I. 4. La boulimie sensorielle.

Nous avons défini cette figure du discours “boulimie sensorielle” par sa capacité d'exprimer, en les condensant, deux ou plusieurs perceptions sensorielles différentes. Ce procédé stylistique est beaucoup plus utilisé par Saïd, comme si elle voulait s'approprier le plus possible la réalité avec tous les cinq sens toujours prêts à saisir la moindre sensation. Ainsi la plume devient, chez elle, une espèce d'organe sensoriel et les vers, le réservoir de n'importe qu'elle perception. Un univers nouveau et pur s'ouvre au lecteur le plus attentif et capable d'interpréter la réalité comme un enfant. D'ailleurs cette perception confuse du monde est propre à l'âge puéril lorsque, poussés par une curiosité infinie, on se sert des sens comme d’un moyen privilégié de connaissance. Et la caractéristique du poète est justement de laisser toujours parler l'enfant qui est en lui, sans aucun intermédiaire, dans une ouverture totale vers tout ce qui l'entoure.

Les synesthésies les plus récurrentes dans les œuvres analysées sont celles qui associent une perception visuelle à une autre auditive ou vice-versa, comme si les deux auteurs, poussés par un souci de clarté, voulaient tout visualiser184. Le poème devient ainsi un tableau visant à la représentation du détail le plus infime. Cependant, parfois la présence de ce procédé stylistique ne fait que confondre et dépayser le lecteur comme dans cette strophe s'achevant sur une double synesthésie disposée en chiasme sémantique185:

‘paroles en leurs reflets
de voyelles
où la voix donne à voir
et l'image à entendre
(MI, p. 63)’

Souvent la présence d'une couleur suffit pour donner vie à des synesthésies très suggestives visualisant un concept abstrait186. C'est le cas des deux exemples suivants qui partagent le choix de la même teinte pour visualiser une sensation auditive:

‘reviendrons-nous avant
que les neiges n'incrustent
de leurs grands silences bleus
une face de la terre
(DM, p.56)’ ‘ailleurs les tambours fous de la mer
roulent l'écho bleu
de nos têtes furtives
(NA, p. 38)’

Les seules synesthésies que l'on trouve chez Nadir renvoient au rapprochement entre une sensation auditive et une autre visuelle. À ce propos, voilà une strophe qui montre bien l'effort de l'auteur dans la tentative de visualiser la perception auditive par un double stratagème stylistique: la synesthésie suivie d'une comparaison-scénario:

‘Et je vins au rives sans découpe
Où, toujours, clame l'oiseau de mémoire
Son chant vertical de midi suspendu
Comme un jonc rigide
Au milieu du champ bleu.
(SS, p. 38) ’

La strophe entière suggère une impression d'immobilité et de perfection qui est donnée aussi par le choix d'un moment particulier de la journée,

‘«l'heure double de Midi. Heure médiane, qui tranche le jour en un avant et un après, heure suprême vers quoi tend le mouvement ascendant du matin et où commence le déclin du jour, midi [...] propose l'image d'une limite en même temps que d'une apogée [...] Non-heure où chaque chose va se retourner en son contraire, midi est aussi l'instant unique où la plus vive tension offre l'image d'une parfaite immobilité»187.’

Il est curieux de remarquer que, chez Saïd, cette figure du discours apparaît, très souvent, dans la description des paysages, surtout celle du lieu natal qui est inévitablement filtrée par son souvenir nostalgique188. Dans ce cas on comprend le choix de la synesthésie qui témoignerait d'une tentative du poète de s'imprégner de tout détail en le fixant par l'écriture qui vient ainsi au secours de sa mémoire labile. Dans ce poème, sous la plume de l'auteur, la terre natale se transforme en un paradis de calme et volupté:

‘paysage natal

au détour du chemin
orgasme de lumière

servante exacte
dans l'odeur bleue des pins

la chaleur est brume
posée sur la mer

sa respiration nouée
aux rythmes des lunes
elle creuse éblouissante
des souterrains d'images

jusqu'à ce que la nuit
ouvre un à un
les gemmes évidents
de ses yeux
(UA, p. 63)’

Mais la présence de cette figure de l'analogie dans la description d'un paysage révèle aussi une connotation affective de la part du poète, comme l'expriment bien ces vers où on est en présence d'une synesthésie née de l'association sensorielle olfactive-visuelle189:

‘arbres et rochers dévalent
les pentes parées de printemps
vers la tendre caresse bleue
(GL, p. 62) ’

Dans la strophe suivante Saïd semble vouloir nous donner un aperçu rapide de son style en en présentant tous les traits distinctifs. D'abord, le recours aux procédés rhétoriques de l'oxymore, de la synesthésie et de la métaphore; ensuite, sa tendance à humaniser surtout les concepts abstraits et, enfin, son désir de se con-fondre avec la nature:

‘l'aurore sera riche oui le jour
inaugure une douloureuse tendresse
le temps commence sont lent travail
dans la châsse du cœur
je dépose ce qui se laisse deviner
du lumineux silence je voudrais oui
je voudrais m'endormir dans l'arbre d'un sourire
et m'éveiller fleur
(DS, p. 75)’

Pour finir, la synesthésie est entraînée parfois par le mot auquel elle se rattache, comme le montrent bien les deux exemples suivants190. Le premier appartient à un poème dont les protagonistes sont les mains. Ici, l'adjectif caractérisant la pierre finit par s'étendre à la perception auditive en donnant vie à cette synesthésie bizarre:

‘mains closes
sur le cri rond de la pierre
mains désencrées
du sang de soi
(MT, p. 31)’

Dans le deuxième, une qualité que d'habitude l'on attribue à l'eau (suggérée par la présence des fontaines) finit par contaminer le chant à son tour introduit par un oxymore:

‘Les rues étaient désertes et l'on ne distinguait dans la vague rumeur du silence que le chant cristallin des mille fontaines de marbre qui étaient l'orgueil de la cité asiate. (AM, p. 141).’

Après avoir analysé ce dernier symbole de l'entre-deux formel, nous allons nous occuper, dans le prochain paragraphe, des trois figures principales par lesquelles s'exprime l'art de l'excès.

Notes
184.

Voilà d'autres synesthésies du même type: “le langage pâle” (MI, p. 103); “une musique ronde” (Ibid., p. 125); “de transparences ventriloques” (SF, p. 66);“musique aveugle” (NA, p. 30).

185.

Voilà un autre exemple de synesthésie dépaysante: “que l'œil ne s'affole plus / à l'écoute d'autres langues” (SF, p. 43).

186.

Cela n'est que l'une des fonctions attribuées par les deux auteurs à la couleur. Nous nous réservons d'aborder ce sujet dans la troisième partie de notre étude en lui consacrant un paragraphe entier.

187.

Sacotte M., op. cit., p. 358.

188.

En voilà deux autres exemples de synesthésies se rattachant à la description d'un paysage. Dans le premier on assiste au rapprochement entre une perception olfactive et une autre tactile: “poids des odeurs mouillées de la ville / où les corps passants fument / de trop d'angoisse” (MI, p. 18). Le deuxième exemple montre plutôt une synesthésie née de l'association sensorielle olfactive-visuelle: “suds / odeur blonde / des terres / pétries comme pain / des mains mêmes du temps” (Ibid., p. 80).

189.

En voilà un autre exemple significatif: “avant la fissure du masque / j'avais deux visages je vivais dans deux mondes / je rêvais des rides du désert / face à l'étreinte bleue de l'horizon” (DS, p. 13).

190.

Voilà un autre exemple éclairant de contamination sensorielle: “et plus haut c'est une chanson / très claire très blanche / comme une eau mûre / musicale et tendue” (MI, p. 77).