V. Le Dieu caché83.

Pour compléter notre panorama des thématiques, nous allons aborder dans ce paragraphe deux façons différentes de percevoir le divin chez les deux auteurs.

Si Saïd révèle dans ses poèmes une tendance au panthéisme et à l'animisme84, Nadir s'adresse plutôt à l'ésotérisme et au mysticisme dont les références abondent dans ses œuvres. Une religiosité profonde transparaît paradoxalement de ces écrivains sans aucune appartenance religieuse, comme s'ils avaient quand même soif de réponses aux différents mystères de la vie. Et cette religiosité enveloppe les mots poétiques d'un halo magique. Saïd et Nadir semblent vouloir attribuer une certaine qualité divine à la parole qui est d'ailleurs typique du Coran où «la parole étant d'abord l'instrument de Dieu, elle manifeste la perfection divine»85. D'où cette recherche obsédante du mot précis qui les pousse à toujours atteindre la forme idéale représentée par le modèle coranique. Saïd justifie ce caractère sacré attribué aux mots en affirmant que «En arabe, langue de la religion révélée du Coran, chaque mot écrit a acquis un poids, un “sens transcendantal”. Un poète arabe, même écrivant en français, ne peut qu'être influencé, consciemment ou non, par la sacralité des mots et de la langue»86.

Cette célébration hiératique de la parole constitue l'un de nombreux traits rapprochant les auteurs analysés et l'écriture devient «exploration de l'inconnu»87 car «l'écriture commence là où la parole devient impossible»88.

Le panthéisme chez Saïd répond à un besoin presque vital du sujet poétique de se con-fondre avec la Nature et ses cycles éternels. Ce désir “mimétique” est souvent traduit par l'entrelacement des champs lexicaux appartenant aux domaines végétal et humain comme dans ce poème bref mais plein de sous-entendus qui laissent au lecteur le devoir de recréer, à chaque nouvelle lecture, son propre poème89:

La terre bat comme pouls

‘et affirme la vie
les souffles passent
élargis
fond la terre au soleil lourd
les sangs courent
longues veinules brunes
les cheveux bruissent
tendres et folles herbes
se racinent tiges les jambes
et branches s'élèvent
vers le ciel les bras
et la voix chant et voyage
ouvre ses ailes au vent
(PN, p.30) ’

Les deux métaphores filées de l'humain et du végétal produisent un éclatement du sens qui bondit d'un vers à l'autre. Il s'agit d'un hymne à la liberté et d'un chant à la vie qui finalement prend le dessus. Celle-ci n'est que l'une de nombreuses interprétations qu'on peut donner aux poèmes saïdiens. En effet, chez l'écrivaine, l'on trouve toujours cette confiance aveugle faite au lecteur et aussi l'appel constant à sa sensibilité. Ainsi le lecteur devient le véritable protagoniste de ses poèmes en tant que miroir, ou mieux, double du “je” poétique. Dans l'univers saïdien tous les éléments sont manifestation de perfection et harmonie; cette «forêt de symboles» où tout se correspond renvoie aux origines du cosmos dont le langage premier serait la poésie90. En effet selon l'auteur «la poésie est la parole primitive, originelle, de l'humanité»91. Les éléments cosmogoniques sont toujours présents dans ses poèmes et, comme le remarque le critique Ghislain Ripault, «cette poésie, toute d'alliances épineuses et de métamorphoses infinies, acquiert une dimension véritablement cosmique, tant l'être y est en symbiose avec les éléments (l'air, l'eau, la terre, le feu)»92. La contemplation de la nature ravissante pousse le sujet à se confondre avec le paysage, épris d'un désir de perfection et d'unité93. Il devient alors, selon les cas, feu («je suis feu / je me réduis en cendres», GL, p. 44), eau («je suis le fleuve / au sourire transparent», DM, p. 25), vent («je suis souffle», GL, p. 87), pierre («je suis pierre qui rêve de voler», FO, p. 23). Cette symbiose entre homme et Nature est bien exprimée par les strophes suivantes où le sujet poétique visualise ses derniers instants de vie qui seraient adoucis par la participation affective des éléments naturels:

‘le temps me regardera mourir
peut-être loin de la mer
qu'embrasse l'horizon

l'étoile qui brille pour moi
doucement s'éteindra

la nuit me repliera paisible
dans l'œuf noir de la mort

alors se souviendront de moi
l'aube de ma première enfance

l'arbre vénérable qui me vit partir
et tous les oiseaux
qui traversèrent mon ciel
(DM, p. 91) ’

Cependant il ne s'agit que d'une mort illusoire car le sujet finit par suivre le cycle naturel de mort et de régénération en affirmant dans un autre poème: «de mon sang un arbre fleurira / de cette fleur un fruit naîtra», (GL, p. 49). D'ailleurs l'homme n'est que de passage sur cette terre car «naissances et morts / cycliques / nous sommes passants / n'avons de nom / que sur les ondes / de nos nuits» (MI, p. 50). Mais cela n'empêche pas l'homme de trouver sa place dans un univers qui semble l'accueillir et l'inviter à profiter de cette parenthèse terrestre. Telle une mère, la Nature lui parle tendrement en donnant vie à un dialogue universel où les éléments cosmiques prennent à leur tour la parole94 et le monde minéral s'anime sous l' absence apparente de vie. Ainsi les pierres dialoguent, elles dorment, elles se souviennent, elles meurent et sont aussi dépositaires d'un savoir95; elles prennent aussi des traits humains car elles ont une bouche96 et un cœur97 en devenant capables d'éprouver même des sentiments, tels l'amour, le bonheur, la pitié, la douleur98. Cela s'explique par les croyances populaires de l'Afrique du Nord selon lesquelles le corps serait habité par deux âmes, l'une végétative (nefs), l'autre subtile ou souffle (rruh). À l'âme végétative correspondent les passions et les émotions; elle est transportée par le sang et son siège est le foie. À l'âme subtile correspond la volonté; elle circule à travers les os et sa demeure est le cœur. L'union de ces deux âmes est représentée par le couple arbre-pierre; l'un est le principe féminin tandis que l'autre évoque le principe masculin.

Dans les poèmes de Saïd donc tout élément du paysage a, à juste titre, une âme et appartient ainsi au domaine du sacré99. En outre, la contemplation extatique de la Nature est liée à la manifestation d'une présence divine bien cachée. Elle apparaît très souvent sous la synecdoque d'un œil inquiétant qui parfois devient même le confident privilégié, sinon le seul point de référence car il a créé le sujet poétique100. Cet œil-juge est l'œil de la conscience ou le regard inquisiteur de l'Autre. Entout cas, il s'agit toujours d'une entité supérieure qui observe ce qui se passe autour d'elle101. Ce besoin constant d'attribuer des traits humains chez Saïd atteint même des concepts abstraits comme celui de Dieu qui dans les vers suivants devient une figure macabre:

‘entre les doigts d'un fossoyeur
le crâne du monde
tourne (MI, p. 55)’

Dans d'autres poèmes l'auteur semble s'inspirer plutôt de la conception aristotélicienne du Moteur Immobile qui est cause première de mouvement et principe recteur de l'univers:

‘dans un rictus du ciel
une faille de la lumière

la terre reparaît

mue par une volonté
plus forte elle tourne

tourne encore
parmi les sphères

quelqu'un se joue d'elle
et de nous
à tirer sur la corde
de son sourire
(UA, p. 53)’

Ce poème suggère la présence d'un être supérieur malin qui se moque de l'homme et de l'univers. Cependant dans quelques poèmes de Saïd cet être supérieur apparaît de temps en temps sous le nom de Dieu mais sans majuscule102. Cela témoigne sans doute les faibles croyances religieuses de l'auteur. En effet l'on y trouve un Dieu ignoré par les hommes mais qui pourtant influence leur vie comme arrive dans ces vers où Dieu est comparé curieusement à un tisseur par le biais d'une métaphore filée103:

‘fils du ciel et de la terre
un dieu oublié des hommes
a tordu deux fils de soie
nous tissant une destinée commune
(PM, p. 66) ’

Mais dans le panthéon saïdien il y a même de la place pour une divinité féminine qui apporte du mystère aux vers suivants:

‘à l'égal des siècles
ma noire déesse veille

une ombre autour d'elle
jette des pelletées de feu
sur le poussier des regards
(MT, p. 61)’

Et pourtant cette déesse énigmatique est la seule à être reconnue dans son “rôle” par le sujet poétique qui la nomme avec un possessif révélant une connotation affective de sa part.

Parfois la présence d'un être supérieur n'est qu'un prétexte pour sublimer l'art poétique, le poème étant le temple de Dieu, comme l'auteur laisse bien entendre dans ces strophes:

‘je dis: toujours dans le poème
j'entendrai le silence avant les mots

et tu réponds: s'il existe un dieu
c'est là qu'il habite
(DS, p. 97)’

On assiste à la divinisation du poème qui, comme Dieu, est symbole d'unité, de perfection et d'éternité104. Il faut remarquer qu'il s'agit de l'aspiration suprême du poète. En effet il essaie de revenir par sa poésie à ce paradis perdu originaire atemporel et harmonieux qu'est l'enfance du monde105. L'animisme et le panthéisme saïdiens s'inscrivent donc dans une vision enfantine de l'univers, dans le sens que l'auteur s'essaie de contempler le paysage avec les yeux purs d'un enfant. À ce propos, elle affirme:

‘«D'une certaine manière, la poésie demeure liée à l'enfance – aux commencements, à l'origine. Écrire, n'est-ce pas retourner vers l'origine? [...] C'est avec les yeux de l'enfance que nous voyons vraiment. Et le poète est aussi là pour nous donner à voir. [...] Écrire serait donc un retour, et un recours, constants à cette période intemporelle qu'est l'enfance, à l'émerveillement jamais perdu»106. ’

Ainsi chez Saïd chaque poème vibre de pureté dans un frémissement d'infini.

Si Saïd reste attachée à une religion primitive, spontanée recherchant le contact premier de l'homme avec la Nature, Nadir semble proposer une religion plus sophistiquée s'adressant à des élus. D'ailleurs le poète est, à ses yeux, un alchimiste qui dans l'athanor des mots recherche toujours le vocable parfait. En effet, au début de son recueil de poèmes s'intitulant justement L'Athanor, l'auteur affirme:

‘«L'officiant courbé sur son Athanor est semblable au poète recueilli à l'écoute de ses émotions.
Ici et là, une alchimie est en action pour la transmutation des éléments composites en Œuvre, rouge et noire, immergée dans l'or du temps, livrant une parcelle du secret de la grande Enigme» (p.3). ’

Ces mots nous renvoient directement à deux poètes ésotériques français tels, Rimbaud et Nerval sans aucun doute connus par Nadir. Par cette comparaison entre alchimie et poésie l'auteur avoue indirectement le but de tout poète qui doit viser à la perfection, à la plénitude de l'être, à cette lumière et cette chaleur qu'on attribue d'habitude à la couleur du soleil et à l'or. Il ne faut pas oublier que, dans le processus alchimique, l'or correspond à l'étape finale de la sublimation. Et la poésie aurait justement le pouvoir de sublimer la parole. L'art alchimique, comme l'art poétique, a plusieurs degrés qui permettent de transformer les métaux vils (mots) en or (poésie) en parvenant à la “grande Œuvre”, c'est-à-dire l'Œuvre totale, expression maxime de perfection et d'harmonie retrouvées. Dans un contexte semblable, on comprend pourquoi l'auteur, quand il écrit en prose, finit par céder à la poésie qui respire en lui. Ainsi il donne vie plutôt à des récits poétiques grâce à la densité sonore et à la puissance imageante très marquées qui, selon Jean-Yves Tadié, seraient les deux grands moyens poétiques par excellence107. Dans son étude entièrement consacrée à ce genre hybride, Tadié définit le récit poétique comme «un récit qui reprend, en prose, les moyens du poème, et définit un univers privilégié, un paradis perdu et retrouvé»108. La ressemblance très forte que Nadir remarque entre le processus alchimique et l'art poétique ne contredit pas la définition de Tadié. En effet l'alchimie verbale nadirienne vise à la perfection et à l'unité finales de l'Œuvre grâce à un effort constant d'harmonisation et de purification du mot. De là viendrait cette recherche obsédante du vocable le plus approprié chez Nadir. Le poète-alchimiste finit ainsi par entreprendre avec son lecteur-initié une véritable quête initiatique aboutissant à cet Éden originaire perdu et regretté, royaume de perfection et d'équilibre. Chaque opération alchimique, comme d'ailleurs tous les passages d'une création littéraire, correspond à la conclusion d'une méditation, d'une illumination intérieure et l'étape finale donne à l'homme-auteur des pouvoirs de démiurge. À ce propos, dans les récits nadiriens l'on trouve souvent des passages révélateurs qui ne font que souligner l'importance que l'auteur attribue à cette quête existentielle; on n’a qu’à considérer le suivant que Nadir fait prononcer à l'un de ses personnages “illuminés”:

‘«En vérité, je vous le dis, seuls importent le Souffle et la Lumière, l'Interrogation et la Quête. Voyez l'infini des espaces sidéraux, méditez les mystères de l'Eternel Retour, réfléchissez au devenir de l'âme et hasardez-vous, téméraires sourciers de l'Absolu, au-delà du seuil de la mort» (AM, pp. 74-75) ’

Le chemin n'est pas sans difficultés et, au niveau littéraire, les obstacles seraient représentés par les mots utilisés qui ne sont jamais univoques, et là encore il y aurait un autre rapprochement avec l'alchimie à cause de sa terminologie ambiguë. En effet, cette science ésotérique se sert d'un langage poétique volontairement obscur plein d'allégories et des figures de rhétoriques qui avait pour objet de réserver l'accès aux connaissances à ceux qui auraient les qualités intellectuelles pour déchiffrer les énigmes posées par l'auteur-alchimiste. Parfois Nadir se sert aussi des termes appartenant au langage alchimique pour envelopper de mystère ses poèmes comme le montrent bien les vers suivants:

‘Le plomb fondu durcit dans l'eau dansante.
Il dessine les continents oxydés de l'Ailleurs.
les puzzles escarpés de l'Avenir.
(SS, p. 42)109

Cependant le langage poétique nadirien est semblable au langage alchimique puisqu'il est lui aussi chargé d'ellipses, d'allusions, de symboles, d'allégories et de noms bizarres appartenant à des divinités de différentes religions ou à des figures mythologiques110. Tel un alchimiste, l'auteur écrit très souvent des vers ou des passages obscurs en provoquant son lecteur pour qu'il essaie de comprendre ses messages cachés comme dans les vers suivants truffés des symboles de difficile interprétation:

‘A l'ombre du Cèdre,
Nous fîmes éclore l'Œuf germinal et aux Jumeaux
dissemblables qui en sortirent, nous donnâmes une
Araignée pour leur tisser une toile.
(LC, p. 8) ’

La plupart des symboles chez Nadir sont ambigus. Ici, le choix du cèdre renvoie bien sûr à l'immortalité mais aussi au domaine du sacré, tandis que l'œuf est, à la fois, l'image de la totalité et de l'unité. Pour ce qui concerne l'araignée, selon la tradition islamique, il s'agit d'un symbole ambivalent. En effet, elle peut avoir des pouvoirs bénéfiques mais aussi attirer le mauvais sort. Cependant, la présence de la majuscule révèle une tentative de divinisation de la part du poète et donc la présence de l'araignée serait finalement quelque chose de positif.

Nadir s'adresse à un public restreint d'“initiés” qui soient capables de déchiffrer ses œuvres. L'écrivain antillais Édouard Glissant fait de cette obscurité l'une des caractéristiques de tout texte littéraire en affirmant:

‘«Le texte littéraire est par fonction, et contradictoirement, producteur d'opacité. Parce que l'écrivain, entrant dans ses écritures entassées, renonce à un absolu, son intention poétique, tout d'évidence et de sublimité. L'écriture est relative par rapport à cet absolu, c'est-à-dire qu'elle l'opacifie en effet, l'accomplissant dans la langue. Le texte va de la transparence rêvée à l'opacité produite dans les mots»111. ’

Le texte demeurerait donc impénétrable au lecteur, tout effort de compréhension de sa part serait inutile aux yeux de Glissant. Cependant Nadir semble lancer quand même un défi à ses lecteurs en les invitant à un banquet culturel très riche et varié. En effet ses livres sont imbibés de références (littéraires, religieuses, culturelles, géographiques, historiques, philosophiques) leur donnant une portée encyclopédique. Cela révèle le désir ambitieux de l'auteur de parvenir à l'Œuvre totale et totalisante, reflet du caractère universel de toute culture.

Nous avons bien constaté par les renvois à l'alchimie que Nadir est sans aucun doute attiré par cette doctrine des choses cachées qu'est l'ésotérisme. En particulier, il semble s'intéresser à l'aspect mystique de l'Islam, à savoir le soufisme (tassawwuf) en citant en exergue à quelques chapitres de ses récits les paroles des maîtres principaux de la mystique musulmane tels, Farid Al-Dine Attar, Djalal Al-Dine Rumi, Abu Hamid Al Ghazali, Muhyi Ud Din Ibn Arabi. Mais l'expression maxime de cette fascination pour le soufisme est représentée par La Danse du Derviche-tourneur (SS, pp. 13-15), long poème mystique que l'auteur repropose avec quelques modifications dans Les Livre des célébrations 112. Ce poème décrit les différentes étapes de cette pratique hypnotique qu'est la danse qui permet au croyant de parvenir à l'extase mystique, à l'anéantissement. Ainsi il atteint la réalisation spirituelle totale et il est prêt à recevoir la lumière divine, par laquelle il peut enfin tout connaître et tout voir car:

‘En toi, Il palpite
En toi, Il resplendit
En toi, Il fonde l'Etre
Il est en toi et tu es en Lui.
Alors la joie et le tremblement
Et le doux vertige sans limite...
(SS, p. 15)’

Nadir a su habilement traduire l'extase mystique du derviche par un oxymore («doux vertige») et par les points de suspension qui ne sont que l'écho même des mots «sans» et «limite», ou encore une tentative de visualiser le concept d'infini tout en suggérant l'idée du mystère qui s'accomplit.

Mais dans les œuvres nadiriennes il y a plusieurs renvois à d'autres sciences ésotériques telles le symbolisme et la numérologie113. À témoigner de cette fascination pour les nombres l'auteur consacre un récit très curieux de Les Portiques de la mer s'intitulant Le chiffre ainsi que quelques poèmes dont Nombres qui commence par ces vers énigmatiques:

‘3 trois 3
5 cinq 5
7 sept 7

Nombres, j'exorciserai votre cabale en disant vos Secrets.
(Ibid., p. 39)114

Dans ces vers le sujet poétique s'adresse directement aux nombres en les personnifiant par le biais d'une apostrophe et se considère comme le seul gardien de leurs énigmes. D'ailleurs, chez les deux auteurs, chaque élément contribue à plonger les poèmes aussi bien que les contes dans un état d'ambiguïté constante. La précision et la définition laissent ainsi la place à l'allusion et à la suggestion dans ces œuvres où rien n'est jamais statique ni figé.

À la suite de cet excursus sur les thématiques communes aux deux auteurs, nous pouvons affirmer l'existence de quelques constantes chez eux. En premier lieu, l'errance qui est le véritable ressort de leur écriture ainsi que leur première source d'inspiration. On perçoit en effet chez les deux un besoin vital d'écrire pour apaiser ce nomadisme intérieur qui pourtant les caractérise. À ce propos il faut remarquer l'abondance de symboles et de figures renvoyant au lieu, ou mieux au non-lieu de l'entre-deux, cet endroit imaginaire où se situe avec aisance l'écrivain maghrébin et qui exprime bien son existence hybride. En second lieu, la mer qui apparaît toujours soit comme toile de fond privilégiée soit comme protagoniste même de leurs œuvres. Présence tantôt explicite tantôt suggérée par des métaphores filées, la mer est le point de repère par excellence du sujet poétique toujours instable. Il suffit à ce dernier de contempler l'eau pour se retrouver car, très souvent, elle évoque chez lui les souvenirs de son enfance. Ainsi l'émigré finit par s'abandonner entièrement à ce bercement mnémonique. En dernier lieu, les deux présentent cette lutte éternelle entre l'amour et la mort qui donne vie à un va-et-vient de sentiments contrastants chez le sujet poétique. Il se trouve emprisonné dans ce dualisme qui le déchire tout en le poussant à retrouver son unité perdue. Car les poèmes ne sont que les différentes étapes d'une quête identitaire parfois avouée115. Ce voyage intérieur s'accomplit initialement par l'écriture mais ensuite les deux auteurs s'en détachent peu à peu pour créer enfin leur œuvre. D'ailleurs

‘«Écrire, c'est se retirer. Non pas dans sa tente pour écrire, mais de son écriture même. S'échouer loin de son langage, l'émanciper ou le désemparer, le laisser cheminer, seul et démuni. Laisser la parole. Être poète, c'est savoir laisser la parole. La laisser parler toute seule, ce qu'elle ne peut faire que dans l'écrit»116.’
Notes
83.

Le titre de ce paragraphe nous a été suggéré par les vers suivants de Saïd: “tous les dieux sont cachés / et le dieu du bonheur / est enveloppé de silence” (PM, p. 85).

84.

À ce propos, voilà des mots révélateurs de Saïd même: «Je suis issue de cette antique culture méditerranéenne dans laquelle on rend un culte à un arbre sauvage, un rocher, une source. Dans la tradition populaire du Maghreb, si l'arbre est un symbole de l'âme végétative, l'oiseau représente l'âme subtile.» («Ma part de nuit.», propos recueillis par Sylvie Bourgouin, Jeune Afrique, Paris, n° 1699, 29 juillet-4 août 1993, p. 91).

85.

Michel-Mansour T., La portée esthétique du signe dans le texte maghrébin, Paris, Publisud, 1994, p. 52.

86.

Saïd A., «Les chemins du poème», Encres vagabondes, Rueil-Malmaison, n° 5, mai-août 1996, p. 4.

87.

Khatibi A., Figures de l’étranger dans la littérature française, cit., p. 206.

88.

Barthes R., Le bruissement de la langue, cit., p. 367.

89.

Nous donnons par la suite d'autres exemples de volonté de fusion entre homme et nature: “pour la confrontation des dieux / il fut donné naissance / au soleil / mystérieux centre / d'où croit une plante de lumière comme un enfant vorace / aux ailes de branches / et de feuilles” (MI, p. 49); “ainsi quand après l'averse / nous devenons herbe / et cristaux d'étoiles / ainsi quand nous entrons dans la veine des sables // et que nous devenons dune / que vêt la nudité fauve / des déserts” (SF, pp. 102-103); “des oiseaux se nourrissent / des blés levés de notre chair // des moissons pourpres /arrachées aux poitrines // nous écoutons le cris des arbres” (MT, p. 30); “hommes femmes enfants / notre parole // leur écorce vide / sur la peau des arbres est clouée” (Ibid., p. 40).

90.

La Nature parle un langage mystérieux que le poète ne cesse d'interpréter par le biais de la poésie: “le soleil la vague le sable / la lumière ont leur alphabet secret / que je déchiffre à force de patience” (PM, p. 41).

91.

Saïd A., Poésie entre deux rives, intervention à l'Université de St. Andrews, Ecosse, sept. 2000.

92.

Ripault G. dans sa préface à Gisements de lumière.

93.

Cette confusion envahit même les éléments du paysage dans une danse de correspondances entre ciel et mer: “nos os flottent fêlés / sur l'écume des astres” (MT, p. 41); “errante / sur les rochers du ciel” (Ibid., p. 63); ou bien entre ciel et terre: “l'arbre est un soleil / que nul ne perçoit” (UA, p. 123).

94.

“je n'existe dit le vent / que par ma folie” (DM, p. 22); “ma flamme est droite / dit le soleil hymne / au jour qui me soutient” (Ibid., p. 24); “je suis ferveur / j'improvise dit le feu” (Ibid., p. 26).

95.

“plutôt le sable que la boue / disent les pierres / quand elles se mettent à parler” (MT, p. 33); “un cœur bat / secret / où tu crois / que dort la pierre” (FO, p. 38); “les pierres ont la mémoire / des grands feux souterrains” (SF, p. 53); “les corbeaux abattus / sur la mort des pierres” (NA,p. 11); “mais qu'attendaient de nous / les pierres en leur sagesse” (Ibid., p. 13).

96.

“sur la bouche des pierres / peut-être retrouvera-t-il son image” (MT, p. 51).

97.

“comme lève la mousse du cœur des pierres / apparaît de nuit / le cheval blanc du mirage” (MI, p. 119).

98.

“que pierres de lune / amoureuses d'une île” (SF, p. 87); “dans le sourire des pierres” (GL, p. 34); “la pierre a pitié de nous” (Ibid., p. 81); “et les pierres gémissent d'absence” (DS, p. 107).

99.

“j'écris par respect des éléments les plus sacrés / le feu l'eau le vent / l'astre la pierre l'arbre et la trace / du libre animal” (GL, p. 16).

100.

“Et le cumul des silences / jette un voile à ma face / qu'un autre œil contemple / et qui n'est pas le mien / et qui n'est pas le tien” (MI, p. 45); “tu parles à l'œil immense / comme un naufrage” (Ibid., p. 30); “dans le visage du monde / un œil me fait lumière” (Ibid., p. 63);“l'œil malheureux / m'engendre / tandis qu'en naissances infinies / tu te déploies” (Ibid., p. 113).

101.

“on nous regarde / de l'autre côté de la vie” (SF, p. 11).

102.

“à un dieu immuable nos murmures / formulent d'obscures prières” (DM, p. 58).

103.

Nous avons trouvé le même rapprochement chez Nadir dans les vers suivants extraits de la «Célébration du Premier Matin». Dans les vers qui nous intéressent le poète parle du vent qui serait “Calme et doux comme le soupir de la Vierge d'ébène, / Rectiligne comme le fil du Tisserand” (LC, p. 7). Or, la présence de la lettre majuscule nous laisse entendre qu'il pourrait s'agir de Dieu ou, en tout cas, d'un être supérieur car, la majuscule mettant en relief un mot quelconque, elle finit par le diviniser.

104.

“j'écris parce que le temps dans le poème / se vêt d'éternité” (GL, p. 14).

105.

Voilà ce que Saïd même affirme à ce propos: “La création peut-elle se concevoir autrement que comme une quête permanente – d'être, de Lieu, de sens, d'identité, d'unité, de perfection, d'absolu? Comme une exigence d'être? L'écriture poétique à toujours été pour moi, outre une interrogation spirituelle” (Poésie entre deux rives, intervention à l'Université de St. Andrews, Ecosse, sept. 2000.)

106.

Poésie entre deux rives, intervention à l'Université de St. Andrews, Ecosse, sept. 2000.

107.

Tadié J.-Y., op. cit., p. 179.

108.

Ibid., p. 197.

109.

C'est l'auteur qui souligne.

110.

Voilà quelques noms qui sont très souvent difficiles à prononcer. Cela ne fait que dépayser davantage le lecteur: le roi Nezahualcoyotl, le Noir Guerrier Tezcatlipoca, le Blanc et Sage Quetzalcoatl, Nyarlathotep, Pokoû, Shango, Oshala, Ogum, Iemanja, etc.

111.

Glissant É., Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 129.

112.

Dans ce recueil il apparaît sous le titre de «Célébration de la danse» (pp. 51-53).

113.

Dans le troisième chapitre de notre étude nous allons consacrer un paragraphe entier aux nombres, étant donné leur forte présence dans les œuvres des deux auteurs.

114.

C'est l'auteur qui souligne.

115.

Saïd affirme dans le long poème qui ouvre le recueil Gisements de lumière: “j'écris pour me perdre me retrouver / me perdre encore” (p. 17).

116.

Derrida J., L'écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 106.