IV. L'écritoral.

Nous avons déjà parlé de l'immense tradition orale arabe où les deux auteurs ont puisé, de quelque façon, pour la matière de leurs recueils de contes. Cependant, en analysant leurs œuvres, on y aperçoit une tentative de rendre plus vivante et immédiate leur écriture par le biais de différents stratagèmes, comme s'ils étaient préoccupés davantage de demander toujours une réponse à leur lecteur, en l'interrogeant, en attirant son attention, en le provoquant. Pour ce faire, ces écrivains essaient de traduire par écrit les caractéristiques propres à l'oralité. Meschonnic a remarqué, tout d'abord, que la trace la plus évidente de l'oralité dans l'écriture est représentée par la ponctuation puisqu'elle serait «l'insertion même de l'oral dans le visuel»225. Mais il y a d'autres stratagèmes plus ou moins explicites qui servent à représenter l'écritoral dans le texte. On aboutit ainsi à une écriture faite de ruptures, des points de suspension, d'exclamations, de juxtapositions sans lien dans leurs contes aussi bien que dans leurs poèmes.

L'un des principaux renvois au style oral est l'insertion des proverbes dans les contes. Saïd utilise beaucoup ce procédé en lui attribuant la fonction de mieux expliquer l'intrigue. Dans ce cas spécifique le proverbe ne serait donc que le corollaire de l'action. Les proverbes sont prononcés non seulement par la voix narrant, pour commenter les faits qu'elle raconte, mais aussi par les personnages, lorsqu'ils veulent renforcer une affirmation ou bien justifier un comportement. À ce propos le passage suivant montre bien toute la ruse du protagoniste qui arrive à justifier un vol très grave:

‘Tout ankylosé, Jha parvint à la maison de Dieu. Il plaqua son corps contre la porte, vérifiant ainsi que l'un des battants convenait parfaitement. Il le souleva à grand-peine, et maudissant le sort de ne l'avoir point doté d'un âne, il le transporta sur son dos et l'installa chez lui. L'imam alerté courut jusque chez Jha:
― Voler la mosquée! Le bien d'Allah! N'aurais-tu plus de crainte envers ton Seigneur? Remets immédiatement ce battant à sa place qu'il n'aurait jamais dû quitter!
― Tu devrais prendre le temps de m'écouter avant de t'emballer. Voici les faits: j'allais partir pour la mosquée lorsque l'idée me vint de confier la garde de la maison à Allah. Tu sais aussi bien que moi que cette ville grouille de voleurs! A mon retour, plus de porte! Dieu ne m'avait pas entendu. J'ai pourtant accompli mes prières, ce matin. Donc, je ne Lui rendrai ce battant que s'Il fait en sorte qu'on me retourne le mien. «Qui fait le bien le retrouve» (LS, p. 55)’

La fonction des proverbes change selon la place qu'ils occupent à l'intérieur du récit. S'ils apparaissent en épigraphe ou bien comme titre, ils représentent une clef de lecture potentielle du conte. Si, par contre, on les trouve à la fin d'une histoire ils suggèrent une invitation à la réflexion. En lisant un conte saïdien on ne peut pas se passer de remarquer la présence presque obsédante des proverbes qui scandent la vie des protagonistes. Même lorsqu'ils doivent prendre des décisions importantes ils semblent s'appuyer à un proverbe comme s'ils voulaient trouver forcément une justification à leurs actions en se confiant aveuglement à la sagesse populaire. Le passage suivant montre bien combien les personnages sont influencés par ces perles de sagesse:

‘Plutôt que de faire maints voyages et de dépenser inutilement ses forces, car «en tout paresseux sommeille un portefaix», Jha, un peu étonné tout de même de n'entendre aucune protestation, chargea l'animal à lui faire plier l'échine. (LS, p. 146)’

L'exemple précédent contient un proverbe ayant pour cible l'être humain avec ses défauts, mais il y en a aussi beaucoup qui concernent les animaux226.

Les personnages arrivent parfois même à modifier un proverbe en lui apportant de petites adjonctions pour mieux l'adapter à leur situation, comme le témoigne ce passage:

‘Faouzi qui l'avait écouté l'air songeur, lui dit:
― Tu as accumulé les erreurs et les maladresses. D'abord, en gâchant ta part d'héritage: il ne faut pas donner avant d'avoir reçu. Ensuite, en mettant ton frère au courant de la source de ta soudaine fortune: «L'homme faible est celui qui ne peut garder un secret.» L'homme sage, lui, pense à l'avenir. (LS, pp. 36-37) ’

À côté de l'insertion des proverbes il y a d'autres procédés stylistiques qui révèlent l'origine orale des contes. En effet, comme l'affirme Saïd même dans sa préface au recueil Le Secret,

‘«Les contes se transmettaient oralement, sans qu'ils aient d'auteurs précis. Chaque conteur avait son répertoire. Il y puisait au gré de son inspiration, ajoutant des détails empruntés à son imagination et à la vie de tous les jours, réactualisant une histoire, la modelant, la brodant sur un thème à l'infini.» (p. 10) ’

Le conte changeait donc selon le goût personnel et les exigences du narrateur. Dans les histoires saïdiennes on trouve donc des traces de ces remaniements telles, des formules pour attirer l'attention des auditeurs comme, “le voici / voilà” ou “regardez-le / la”, la présence de l'adjectif possessif “notre” qui témoigne de la volonté du conteur de faire participer son public à ce qu'il raconte227. Ensuite, les questions, parfois rhétoriques, qu'il pose à ceux qui l'écoutent aussi bien que ses interventions fréquentes en guise de commentaires sur les histoires racontées ou sur les comportements des personnages, suggèrent une tentative de sa part de réactualiser le conte en lui confiant la capacité de donner des réponses valables même au présent228. Enfin, l'on trouve un usage excessif des points de suspension qui ont plusieurs significations liées à leur distribution à l'intérieur du récit. En général, ils donnent aux histoires une idée de spontanéité comme si le narrateur choisissait tout à coup de laisser tomber des détails qui à son avis ne compromettraient pas la compréhension de l'histoire. Cela révèle la présence très forte de l'auteur qui transparaît même lorsqu'il décide de commencer un récit par des points de suspension: dans ce cas, les points de suspension indiquent que l'histoire débute in media res, ce qui fait qu'on perçoit l'empreinte autoritaire de l'écrivain qui choisit de ne pas tout dire. Cependant, les points de suspension apparaissent souvent à la fin d'un conte pour suggérer l'idée d'un dénouement ouvert, comme si l'auteur voulait inviter son lecteur à le continuer en choisissant, lui même, sa propre conclusion selon sa sensibilité. Le lecteur laisse ainsi galoper son imagination à la recherche d'un final possible. Il est curieux de remarquer que les deux écrivains ont choisi de conclure l'un de leurs recueils de contes par ce stratagème229. Cela donne l'idée d'une œuvre ouverte “imbibée” de mystère et d'éternité. Dans ce cas spécifique les points de suspension sont la manifestation visuelle du silence qui prend le dessus sur la parole car ils “laissent entendre un léger sous-entendu ou un silence qui plane”230. Les deux auteurs s'en servent aussi pour visualiser un sentiment, comme le montre bien le passage suivant où Saïd recourt à ce procédé stylistique pour traduire la peur d'un personnage:

‘― Majesté, trois...trois armées...approchent! parvint-il à dire, le souffle perdu. De toutes parts...les soldats! On dirait une nuée...de sauterelles. Qu'Allah nous préserve! (LS, p. 92)’

Nadir aussi fait un emploi massif des points de suspension pour donner un caractère plus immédiat à ses récits. Dans ce passage on assiste à la mort progressive par noyade du protagoniste:

‘Nous avions l'Accord et sa face d'hélianthe, la Mesure et le cristal de son chant, la Plénitude et... Ah! Le goût salé de l'eau purificatrice, le sens... le secret... l'accomplissement de la prédiction... Nous aurions pu... Nous aurions dû... Nous aurions... (LP, p. 122)’

Après une énumération les points de suspension accentuent l'excès en rendant la liste des éléments interminable. Ainsi, l'auteur donne encore une fois à son lecteur la possibilité de participer activement à la structuration même du conte en faisant appel à son imagination.

Un autre élément qui révèle l'origine orale des contes est l'insertion dans le récit des questions adressées, généralement, aux auditeurs. Cependant l'on trouve aussi des questions qui présupposent un public arabo-musulman231. Cela montre bien l'intention de l'auteur de donner une “patine” maghrébine à ses histoires comme en témoigne le passage suivant, extrait d'un récit dont le protagoniste est Jha, le héros par excellence des contes tunisiens:

‘Ils pensèrent d'abord que Jha était tombé malade, mais comme on était en période de pèlerinage, et que la rumeur se répand comme la peste, quelqu'un ― peut-être l'intéressé lui-même, qui sait? ― quelqu'un, donc, laissa courir le bruit que, profitant des aptitudes fantastiques de sa monture, Jha s'était rendu à La Mecque, ce qui expliquait tout bonnement sa disparition. (LS, p. 153) ’

Mais les questions qui apparaissent le plus souvent dans ces histoires concernent les faits racontés par le narrateur et servent à tenir toujours éveillée l'attention du public, comme il arrive dans ce passage qui renvoie au partage d'une tradition orale commune:

‘A ce jour, la moitié de la population des rats et des souris a été dévorée. Par qui, sinon par Gattous le Matou, la terreur du quartier? Ceux qui ont été épargnés ― mais pour combien de temps? ― craignent tellement pour leur vie qu'ils sont devenus très, très prudents. (DC, p. 57)’

De temps en temps, on perçoit la présence très forte de l'auteur qui s'amuse à intervenir directement dans l'histoire en exprimant timidement son point de vue par le biais d'un seul adverbe ou d'un adjectif, comme le montre bien ce passage d'où transparaît un certain attachement du narrateur à son personnage232:

‘Sa mère s'étant rendue auprès d'une parente fort mal en point, Jha se résigna à passer la nuit seul dans leur petite maison. Ce n'est pas qu'il fût poltron, non, mais cette nuit-là, qui était venteuse, il préféra garder à son chevet une petite lampe allumée. (LS, p. 47)’

Parfois ses commentaires et ses jugements deviennent plus explicites et finissent par révéler la vision du monde de l'auteur, comme en témoigne l'exemple suivant:

‘Dieu, qui a l'œil sur chacune de Ses créatures, le prit en pitié. Dans Sa miséricorde infinie, Il dépêcha auprès de lui l'un de Ses envoyés. Et c'est ainsi que, le lendemain, un ange salua à un détour de la route l'humble voyageur et lui demanda où il allait d'un pas si ferme. (Ibid., p. 75)’

Cela est plus évident chez Nadir, qui exprime ouvertement, quelques fois par le biais du narrateur, d'autres par l'entremise des personnages, son point de vue en matière de politique, d'histoire, de religion, d'actualité comme suggère le passage suivant d'où transparaît un certain sarcasme envers l'homme qui se laisse naïvement influencer par ses illusions233:

‘C'est cet isolement quasi total qui avait créé le mythe. L'imagination débridée des hommes, leur fantasmagorie déchaînée avaient substitué à la misérable agglomération une cité irradiant de toutes les splendeurs. (LP, p. 48)’

Enfin un autre procédé dont se servent les auteurs pour donner un caractère oral à leur écriture est le recours à la voix anonyme rapportée qui par le déplacement de la source donne aussi plus de crédibilité à leurs histoires mais aussi pour effacer toute forme de responsabilité sur ce qu'ils racontent. Cette voix s'exprime le plus fréquemment par les verbes “dire” ou bien “raconter” précédés du pronom personnel indéfini “on” soulignant bien l'anonymat234.

Notes
225.

Meschonnic H., op. cit., p. 300.

226.

À ce propos, voilà encore quelques exemples de proverbes d'abord ayant comme protagoniste l'homme et, ensuite, d'autres exemples de proverbes concernant un animal: “Le sot qui entre dans le feu en sort rarement” (LS, p. 15); “l'oisif est le camarade de jeu du diable” (Ibid., p. 28); “Qui ne tire pas vengeance est de vile naissance.” (Ibid., p. 60); “Celui qui compte sur la chance risque fort d'être trahi par elle” (Ibid., p. 169); “Un oiseau dans la main vaut mieux que dix dans l'arbre.” (Ibid., p. 14); “Lorsque la vache tombe, surgissent les couteaux” (Ibid., p. 29); “Le petit du rat sera creuseur de trous” (Ibid., p. 49); “N'enfonce pas la main dans les trous, les serpents ne te lècheront pas.” (Ibid., p. 50).

227.

Ce stratagème est très répandu surtout chez Saïd comme on peut constater des exemples suivants: “un commerçant prospère du bourg voisin fit appeler notre homme” (LS, p. 18); “La voix enrouée par la peur, notre héros s'entendit crier” (Ibid., p. 47); “Le niveau de l'eau monta, monta... et vint déposer notre ami en lieu sûr.” (DC, p. 12); “Ayant réfléchi toute une nuit, notre compère se lève de bon matin, contrairement à ses habitudes.” (Ibid., p. 57).

228.

Nous donnons par la suite des exemples contenant des questions rhétoriques que le conteur pose à son public pour attirer son attention: “Que croyez-vous qu'il fit?” (LS, p. 63); “Mais le temps compte-t-il pour un brodeur? (Ibid., p. 97); “Mais que deviendrait leur amie?” (DC, p. 46) “Boitillant et reniflant, elle s'approche lentement du puits, et que voit-elle, dépassant de la margelle usée? (Ibid., p. 51). Les exemples suivants montrent, en revanche, comment le conteur intervient dans l'histoire racontée: “Mais les nouvelles vont plus vite que le vent” (DC, p. 9); “Il était devant un grand miroir et avait déroulé le long turban de soie qui cachait son crâne... entièrement chauve!” (Ibid., p. 11); “On raconte qu'il ne laissa d'eux que ce que laissent les sauterelles... Autant dire: rien! (Ibid., p. 60); “La rumeur que Asfour était un devin aux pouvoirs illimités s'était répandue on ne sait trop comment sur tout le territoire de la Régence. Chacun ajoutant un détail ou plusieurs au fil de l'histoire, le charivari finit par atteindre la capitale sans même que l'intéressé, en réalité un portefaix misérable, s'en doutât. C'est ainsi que se font et se défont les réputations.” (LS, p. 161).

229.

Il s'agit de Le Secret de Saïd et de L'Astrolabe de la mer de Nadir.

230.

Causse R., La langue française fait signe(s). Lettres, accents, ponctuation, Paris, Seuil, 1998, p. 199.

231.

À ce propos voilà quelques exemples: “Ne dit-on pas de celui qui est éduqué qu'il a reçu un don d'Allah?” (LS, p. 21); “L'autre a bien essayé de parlementer, mais refuse-t-on un ordre du calife?” (Ibid., p. 66)

232.

En voilà quelques exemples: “Personne n'y connaissait de forgeron assez fou pour courir à l'autre bout de son atelier chaque fois qu'il avait abattu son marteau sur l'enclume” (LS, p. 25); “Histoire peu banale du marchand d'amandes(Ibid., p. 35); “Heureusement, l'âne n'était pas loin, trompant son impatience avec deux ou trois brins d'une herbe plutôt rare.” (Ibid., p. 62); “Le pauvre moustique, blessé, s'en alla loin, très loin de la méchante, et elle ne le revit plus jamais...” (DC, p. 36)

233.

À cet égard voilà d'autres passages significatifs: “Il mourut rasséréné parce qu'un signe lui était apparu qu'il avait interprété comme la preuve que les révolutions ratent souvent mais ne meurent jamais...” (AM, p. 79); “Averroès [...] rétorqua, avec précaution, que l'original du Coran était comme un modèle platonicien et que les hommes, dans la diversité de leurs ethnies et de leurs histoires, pouvaient le reprendre en charge et le reformuler dans une apparence propre et diversifiée, laquelle constituait, à chaque fois, une création.” (Ibid., p. 110).

234.

En voilà des exemples éclairants: “On raconte que la sévérité de cet homme frisait la cruauté, surtout à l'égard de sa femme.” (LS, p. 39); “Il laissa dans les mémoires, dit-on, l'image d'un souverain juste et bon.” (Ibid., p. 94)