).

79.

Voilà d' autres exemples de personnification de la mort: “l'âme est cet oiseau fixe / sur les genoux fêlés / de la mort” (FO, p. 35); “un ciel noir reflété / aux ruisseaux des larmes / habille la mort d'horrible / élégance (PN, p. 46).