I. La vision dichotomique.

Il faut dire tout d'abord que la dichotomie est à la base même de la littérature maghrébine d'expression française qui renferme déjà dans sa définition une double identité (franco-maghrébine) non seulement géographique mais aussi linguistique, culturelle et identitaire. D'ailleurs Madelain, dans son essai L'errance et l'itinéraire, affirme avec vigueur que la double culture de l'écrivain maghrébin lui confère une double capacité introspective qui donne a son regard une intensité pointue123. Saïd semble partager le point de vue de Madelain lorsqu'elle dit:

‘«Assumée la double appartenance permet d'avoir sur chacune des sociétés en question un regard doublement critique, et surtout de se montrer plus nuancé. Parler, écrire plus d'une langue est en soi un enrichissement, une ouverture [...] Moi, la langue qui m'a choisie est d'abord celle du poème»124.’

Tout texte maghrébin repose sur un équilibre fragile qui est pourtant sa richesse non seulement sémantique mais aussi lexicale. Et les écrivains s'installent fièrement dans cet entre-deux intraduisible125, lieu métaphorique instable par définition mais très fécond, pour devenir des “migrateurs du silence et de la langue” (MI, p. 85). Finalement cette condition est privilégiée seulement en apparence puisqu'elle est plutôt vécue comme un lourd fardeau. Voilà ce que nous avoue à ce propos Saïd dans la strophe finale d'un poème de désolation et d'incertitude totales:

‘parce que notre nom n'est connu
qu'aux carrefours des abandons
que notre silence se fait
souffle et emblème au chardon
ardent des insomnies diurnes
et prière étouffée au cœur
d'oasis calcinées nous
nous retrouvons témoins d'une rive
à l'autre de l'épuisement des mots
et de la retombée des visages
en strates intermédiaires
qui érigent un socle mort écrasant
pour un destin d'argile
et de pluies incertaines
(MI, p.122)’

Face à cette perspective qui ne laisserait aucun espoir les écrivains maghrébins se sont interrogés longtemps sur leur sort, partagés entre la résignation à l'Autre qui entraînerait leur effacement identitaire ou l'affirmation de leur différence apportée par la mosaïque linguistique et culturelle126.

En tant qu'auteurs nés dans cet espace géographique, Saïd et Nadir ont reconnu leur hybridité qui est la “marque ancienne d'un partage” (MI, p. 76)en la traduisant dans leurs œuvres par une vision dichotomique du monde127. Pour ce faire, ils utilisent plusieurs figures de rhétorique comme l'antithèse, l'oxymore, la synesthésie, la comparaison et la métaphore que nous allons traiter d'une manière plus détaillée dans les paragraphes suivants. Nous avons déjà défini toutes ces figures des entre-deux formels, puisqu'elles établissent un lien très fort entre deux mots apparemment opposés, soit par contraste (antithèse) soit par contradiction (oxymore) ou bien par similitude (synesthésie, comparaison, métaphore).

Notes
123.

p. 15 (trad. ital.).

124.

Saïd A., «Eléments d'origines», Horizons Maghrébins, Toulouse, n° 11 (3ème trimestre 1987), p. 47.

125.

“et dans l'entre-deux intraduisible / qui porte au-delà de soi / clignotent les semblants / d'une danse de noms comme / autant d'étoiles périssables” (MI, p. 76).

126.

“hésiterons-nous / entre la tentation de nous effacer / celle de nous envoler / et celle de renaître de nos cendres” (SF, p. 25).

127.

Cependant les deux écrivains choisis traduisent cette dichotomie même au niveau typographique par l'insertion de l'italique dans leurs poèmes aussi bien que dans leurs contes. Ce type de dichotomie s'accompagne très souvent de la dichotomie linguistique car les deux auteurs insèrent, surtout dans leurs contes, des mots arabes en italique qui contrastent avec le texte français. L'importance de l'italique est bien soulignée par Barthes, selon lequel ce morphème serait, en effet, «la trace de la pression subjective qui est imposée au mot d'une insistance qui se substitue à sa consistance sémantique» (Le bruissement de la langue, cit., p. 300).