IV. À l'ombre de l'Islam.

Même si les deux écrivains n'ont jamais déclaré ouvertement leur appartenance religieuse, il suffit de jeter un coup d'œil à leurs œuvres pour comprendre que l'islam y est présent avec ses pratiques et ses principes80. D'ailleurs, il constitue une véritable source d'inspiration pour les auteurs maghrébins en général, puisqu'il s’applique non seulement au domaine religieux, mais qu’il envahit aussi d'autres domaines tels la politique, la société et la morale. Bref, il s’agit d’un vrai code de vie qui règle et influence l'existence des personnages des textes analysés. Dans ces textes, on trouve plusieurs allusions aux fêtes traditionnelles, aux pratiques et aux formules religieuses où le nom d'Allah revient très souvent. Ces renvois sont plus fréquents dans les recueils de contes de Saïd, quoique l'on en trouve aussi quelques exemples chez Nadir. Les protagonistes des fables et des histoires semblent se confier totalement à Allah en faisant dépendre toutes leurs actions de lui. Ainsi ils demandent, selon les cas, sa protection, son pardon ou bien son aide81. Cependant, plus que le côté dogmatique, on dirait que c'est plutôt l'aspect traditionnel de la religion islamique qui intéresse Saïd et Nadir. Ainsi, les nombreuses références à la religion musulmane ne sont que de simples renseignements socio-culturels sur la réalité maghrébine.

Parfois le champ sémantique et lexical appartenant à la sphère religieuse est seulement un prétexte pour créer des métaphores filées ou de images très suggestives, comme la suivante où le soleil est comparé à une main contenant l'écoulement inexorable du temps82:

‘quand je viendrai (car je viendrai)
nous ignorerons le clair de lune glacé
le chapelet des jours et des nuits
allongés dans la paume lumineuse du soleil
(DS, p. 47)’

Ou encore dans ces vers de Nadir, qui utilise curieusement la même métaphore du chapelet, mais pour enrichir plutôt une description:

‘Et toujours, Piéta perpétuée,
Le hâvre arrondi de tes bras
Arche de tendresse, chapelet de caresses
Pour accueillir toute quête
Pour apaiser toute détresse
(LA, p. 87)’

L'évocation de l'islam se rattache aussi aux souvenirs d'enfance, lorsque le sujet poétique féminin, grâce à la pratique religieuse, imposait sa présence dans un espace typiquement masculin. Voilà ce que Saïd nous dit à ce propos dans ces vers appartenant à un poème truffé de souvenirs:

‘enfant du soleil et de la terre
je récite les versets sacrés
seule fille parmi les garçons
assis sur la natte de l'école coranique
(PM, p. 34)’

Nous venons d’affirmer que les deux écrivains ne pratiquent aucune religion. Pourtant, si Nadir a déclaré à maintes reprises sa laïcité bien qu'il soit attiré par tout ce qui concerne l'ésotérisme, en lisant attentivement les poèmes de Saïd on pourrait y trouver, en revanche, une espèce de panthéisme et aussi un certain animisme. Mais nous reviendrons sur ce point dans le prochain paragraphe en illustrant notre hypothèse par de nombreux exemples.

À vrai dire Nadir, derrière son apparente laïcité, semblerait plutôt croire à une religion universelle accordant à l'islam la même importance qu'aux autres confessions. Voilà comment il traduit en vers son message d'égalité religieuse:

‘Longtemps après à Bethléem
J'ai vu naître un enfant
Un chandelier, un croissant et une croix
Enlaçaient son berceau.
(LA, p. 91)’

Les exemples que nous avons donnés révèlent une tendance chez les deux auteurs à rechercher plutôt une religion personnelle faite non seulement de références islamiques mais aussi de croyances empruntées à d'autres formes de religions plus primitives (chez Saïd) ou plus “élitistes” (chez Nadir).

Notes
80.

En voilà quelques exemples: “On approuva, on l'accompagna jusqu'à la sortie de la ville, on consulta le soleil et, se fiant aux cinq prières qui rythment chaque journée que Dieu fait, on s'assit à l'ombre pour attendre le retour du héros.” (LS, p. 151); “Comme la fête de l'Aïd était proche, je demandai à mon vacher de choisir une bête pour le sacrifice.” (Ibid., p. 82); “La pauvre craignait que son mari se lasse d'attendre et qu'il la répudie, ou encore qu'il prenne une autre épouse.” (Ibid., p. 131); “J'ai l'honneur de solliciter de son Altesse l'autorisation de me rendre à La Mecque où, sur le tombeau de notre prophète Mohammed ― sur lui la prière et la paix — , je réciterai la Fatiha pour ta grandeur et celle de ton règne.” (Ibid., p.171); “(Seuls, les grincheux et les atrabilaires pouvaient prétendre que le Coran avait interdit le vin! Il avait à sa disposition deux versets, au moins, pour réfuter leur fâcheuse lecture!)” (AM, p. 108)

81.

“...et qu'Allah pardonne mes égarements” (LS, p. 31); “qu'Allah lui accorde Sa clémence” (Ibid., p. 52); “...que la grâce d'Allah t'accompagne” (Ibid., p. 87); “Qu'Allah nous préserve!” (Ibid., p. 92)

82.

Ou comme dans cette image très poétique où les arbres sont les messagers privilégiés de la répudiation de l'aube. C'est l'auteur qui souligne: “Oliviers prophétiques de l'aube répudiée! / J'amerris en d'étranges rivages / Archipel de désolation.” (SS, p. 31).