Chapitre II. La révolution du langage (poétique)

 «En écrivant en français, je suis habité par une grande pudeur, celle de l'invité, qui, héritier d'une haute mémoire, tente de dire à son hôte, dans sa propre langue, la diversité et l'unicité du paysage humain. Pour cela, l'invité a emporté avec lui ses mots et leurs couleurs, ses accents et ses rythmes, sa syntaxe et ses odeurs, sa respiration et son souffle, ses images et ses métaphores, ses signes et ses symboles, ses sables et ses arbres, ses souvenirs et ses attaches, ses ciels et ses mers, ses légendes et ses rêves, ses jours et ses nuits, comme cadeaux, offrandes bien modestes mais combien précieuses, car elles sont son corps et sa langue, l'âme de son être, sa vie» (T. Bekri, De la littérature tunisienne et maghrébine, Paris, L'Harmattan, 1999, p. 12)

Dans ce chapitre nous allons focaliser notre attention sur la forme, en analysant, respectivement, la poésie et le conte avec leurs particularités. Pourtant, il nous arrivera souvent de confondre volontairement les deux genres, surtout avec les textes de Nadir: cet auteur, en effet, comme nous l'avons déjà dit à plusieurs reprises, se sert toujours d'un langage hautement poétique aussi bien dans ses récits que dans ses poèmes. Saïd, en revanche, utilise souvent un ton discursif dans ses poésies, en particulier, par l'insertion des aphorismes117. C'est pourquoi, pour la deuxième partie de notre étude, nous avons décidé d'emprunter le titre à l'essai magistral de Kristeva118 avec la petite adjonction des parenthèses. Ensuite, dans le dernier chapitre, nous aborderons aussi le style des deux auteurs en essayant de relever leurs traits distinctifs. Notre analyse se veut très minutieuse en commençant par l'étude des nombreuses figures de rhétorique qui émaillent le texte et qui contribuent à son évidente beauté artistique. Ce recours fréquent au style figuré exprimerait la volonté des deux auteurs d'attribuer une qualité divine à la parole119. Mais, si d'un côté Saïd et Nadir respectent la vision traditionnelle arabe de l'esthétique de la parole, de l'autre ils sont, sans aucun doute, deux auteurs “révolutionnaires” (d'où le choix du titre de ce chapitre), dans le sens qu’ils inventent, chacun à sa manière, une nouvelle écriture entre tradition et modernité. À travers ce renouvellement de leur tradition littéraire ils visent à mieux s'approprier leur passé en rattachant cette recherche à l'itinéraire de leur quête identitaire. Leur écriture se propose d'effacer toutes les barrières en se présentant comme une écriture universelle mais, en même temps, elle revendique sa propre spécificité. Saïd et Nadir sont deux écrivains issus d'une double culture franco-tunisienne qui ont su enrichir la langue française tout en essayant de garder le rythme et la musicalité de l'arabe120. En effet, comme l'affirme l'écrivain marocain Khatibi, «il y a toujours dans chaque mot, chaque nom, chaque prénom et nom propre le dessin d'autres mots, sa calligraphie hospitalière. Dans chaque mot: d'autres mots; dans chaque langue: le séjour d'autres langues. Toujours le tout-autre veille sur la force poétique»121. Et donc cela pousserait à une ouverture naturelle à toute autre culture et langue vers une poésie universelle. En effet les deux auteurs se veulent les paladins du cosmopolitisme. Saïd affirme à cet égard:

‘«Toujours je me sentirai “d'un pays et de mille”. Comme si j'appartenais à tous les lieux de la Terre, que je me trouve à Paris, Tunis, Oslo, Istanbul, New York ou Tombouctou. Après la déchirure originelle, comment me sentirais-je appartenir à un lieu précis, circonscrit, limité?»122. ’

Si on lui pose la question épineuse de la raison du choix du français comme langue d'écriture elle l'attribue à la volonté de l'histoire, c'est-à-dire: «la période historique qui a lié, un temps, la France et la Tunisie, alors sous protectorat, mais aussi mon histoire personnelle, qui a voulu que je sois née de la rencontre entre une Française et un Tunisien». Nadir aussi, de son côté, s'est depuis toujours considéré comme investi d'une mission qui consisterait en la recherche du dialogue interculturel. C'est pourquoi il essaie de faire passer ce message dans son œuvre qui se présente aux yeux du lecteur comme un puzzle culturel et linguistique.

Notes
117.

En voilà quelques exemples tirés de ses recueils poétiques: “la liberté est vertige / au miroir de l'angoisse” (GL, p. 17); “dans toutes les langues / l'amour ouvre l'horizon” (Ibid., p. 74); “l'âme a un pays / dont le corps se souvient” (SF, p. 105); “tout regard est transhumance” (PN, p. 18).

118.

Il s'agit justement de La révolution du langage poétique, Paris, Seuil, 1974.

119.

À ce propos Michel-Mansour, dans son étude approfondie sur La portée esthétique du signe dans le texte maghrébin,affirme: «Employer un mot dans son sens figuré plutôt que dans son sens premier (langagier) est une des caractéristiques “divines” d'Allah. Cette qualité (divine) de la parole (celle d'employer la parole dans un sens figuré) n'est qu'un des attributs sacrés qu'accordent les philosophes à la parole» ( pp. 43-44).

120.

Voilà ce que Saïd même affirme à ce propos: “On a souvent voulu savoir pourquoi j'écrivais en français, alors que j'appartiens, de par ma naissance et mon nom – le nom de mon père -, à l'aire arabo-musulmane. La réponse tient d'abord au fait que le français est ma langue maternelle – langue de ma mère – et donc, paradoxalement, langue de l'Autre et langue mienne. Dans la poésie que j'écris, cependant, la langue arabe est présente, comme souterrainement, les deux langues tissant entre elles des correspondances. Ce qui me ferait dire que mon poème s'écrit entre deux langues”, dans Poésie entre deux rives, intervention à l'Université de St. Andrews, Ecosse, sept. 2000.

121.

Khatibi A., Figures de l’étranger dans la littérature française, cit., p. 205.

122.

Poésie entre deux rives, intervention à l'Université de St. Andrews, Ecosse, sept. 2000.