V. Le merveilleux.

Dans les paragraphes précédents nous avons pu constater que si le merveilleux est l'ingrédient principal du conte en général, il le sera aussi, à juste titre, des contes saïdiens et nadiriens. D'ailleurs, Saïd avoue toute sa passion pour le merveilleux en affirmant: «Et je me suis toujours passionnée pour les mythologies, le sacré, les mythes, les symboles, les rites, les coutumes, les croyances, les contes, le merveilleux, tant dans la culture arabe et au Maghreb que dans le reste du monde»235. Cependant, dans ses œuvres, on trouve surtout des mythes et des légendes endogènes comme si l'auteur cherchait, de quelque manière, à établir un contact plus direct avec ses propres racines. En effet, tel que l'affirme l'écrivain marocain Khatibi, «Le mythe est le récit d'un secret que la mémoire entretient avec son passé le plus archaïque, le plus nocturne»236. Nadir, en revanche, semble être attiré plutôt par des mythes et des légendes exogènes, en particulier, par ceux d'Amérique du Sud, d'Afrique et d'Inde. Cela obéirait à sa volonté de créer une œuvre encyclopédique, autant dire universelle dans la reconnaissance de toute culture. Les deux auteurs introduisent le merveilleux d'une manière totalement naturelle comme s'il faisait partie intégrante de la réalité. Chez eux, l'insertion du merveilleux permet, en effet, l'abolition des frontières entre réel et imaginaire. Des événements ont lieu dans leurs contes mais il est souvent impossible de savoir, surtout chez Nadir, si les faits sont de l'ordre du réel ou du surnaturel. Dans ses œuvres en prose on assiste parfois à un véritable éclatement soudain du merveilleux. C’est le cas de ce passage qui présente un “embouteillage” de légendes:

‘Dans sa cabine aménagée dans le château d'arrière et très simplement meublée, l'amiral Johann Vogado savourait, avec un léger pincement de cœur, l'ivresse des départs et le début de la concrétisation d'un rêve qui l'avait tenaillé depuis son adolescence passée dans les brumes du Nord à espérer une embellie qui l'emporterait loin des paysages austères de son pays de frimas et de givre, loin de la tourbe et de la boue, loin du gris et du blanc monocordes vers des rutilements multicolores, des plages d'or, des lagunes d'émeraude, vers ces Iles Heureuses, Sept Perles enfilées par la mer Océane dont parlaient les légendes et les vieux marins de Thulé, vers le pays de Cocagne, le pays des Sept Cités de Cibola, vers l'Eldorado, le pays médian où coule sans cesse la Fontaine de Jouvence, vers l'Atlantide ressuscitée. (LP, p. 20)’

D'ailleurs dans un conte merveilleux les données du monde surnaturel sont acceptées comme allant de soi par le lecteur, l'auteur ayant bien ménagé l'arrivée du merveilleux pour qu'il passe inaperçu. C'est pourquoi le lecteur ne s'étonne pas de l'existence des génies, des djinns ou des ogresses. Souvent ces deux écrivains attribuent au merveilleux la fonction d'élément résolutif d'un récit en tant que moyen de justice comme s'ils voulaient que leur lecteur accepte forcément le mystère en tant que seul dénouement possible de leurs contes.

Parmi les légendes méditerranéennes les plus fréquentes chez Saïd et Nadir, se détache celle des sept dormants d'Ephèse237. D'ailleurs, cette légende semble attirer beaucoup Saïd au point qu'elle va même lui consacrer son prochain recueil238. Dans De décembre à la mer on trouve même une brève glose en guise d'introduction à un poème entièrement consacré à ce sujet (p. 104). Cette note explicative situe l'origine du mythe en l'an 250 où, pendant la persécution chrétienne à Éphèse, sept hommes se réfugièrent dans une caverne. On les trouva quand même et il furent emmurés vivants. De cet épisode tragique naquit, justement, la légende des Sept Dormants, selon laquelle ils se réveillèrent après un sommeil de trois siècles, et racontèrent leur persécution. L'importance de ce mythe est témoignée par sa présence dans le Coran même, à l'intérieur de la sourate dite de «la Caverne», et par sa diffusion non seulement dans le bassin méditerranéen mais aussi en Bretagne et jusqu'en Indonésie.

Un autre mythe appartenant à l'aire méditerranéenne est celui de la princesse phénicienne Elissa / Didon, cette figure antique symbolisant l'antagonisme entre Carthage et Rome, ou plus généralement, entre Orient et Occident. Dans la mythologie grecque et surtout romaine, Didon (Elissa chez les Grecs) est la fondatrice légendaire de Carthage. Il s'agit d'une héroïne entre mythe et réalité. Fille aînée du roi de Tyr, sa succession fut entravée par son frère Pygmalion, lequel assassina son mari et imposa sa propre tyrannie. Ainsi elle fut contrainte de quitter sa terre natale avec une suite nombreuse. Débarquée sur les côtes tunisiennes, après un très long voyage, vers 814 av. J.-C. elle choisit un endroit où fonder une nouvelle capitale pour le peuple phénicien: Carthage. Les sources historiques présentent une femme courageuse qui se détache beaucoup du personnage virgilien. En effet, dans l'Enéïde, Didon apparaît plutôt comme une personne faible rongée par sa passion. Au contraire, le mythe tunisien, fait de cette figure un être fort qui n'hésite pas à se sacrifier pour sauver son peuple et sa ville.

‘«Plus encore, la Tunisie s'approprie Elissa: elle n'est jamais présentée comme la Phénicienne, l'étrangère ou la colonisatrice venue usurper un lopin de la terre d'Afrique. Bien au contraire, elle est naturalisée, “tunisifiée”, elle est la Tunisie! La figure virgilienne de la sublime amoureuse Didon est remplacée par celle de l'illustre fondatrice de Carthage, Elissa dont s'enorgueillit le pays. Ce qui explique le nationalisme latent qui se reflète dans les diverses incarnations de cette reine.»239. ’

Nadir aussi, transforme Didon en un point de repère identitaire tunisien comme le montrent bien ces vers qui laissent transparaître tout l'élan patriotique du poète:

‘Des rives phéniciennes, s'embarqua Didon
Pour, sur une peau de taureau, inventer Carthage, ma patrie
Et, avec un Ange ailé préfiguré par le chant du Poète bucolique,
Etablir ma mémoire et fonder mon lignage. (SS, p. 37)’

Saïd aussi évoque, à sa façon, la fondation de Carthage dans le poème suivant où, à la fin, Didon prend la parole pour sceller à jamais la gloire de cette ville:

‘navires à la coque noire
flèche de l'éperon au ras de l'eau
rameurs soldats au bouclier rond
encens rêves prémonitoires
la lune repose entre les cornes
de la montagne bleue
la princesse a revêtu un manteau de pourpre
sur le large collier d'or le dieu
et la déesse chevauchant un lion
rythme des tympanons
ultime escale pour la princesse errante
ici fut jetée la pierre ici naîtra la ville nouvelle
ici les vierges de Kition
seront unies à leurs époux
après avoir délimité un territoire
c'est un temple que nous élèverons en premier
chevaux sans selles ni rênes des Numides
le nom de notre ville franchira les siècles
et cendres dispersées à jamais
on ne retrouvera mon tombeau (DS, p. 103)’

Un autre mythe maghrébin est celui de l'enfant endormi240. Il s'agit de la croyance en la possibilité d'endormissement du fœtus par l'aide de la sorcellerie blanche. Lorsqu'un homme est contraint de quitter son pays natal pour une longue période sa femme enceinte recourt à cette pratique pour retarder la naissance de l'enfant. Cela témoigne de l'immense pouvoir que les peuples africains attribuent à la magie qui finit ainsi par influencer leur vie. Dans un contexte semblable même l'existence des esprits, tels les djinns, est admise d'une façon naturelle. Les djinns appartiennent, généralement, au folklore sémitique. Chez les Arabes ce sont des esprits qui habitent des endroits désolés, tels les déserts, les sources d'eau, les cimetières et les forêts. Ils se manifestent par de formes diverses (végétale, animale ou anthropomorphe) et sont dotés de pouvoirs surnaturels pour influencer l'homme au niveau spirituel et mental. Les deux auteurs recourent souvent à l'intervention de ces créatures dans leurs contes où elles sont présentées comme des esprits malicieux et arrogants. Le passage suivant montre bien ces caractéristiques:

‘Après avoir couvert des kilomètres, notre homme, qui n'était plus de la première jeunesse, commença à ressentir une immense fatigue. Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsqu'il aperçut, à une croisée de chemins, un arbre magnifique dont le feuillage offrait l'ombre la plus fraîche. Le voyageur cueillit autant de fruits mûrs que son appétit le lui permettait. Profitant du bel ombrage, il commença à les manger l'un après l'autre. Ce faisant il jetait les noyaux autour de lui. Soudain, dans un bruit de tonnerre et au milieu d'un nuage aveuglant, un petit djinn blême et menaçant apparut et s'en prit à l'homme qu'il accusa de meurtre:
― Assassin! criât-il de sa voix discordante. Oui, toi! N'as-tu pas lancé inconsidérément des noyaux? Eh bien, le résultat ne s'est pas fait attendre: l'un d'eux vient de toucher en plein cœur le plus valeureux des djinns de ma troupe! Tu me dois ta vie en contrepartie.
Le bûcheron tenta de parlementer:
― Ô grand djinn, accorde-moi un délai! D'ici-là, j'aurai certainement trouvé la réponse que je cherche. Alors je reviendrai.
Le chef des djinns se montra d'abord intraitable, puis, après s'être gratté le crâne, qu'il avait hirsute et charbonneux, il finit par acquiescer:
― Rends-toi ici même dans sept jours, pas un de plus, pas un de moins!
Et il s'évanouit dans un nuage tellement âcre que le bûcheron toussa à s'en faire jaillir l'âme. Reprenant ses esprits et son souffle, il poursuivit sa route, comptant tristement les jours qui lui restaient à vivre. (LS, pp. 74-75) ’

Après ces esprits méchants, une autre constante des fables maghrébines est la présence d'un ogre, ou bien, d'une ogresse qui, dans les contes analysés, sont affamés et cruels241. Dans le Maghreb païen l'ogresse est, généralement, l'image mythique de l'abondance et de la fécondité.

Dans Célébration de la mer, Nadir décrit la Méditerranée en tant que berceau de plusieurs mythes. En effet, l'on y trouve, entre autres, «Le labyrinthe et son fil d'Ariane», «la lyre d'Orphée», «Aphrodite émergeant des eaux du Déluge», «La colombe d'Ishtar accompagnant la barque d'Isis», «Le retour d'Ulysse», «Le meurtre d'Apollon solaire» dans un véritable cortège de figures mythologiques appartenant aux différentes cultures méditerranéennes (LC, p. 22). Parmi ces dernières se détache surtout la civilisation grecque dont les mythes enrichissent au niveau sémantique les œuvres des deux auteurs. Ainsi Narcisse, Sisyphe, Ariane et le Minotaure, les sirènes, Ulysse, Agamemnon, les Hespérides, Icare peuplent les poèmes et les contes de Saïd et de Nadir dans un va-et-vient perpétuel entre présent et passé, réalité et mythe.

Parmi les mythes d'importation on trouve surtout chez Nadir plusieurs renvois aux dieux du panthéon indien, africain et surtout aztèque. La figure mythique qui apparaît le plus souvent dans ses œuvres est Quetzalcóatl, le dieu serpent adoré par les Aztèques. Il est représenté comme un être hybride (un serpent avec des plumes) et il est une manifestation du dieu soleil Tezcatlipoca242. Ce recours aux mythes exogènes entraîne, chez Nadir, un dialogue interculturel comme le montre bien ce passage où Quetzalcóatl est rapproché de l'Oiseau-conteur, figure de la tradition arabe:

‘Ce jour-là, l'Oiseau-Conteur déploya, immense nef volante, ses ailes et chanta. A l'autre bout des terres libérées, le Serpent à plumes lui répondit, par-dessus l'embrasement des sierras. Les dieux dansèrent dans les savanes et les forêts des tropiques. Et ce fut, un temps, l'ivresse des vagues... (AM, p. 34)’

Nadir puise encore de la tradition arabe pour la matière du conte Le Tahar qui traite l'amour fou. Cette thématique remonte à la légende de Majnûn et Layla (VIIème siècle) selon laquelle Majnûn devint fou à la suite de sa séparation de son aimée. C'est l'histoire d'un amour impossible, d'une lacération profonde qui fut reprise au cours des siècles dans la poésie arabe. Cependant on le retrouve dans tout le bassin méditerranéen avec les couples Osiris / Isis, Orphée / Eurydice, Tristan / Iseut.

Les deux auteurs poussent leur curiosité jusqu'à l'Île de Pâques pour célébrer dans leurs livres le mythe de l'Homme-Oiseau dont le culte apparaît dans toute l'aire indopacifique. Il s'agit d'une croyance du peuple pascuan qui désignait au cours d'une grande cérémonie un Homme-Oiseau détenant les pouvoirs exécutif et spirituel de l'île pendant un an. Il était le trait d'union entre la terre et le ciel, entre les hommes et les dieux. Nadir a utilisé ce mythe exogène pour entourer de mystère l'un de ses contes243. Cet art est magistralement exprimé par le passage suivant où l'auteur situe la naissance de ce personnage pascuan à une époque indéfinie:

‘Peu à peu, les pictogrammes énigmatiques me parlèrent d'un temps primordial où un certain Homme-Oiseau, démiurge-ailé, quitta pour toujours sa première demeure: une île équinoxiale dont les plages étaient bordées de gigantesques têtes sculptées dans la pierre pour réfléchir l'éclat de mille soleils. L'Homme-Oiseau se laissa porter par les vents dont il était le maître, longtemps, longtemps... (LP, p. 91)’

Le même mythe semble attirer Saïd qui le rappelle dans les vers suivants:

‘et me voici dans le jour ivre de légendes
qui me raccorderaient aux ailes
de l'homme-oiseau sculptant
les vertèbres du vent les colonnes des mots
(DS, p. 78)’

Après cet excursus sur les différentes manifestations du merveilleux chez les deux auteurs, nous allons étudier maintenant les nombreux stratagèmes qu'ils utilisent pour donner une touche de modernité à leurs textes.

Notes
235.

Saïd A., Les chemins du poème, cit., p. 3.

236.

Khatibi A., Figures de l’étranger dans la littérature française, cit., p. 12.

237.

À ce propos voilà des poèmes s'inspirant de ce mythe ou tout simplement le rappelant par un renvoi. Les exemples suivants sont tirés des œuvres de Saïd aussi bien que de celles de Nadir: p. 48, p. 59 (UA); p. 58 (MT); p. 31 (SS); p. 137 (AM).

238.

Il s'agit de Tombeau pour sept frères à paraître en mai ou juin 2008.

239.

Baccar-Bournaz A., Essais sur la littérature tunisienne d'expression française, Bruxelles, Ed. Bruylant, 2005, p. 44.

240.

Voilà les deux renvois saïdiens plus ou moins explicites à cette croyance populaire: “depuis, tout est en nous / jouissance au-delà des corps / chaque minute de beauté que tu convoques / tantôt la veilles ou la réveilles / comme un enfant endormi” (PM, p. 66); “couché parmi les pierres / l'enfant endormi / n'a pas eu le temps / de grandir” (UA, p. 108).

241.

Les deux contes ayant soit un ogre soit une ogresse comme protagonistes appartiennent au recueil de Saïd Le secret et s'intitulent, respectivement, Bou Akrak et l'ogre (pp. 95-104) et La jeune fille et l'ogresse borgne (pp. 131-136).

242.

“Quetzelcoatlt, élancé à la rencontre du Soleil inca, / Mirera son corps d'écailles et d'ailes à la crête des vagues.” (SS, p. 55).

243.

Il s'agit de «La Montée des Eaux», (LP, pp. 85-122).