I.1. L'équilibre instable.

Les deux figures syntaxiques qui représentent le mieux l'équilibre précaire caractérisant tout texte maghrébin sont l'antithèse et l'oxymore. La première rapproche deux termes opposés tandis que l'autre établit entre eux une contradiction pourtant féconde. En effet, dans l'oxymore, le niveau sémantique apparaît redoublé car, à la différence de l'antithèse, où les deux mots demeurent séparés, ici on assiste à une contamination enrichissante de champs sémantiques d'où chaque mot sort finalement valorisé.

Chez les deux écrivains, l'antithèse se manifeste bien sûr par le simple rapprochement de deux mots opposés, mais elle arrive aussi à influencer la structure de quelques poèmes ou même d'un recueil entier128. Face à cette vision manichéenne du monde qui transparaît des vers, aucune nuance n'est possible mais chaque élément exalte son contraire (et vice-versa) par sa seule présence. Autrement dit, chez Saïd et Nadir, les mots opposés sont inséparables et se présentent comme un réservoir intarissable de significations. Lorsqu'un mot s'accompagne de son contraire, il puise dans son terme opposé toute sa force sémantique. Les nombreuses descriptions que l'on trouve dans les œuvres analysées plongent constamment dans un dualisme éternel qui fait que le côté lumineux rappelle tout de suite le côté obscur. Le couple d'opposés clarté / obscurité (ou bien dans ses variantes jour / nuit, lumière / ombre, soleil / lune, noir / blanc)129 abonde dans ces recueils jusqu'à constituer parfois le squelette de quelques strophes sinon de poèmes entiers. À ce propos, voilà une strophe très suggestive qui est construite justement sur les deux axes sémantiques clarté / obscurité:

‘je viens de toi vers toi
hanchée de vertige et d'éclairs
je viens de l'obscur et vers l'obscur
ténébreuse et claire de rives conjuguées
je viens corps et lumière
habiter mon visage pillé
(MI, p. 87)’

Et encore les deux strophes finales d'un poème appartenant au recueil de Saïd antithétique par excellence130. Ici, le passage du jour à la nuit est perçu comme une lutte quotidienne pour prendre place dans le ciel:

‘le jour a beau planter
ses griffes
dans chaque matin qui revient

la nuit jouerait-elle
à repousser ses masques
par-delà la lumière
(UA, p. 76)’

Les poèmes plongent toujours dans un va-et-vient antithétique constant qui révèle, surtout chez Saïd, la recherche d'un style personnel. L'auteur semble s'amuser en effet à travers des jeux de mots fréquents pour donner vie à un chaos à plusieurs niveaux dont témoigne cette strophe où les deux vers finals sont disposés en chiasme sémantique (obscur / jour; transparent / nuit):

‘en quête de ce qui est
plus obscur que le jour
plus transparent que la nuit
(Ibid., p.124)’

Il faut remarquer que ces derniers vers sont rapprochés par un parallélisme syntaxique et montrent, en même temps, une confusion sémantique créée par la juxtaposition entre une double antithèse (jour / nuit, clarté / obscurité) et un double oxymore (obscur / jour, transparent / nuit).

Nadir semble privilégier plutôt les variantes blanc / noir et jour / nuit131. Pour ce qui concerne le premier couple d'opposés, les deux couleurs sont bien représentées par ces vers énigmatiques où le numéro sept revient d'une manière obsédante132:

‘7 candélabres et leurs doigts de cire
magie blanche.
7 coutelas sacrificiels
magie noire.
Fumée blanche, sang noir

7 sept 7
Signe magique du monde.
(LC, p. 44)’

Mais on trouve aussi dans ses œuvres le couple antithétique jour / nuit. En voilà un exemple très suggestif construit sur un parallélisme antithétique où le sujet poétique apparaît la victime préférée de deux ennemis très puissants:

‘La nuit me flagellait de son fouet d'étoiles.
Le jour me dardait de ses flèches de feu.
(LP, p.109)’

Le couple d'opposés clarté / obscurité avec ses nombreuses variantes, couple qui est d'ailleurs le plus fréquent dans les œuvres étudiées, donne vie aussi à plusieurs oxymores dont le suivant où l'obscurité est paradoxalement associée à un astre. À vrai dire, ce rapprochement bizarre n'est pas nouveau car on le retrouve aussi chez Nerval dont ce vers représente sans aucun doute un hommage stylistique133:

‘je te retrouve soleil noir
posé sur la bouche du temps
(PM, p. 51)’

Il est curieux de remarquer que Nadir a utilisé le même oxymore nervalien comme le témoignent ces vers134:

‘Au soleil noir du reniement
S'écaille le beau rêve...
(LA, p. 24)’

Pourtant il y a d'autres couples antithétiques qui apparaissent souvent dans les textes pris en examen, tels rêve / réalité (ou sommeil / veille), oubli / souvenir, je / tu (ou moi / toi), vie / mort.

Pour ce qui concerne le premier couple d'opposés, il faut remarquer que ce va-et-vient perpétuel entre rêve et réalité plonge les poèmes dans une atmosphère suspendue et atemporelle où le lecteur ne parvient pas à distinguer les bornes de ces deux mondes parallèles135. D'ailleurs, en lisant soit les poésies soit les contes, on ne perçoit pas de véritables limites formelles et cela ne fait qu'accroître le chaos. Cet état de confusion est donc voulu par les auteurs qui semblent s'amuser à dépayser constamment leur lecteur. Cette nouvelle dimension aux contours indéfinis est pourtant le refuge privilégié du poète qui y demeure dans la pure contemplation de tout ce qui l'entoure. D'ailleurs il semble apprécier les “frontières” de tous les opposés. Pour Saïd, le mot le plus approprié à utiliser serait “seuil” qui, d'après elle, représente le «symbole de passage, de transition, de métamorphose»136. Ce mot qui revient souvent dans ses poèmes, apparaît aussi dans le titre d'un recueil137. Ainsi l'auteur est attirée même par le seuil qui sépare la sphère des souvenirs de celle de l'oubli138. Face à l'une de plus grandes peurs de tout émigré, à savoir la crainte d'être oublié, il y a le pouvoir salvateur de la mémoire qui l'aide aussi dans la reconstruction de son identité vacillante139. Pendant cette recherche de ses propres racines la confrontation avec l'autre devient indispensable. La dialectique je / tu ou moi / toi prend alors le dessus pour donner vie à un jeu antithétique souvent amoureux140 comme dans cette strophe construite entièrement sur une suite d'antithèses:

‘il est un temps pour la parole
un autre pour le silence un temps
pour l'aube un autre pour le couchant
ai-je rêvé tes nuits ou rêves-tu mes jours
improbables comme nos ombres
nous vivons nous mourons
chaque jour un peu plus chaque jour
un peu plus
(PM, p.12)’

Le vers central ressort par rapport aux autres puisqu'il présente une double question s'appuyant sur deux antithèses (je / tu, nuits / jours) disposées en chiasme, si l'on considère les pronoms personnels et les adjectifs possessifs de première et deuxième personne (je / tes; tu / mes). Dans cette strophe apparaît, entre autres, le couple d'antithèses renvoyant à la vie et à la mort qui est d'ailleurs assez répandue dans les textes analysés141. Il faut ajouter qu'ils sont truffés par bien d'autres antithèses mais nous nous sommes limités à focaliser notre attention seulement sur les couples d'opposés qui y apparaissent le plus souvent.

Pour ce qui concerne les oxymores, il est plus difficile de faire une classification car ils appartiennent à des champs sémantiques très disparates142. Cette figure de rhétorique est utilisée souvent chez les deux auteurs pour enrichir au niveau sémantique une affirmation, un paysage ou bien une description. Dans les vers suivants l'oxymore fait son apparition solennelle à la fin d'un poème pour souligner une vérité annoncée dans la strophe précédente et le mystère finit par prendre le dessus:

‘le vide derrière la réponse
ne peut rejoindre la question

opaque transparence
(PM, p. 85)’

Grâce à l'oxymore le désert qui est, par définition, un paysage désolé chez Saïd se peuple et s'anime en devenant même le lieu d'une rencontre particulière...143

‘j'entends des voix fraternelles
en ce désert habité
nos doubles nous indiquent
notre devenir
(DS, p. 121) ’

Enfin l'oxymore peut enrichir même une description comme dans la strophe suivante où le passé insidieux finit par menacer des rêves incertains:

‘une trappe ouverte choisie à l'aveugle
pour y laisser couler de lourds squelettes
retombe sur la jeunesse de nos rêves
(MI, p. 24) ’

Cette figure est plus récurrente chez Saïd, au point de devenir l'un des traits distinctifs de son style. En particulier, nous avons remarqué chez elle une forte présence de l'oxymore rapprochant le silence du bruit provoqué par la parole ou par la musique, le silence étant l'un des mots clé de cette écrivaine144. Dans les vers suivants Saïd décrit bien l'angoisse du poète (oiseau) qui, tel le cygne baudelairien, n'arrive pas à exprimer sa douleur vue comme une cicatrice indélébile:

‘Un cris muet dans la gorge
je bats des ailes
au bord du gouffre

la souffrance implantée
jusqu'au nu des racines
(UA, p. 52)’

Après avoir analysé ces deux figures clé qui rapprochent deux termes par leur opposition, nous allons nous occuper maintenant des trois figures qui donnent vie au rapprochement par analogie, à savoir la comparaison et la métaphore et la synesthésie.

Notes
128.

C'est le cas du recueil de Saïd, L'une et l'autre nuit, divisé en deux parties ayant pour titre le nom de deux villes totalement opposées entre elles, à savoir Paris (symbole de l'Occident par excellence) et Hammamet.

129.

Voilà d'autres exemples avec les variantes: “J'accueille un ciel noir // de petites pierres blanches / éclatent aux étangs du songe” (MI, p. 39), “au labyrinthe inquiet du jour / la nuit oppose son alchimie / d'ombre et de lune” (NA, p. 92), “nous étions la lune et le soleil / et la couleur qui soutient le ciel / et son commencement” (DS, p. 31).

130.

Il s'agit toujours de L'une et l'autre nuit qui présente justement une antithèse déjà dans son titre.

131.

Voilà d'autres exemples d'antithèse blanc / noir: “Un coq blanc / Un bélier noir” (LA, p. 33), “Robes blanches étalées / Sur le sang sacrificiel des coqs noirs.” (SS, p. 64).

132.

Dans le chapitre sur le style des deux auteurs nous allons consacrer un paragraphe aussi aux nombres, étant donné leur présence massive dans les œuvres analysées.

133.

Voilà d'autres exemples: “feu obscur” (PN, p. 93), “étoile noire” (SF, p. 41), “obscure clarté” (DS, p. 95), “limpides ténèbres” (DM, p. 27).

134.

Nous avons trouvé un autre oxymore presque identique chez les deux auteurs. Il s'agit de “triste sourire”(chez Saïd, PN p. 90) et “rire triste” (chez Nadir, AM, p. 49).

135.

Voilà quelques exemples de ce couple d'opposés ainsi que de leur variante sommeil / veille: “le rêve nous dispute au réel” (SF, p. 106), “à peine éveillés / à peine endormis” (UA, p. 75), “dormante, éveillée / mon double et l'autre” (PM, p. 64).

136.

Poésie entre deux rives, intervention à l'Université de St. Andrews, Ecosse, sept. 2000.

137.

Il s'agit de La douleur des seuils. À témoigner encore l'importance que l'auteur accorde à ce mot philosophique, il y a même la subdivision du recueil en cinq parties qu'elle a appelées justement “seuils”, chacun symbolisant l'un des seuils de la vie humaine.

138.

“une étape après l'autre / j'avance sur la frontière / entre mémoire et oubli” (GL, p. 115).

139.

“en quête de nous mêmes / nous avons dans l'oubli / souvenir de ce qui sera” (NA, p. 67).

140.

En voilà quelques exemples: “pour que toi et moi de nouveau / partagions une même lumière” (DM, p. 39), “je cueille chaque miroitement / que tu abandonnes” (DS, p. 22).

141.

“– quand la vie fait signe / la mort recule” (PM, p. 62); “tout ce temps les vivants / et les morts se tenaient par la main” (DM, p. 41); “la terre le ciel / unis par les oiseaux des morts / ceux des vivants (DS, p. 50); “ni cette mort-vie qu'à chaque étreinte, tu donnes” (SS, p. 59).

142.

Voilà des exemples chez Saïd: “vieil enfant” (MI, p. 13), “fleur lourde” (DM, p. 71); “sérénité inquiète” (DS, p. 40); “voyageur immobile” (Ibid., p. 106) ou dans la variante “marcheurs immobiles” (MT, p. 10); chez Nadir: “doux vertige” (SS, p. 15); “évidence secrète” (LC, p. 19).

143.

Nadir renverse la conception habituelle du désert vu comme le lieu aride par excellence, en le transformant, par le biais de l'oxymore “désert fertile” (SS, p. 45), en un symbole de vie.

144.

En voilà d'autres exemples: “langage muet” (SF, p. 66); “chant silencieux” (Ibid., p. 72); “dialogue silencieux” (GL, p. 80).