VI. L'irruption de la modernité.

En analysant les œuvres de Saïd et de Nadir nous avons pu constater que les deux auteurs ont une façon différente d'y introduire la modernité. Si la première semble préférer l'entrée de la modernité dans le texte au niveau formel, l'autre opère plutôt une modernisation au niveau du contenu. Cependant la modernité de leur style transparaît aussi des nombreux traits dont la polysémie du texte, le chaos linguistique, l'hybridation des genres et des styles et le jeu intertextuel. Nous nous réservons de nous occuper de toutes ces caractéristiques dans la troisième partie de notre étude ayant le but de montrer les aspects les plus originaux des deux auteurs. Pour l'instant, nous nous limiterons à traiter la modernité de la forme chez Saïd et celle du contenu chez Nadir.

Dans les poèmes saïdiens la modernité s'introduit, tout d'abord, par son langage scientifique aussi bien que par le choix du décor, comme le montre bien ce poème aux échos baudelairiens qui est entièrement structuré autour d'une description par touches du paysage urbain. On y remarque une correspondance presque romantique entre le paysage et l'état d'âme du sujet poétique qui s’impose dès le début244:

‘dans ma poitrine
le damier des apparences

une rumeur étouffée
le ferraillement
d'anciens tramways
la foule sans visage
sur des trottoirs de fumée

nausée houle du sang

œil de pierre
dans une saignée d'espace

je me greffe au matin
(UA, p. 72)’

La modernité, chez Saïd, transparaît surtout de la forte présence de termes appartenant aux champs sémantiques de différentes sciences dont la première est sans aucun doute la médecine245. L'insertion de ces termes qui habituellement n'appartiennent pas au domaine poétique dans un contexte lyrique finit par entraîner des effets dépaysants, comme en témoigne ce poème dont l'un des protagonistes est une divinité romaine: il s'agit de Janus, le dieu au double visage qui devint bientôt le dieu de toute transition246. Sa présence n'y est pas casuelle puisqu'elle s'accompagne d'une naissance, ou mieux, d'une renaissance, en l'espèce, celle du sujet poétique enfin libéré du poids de son passé:

‘les corps s'entrechoquent
sur une table abandonnée

au cœur de l'amphithéâtre
c'est ma dissection
qui est en cours

janus a un regard pour tous
il n'est nul besoin de chandelles

la mémoire présente
est lourde du crépuscule
qui m'a sculpté un visage
comme un bistouri
au travers du cœur (MI, p. 34)’

Cependant l'auteur puise au champ lexical d'autres sciences pour choquer son lecteur. Ainsi, dans ses poèmes, on trouve aussi des termes tirés du domaine de l'économie, de l'acoustique, de la biologie, des mathématiques, de la géographie, etc.247.

Après cette intrusion évidente de la modernité par le recours aux termes scientifiques, nous avons remarqué, chez Saïd, une véritable révolution du langage poétique traditionnel qui commence par le refus de donner un titre à ses compositions, le titre étant, selon l'auteur, une des limites du texte. En effet, Saïd justifie ce choix par les mots suivants:

‘«Je n'ai jamais ressenti le besoin de donner un titre à mes poèmes. Il m'a toujours semblé que, d'une part, celui-ci limite le texte, oriente sa lecture, son interprétation, et que, d'autre part, il brise l'élan, la continuité qui existe d'un poème à l'autre et qui est signifiée, notamment, par les «blancs» sur la page. Chaque poème est un fragment qui appartient à un ensemble. Chaque poème – et chaque recueil – fait écho aux précédents, tout comme y palpitent déjà ceux qui suivront. Un poème – et la poésie elle-même – n'ont, en réalité, ni commencement ni fin, mais sont bien un «commencement perpétuel»248. ’

D'après ces affirmations ce qui compterait davantage est le message que la parole poétique véhicule et que le lecteur doit découvrir au-delà de la structure contraignante des différents poèmes. Cependant, par sa maîtrise parfaite du français, Saïd parvient quand même à donner vie à une poésie sans limites toute vouée à lancer un message universel. Pas de barrières donc mais plutôt ouverture totale au nouveau qui se traduit, dans ses poèmes, par des expérimentations linguistiques. Pour ce faire, l'auteur ne respecte pas, avant tout, les règles les plus élémentaires, telles la ponctuation et la présence des majuscules dans la toponymie aussi bien que dans l'anthroponymie. L'absence de ces traits donne à sa poésie une impression de spontanéité comme si l'auteur sentait un besoin spasmodique de montrer et décrire dans les détails son paysage intérieur. Ainsi la poésie devient, chez elle, le journal intime de l'âme, une confession chuchotée timidement au cœur du lecteur. L'abolition presque totale de la ponctuation, chez Saïd, crée aussi beaucoup de difficultés dans l'interprétation du poème qui apparaît ainsi libre de s'écouler, tel un fleuve interminable d'impressions et de sensations de toute sorte.

Il faut remarquer encore, cette fois-ci par rapport non pas aux règles linguistiques, mais à celles des traditions poétiques, l'absence des majuscules au début de chaque vers. Cependant, dans le dernier recueil de poèmes, cette révolution formelle semble s'estomper. En effet, Saïd y utilise de temps en temps la ponctuation et les majuscules pour indiquer les noms des lieux et des personnes. En contrepartie, on y remarque une attention particulière à la disposition typographique, qui dans certains poèmes apparaît bizarre, pour mettre en évidence des mots-clé ou bien pour créer des pauses réflexives à l'intérieur du poème. D'ailleurs Saïd joue souvent avec les espaces blancs de la page, ces derniers faisant partie intégrante du poème. Cependant elle joue aussi avec les mots en les coupant d'un vers à l'autre249. Et l'on trouve aussi chez elle des jeux de mots au niveau sémantique qui plongent le texte dans l'ambiguïté comme le montrent bien les vers suivants:

‘l'amer
en aval la terre
le signe
comme un coup d'aile
ou de vent (MI, p. 32)’

Nadir aussi aime jouer avec la langue comme en témoigne l'exemple suivant où, par le biais d'un jeu verbal, l'auteur remonte jusqu'à l'origine d'un mot emprunté au bouddhisme:

‘Tel serait notre héros: un homme hanté par les retours, sublimant son enfance et refusant son présent, peut-être aussi son avenir.
Avenir. A venir. Avé Nir. Nirvana.
L'avenir est dans le Nirvana, c'est-à-dire dans les œufs. (SS, p. 18)’

Ensuite, l'insertion de mots inusités dans le français standard, ou même de néologismes, contribue à la création d'un style audacieux et exprime la volonté de l'auteur de personnaliser et de s'approprier la langue étrangère250. À vrai dire, Saïd considère le français comme sa langue maternelle251. En l'espèce il n'y aurait donc aucune revendication identitaire mais plutôt un choix dicté par la maîtrise parfaite d'une langue héritée de sa mère.

Chez cette auteure il y a toutefois d'autres éléments qui témoignent de sa tentative évidente de personnalisation de la langue française. Parmi eux, on trouve d'abord des constructions syntaxiques bizarres, surtout en présence des propositions relatives252. Ce trait constitue un obstacle à la compréhension du poème comme le montrent bien les vers suivants où la présence des relatives ne fait qu'alourdir les deux strophes:

‘chaque parole est sourde
qui colle comme une ombre
chaque mot est seul qui stoppe la croisière
la mémoire une déchirure aux voiles des années
(PN, p. 63)

nos visages avaient cette mobilité
de pierre car les pierres voyagent
qui ont des ailes
et de limon et d'eau
(SF, p. 26)’

Ensuite, on constate encore, chez Saïd, l'usage littéraire des possessifs, la présence de mots vieillis, d'italianismes ainsi que celle de verbes intransitifs transformés en verbes transitifs ou bien en verbes pronominaux253.

Si Saïd adapte la langue française à ses exigences Nadir, en revanche, dans ses poèmes, montre suivre à la lettre les règles poétiques dont la plus évidente est la présence de la majuscule au début de chaque vers. En effet, on a remarqué chez lui l'insertion de la modernité à l'intérieur de ses récits, plutôt, dans la façon d'aborder les contenus. Il se propose, surtout dans Les Portiques de la mer, de mettre en discussion les certitudes de l'historiographie officielle (Le Nouveau Monde), des sciences mathématiques (Le chiffre), de la modernité (La Montée des Eaux), mais il aboutit enfin à la constatation amère des limites humaines dans la tentative vaine de comprendre et expliquer le mystère (Les Portiques de la mer, La Boîte aux Merveilles, L'Année des Prodiges, La Partie). Nadir révèle une attention particulière pour l'actualité et cela est très évident dans le choix de la matière de ses récits. En effet, ces derniers, sous une apparente collocation spatio-temporelle ancienne, renvoient pour la plupart, plus ou moins explicitement à des événements du présent. D'autres contes, au contraire, ne sont que la reprise en clef moderne des récits extraits du patrimoine littéraire arabe. Cette caractéristique est plus manifeste dans le recueil L'Astrolabe de la Mer où l'auteur semble obéir au projet ambitieux de construire du nouveau tout en s'appuyant sur des bases anciennes. En effet, dans le premier conte qui s'intitule justement Nouvelle Histoire de l'Oiseau-Conteur, l'écrivain ne fait qu'actualiser un mythe tiré du fond arabe. Mais

‘«l'écorce ancienne, à juste titre réappropriée, ne constitue plus ainsi la cuirasse-abri [...] des certitudes. Fêlée, retournée comme un gant de fer, elle montre sa rouille et ses craquelures. Elle abrite à présent, le fruit trop mûr que ronge le ver naissant des remises en question, de l'interrogation brûlante, de l'altérité apostrophante, en un mot, les limbes d'une modernité à assumer.»254. ’

Nadir sort des certitudes du passé pour s'élancer, à travers son œuvre, dans l'aventure de la modernité, à la recherche d'un style hybride, capable d'opérer une synthèse entre ces deux termes opposés. À ce propos, toujours dans le conte Nouvelle histoire de l'Oiseau-Conteur, il y a un passage éclairant où l'auteur avoue d'une façon plus ou moins explicite tous les traits les plus typiques de son propre style:

‘Ce qui importe pour ces gens, ce n'est pas tant la véracité tout apparente d'une mémoire fidèle et banalement didactique, mais bien l'exultation qu'une histoire récréée est susceptible d'apporter à l'adhésion présente. Et qu'importent la vraisemblance et la fidélité littérale, la linéarité sage et les déductions causales! Profusion de la parole, élargissement sans fin du sens, retour en arrière, digressions, composition du récit «en tiroirs», tout est fait pour concilier fondamentalement, au sein du même discours, la veille et le songe, le concerté et le jaillissant, le codé et le sauvage, le sensible et le symbolique. (AM, pp. 23-24)’

Le style nadirien apparaît en effet comme le résultat d'une fusion des contraires. Cela ne peut qu'enrichir davantage un texte déjà polysémique et participe de cette volonté de l'écrivain de donner vie à une œuvre universelle capable de s'adapter à n'importe quelle culture.

Dans ce premier conte du recueil L'Astrolabe de la mer il y a, d'ailleurs, plusieurs passages révélateurs de la conception nadirienne sur l'écriture moderne. Dans le cas suivant, les mots laissent entendre ce à quoi devrait atteindre tout écrivain:

‘Je veux aller au-delà de cette approche à fleur de peau et, somme toute, incomplète; je veux arriver à piéger un autre univers: un monde «double», invisible mais bien réel qui se superpose aux données concrètes de notre perception amoindrie. (Ibid., p. 22)’

Ce passage montre bien le but de Nadir, qui parvient, par le seul pouvoir incantatoire et suggestif des mots, à plonger ses récits dans une atmosphère irréelle mais quand même crédible aux yeux du lecteur.

Le conte La montagne de l'Araignée est encore une fois une adaptation moderne d'une autre histoire ancienne. L'auteur même explique par la bouche de l'un des protagonistes du récit l'existence de cette araignée qui, comme les mouches sartriennes, poursuit sans cesse tous les habitants d'une ville anonyme. Finalement...

‘«L'Araignée est un songe, une émanation de l'imagination malade de tes concitoyens, l'expression de leur aliénation et l'instrument de leur asservissement.» (Ibid., pp. 49-50)’

Juste après cette révélation, le narrateur intervient pour exprimer son point de vue sur les faits racontés qui, à certains égards, ne sont que des transpositions métaphoriques des événements du présent où la plume de l'auteur n'hésite pas à attaquer la société actuelle:

‘D'abord, Kadath ne se résolut pas à croire. Ensuite, peu à peu, il se rendit à l'argumentation de son interlocuteur et reconnut l'évidence. Comme le Chauve enchevêtré dans les fils de lune de ses propres phantasmes, lui-même et ses concitoyens ont vécu prisonniers d'une toile arachnéenne que leur démission d'une part, l'utilisation qu'en a fait le pouvoir d'autre part, avaient tissé pour brouiller les consciences. (Ibid., p. 50)’

Dans ce conte comme dans le précédent la modernité s'impose aussi par son champs lexical en tissant un réseau sémantique tout au long des récits. Ainsi l'on y trouve des concepts très complexes, tels “aliénation”, “nation” ou “révolution”, qui contrastent avec le cadre tout à fait ancien du conte255. Cela accroît le dépaysement du lecteur qui, une fois la boussole perdue, s'abandonne aveuglement au narrateur.

Tous ces exemples ont pour but de montrer comment les deux auteurs, introduisent, chacun à sa manière, la modernité dans leurs textes. Cependant, dans la recherche d'un style personnel, tous les deux opèrent une fracture plus ou moins profonde avec la tradition, étant donné qu' «Aucun espoir de vrai changement n'est possible sans de radicales ruptures» (AM, p. 78).

Ce paragraphe n'est que le prélude à la troisième partie de cette étude qui sera entièrement consacrée à la spécificité stylistique des deux auteurs.

Notes
244.

Nous donnons par la suite quelques exemples où l'insertion du langage scientifique dans un contexte tout à fait inapproprié finit par déstabiliser le lecteur: “nos têtes une caméra / en filme l'intérieur” (MT, p. 34); “ailleurs un poète quitte la cellule / du secteur deux cent trente-six” (DS, p. 104); “notre amour grandit sans objet / fort de promesses non tenues / il photographie son propre regard à l'infini” (PM, p. 87).

245.

Voilà quelques autres exemples de dépaysement causé par la présence d'un terme appartenant au champ lexical de la médecine: “les yeux brûlés de trachôme” (PN, p. 51); “hémorragie du geste / où la soif s'attarde” (MI, p. 14); “nerfs branchés /au crépuscule de l'absurde / cauchemars pertinents / métastases de glace / tardive / qui convulsent / nos nuits secrètes(Ibid., p. 28); “nous cherchons nos langues / comme autant des symptômes” (Ibid., p. 105); “soleil trépané / en lisière des climats” (UA, p. 121).

246.

Chevalier J. et Gheerbrant A., Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont / Jupiter, 1982, [trad.it. pp. 501-502].

247.

À ce propos, voilà des exemples très significatifs: “l'air manque aux labyrinthes / où se conjuguent watts et décibels” (PN, p. 43); “un demain d'importation / qui fait un montage à l'envers / de nos légendes infestées ” (Ibid., p. 48); “phalènes percées de sons ultra” (MI, p. 25); “et ce désir en nos gènes ” (Ibid., p. 58); “la lumière comme unité / de mesure /dans un monde noir” (Ibid., p. 118); “dans la perspective / d'un désert / la proportion des dunes” (SF, p. 57); “modulant leur fréquence / aux séismes des cœurs” (Ibid., p. 64); “corps tiédi par le rayonnement / de ses estuaires de sang” (Ibid., p. 117).

248.

Saïd A., «Les chemins du poème», cit., p. 3.

249.

À ce propos, voilà quelques exemples éclairants: “qu'allons-nous re / commencer?” (SF, p. 77); “A / mérique au commencement était l'A” (MI, p. 52); “expulse d'un rêve dé- / coloré d'un paradis / tremblant” (PN, p. 38).

250.

Les néologismes, qui abondent chez Saïd, retiendront notre attention dans la troisième partie de notre recherche.

251.

“On a souvent voulu savoir pourquoi j'écrivais en français alors que j'appartiens, de par ma naissance et mon nom – le nom du père –, à l'aire arabo-musulmane. La réponse, en ce qui me concerne, est simple: le français n'est autre que ma langue maternelle.” («Les chemins du poème», cit., p. 4).

252.

Il s'agit d'une construction syntaxique très fréquente chez elle. A cet égard, en voilà quelques autres exemples: “un lieu m'appelle / qui aimante l'œil / des voyageurs” (UA, p. 41); “la distance nous connaît / qui mène vers nul lieu” (GL, p. 25); “des ombres errent encore / que craignent les chemins” (Ibid., p. 91); “ton ombre te précède / qui s'avance vers mon ombre” (DS, p. 122); “les sangs coagulent / qui ouvrent les paumes du destin” (PN, p. 48).

253.

Nous donnons, dans l'ordre, un ou deux exemples de chacun de ces traits distinctifs du style saïdien: “et parlant un tien langage” (SF, p. 52); “mien visage d'ombre” (MI, p. 11); “ce pays terraqué” (Ibid., p. 89), “heureux qui n'a cure de la fin du chemin” (PM, p. 62); “c'est la nuit qui nous pense” (SF, p. 98); “une ombre soudaine / secoue la paupière de son œil de nuit / et s'épelle” (Ibid., p. 20 ); “c'est la nuit qui méandre / te vagabonde hors / de ton rêve obscur” (PN, p. 29).

254.

“Présentation” du recueil L'Astrolabe de la mer, p. 14.

255.

À ce propos, nous donnons par la suite deux exemples éclairants tirés du même conte, à savoir «La montagne de l'Araignée»: “Et puis, se disait-il, comment avoir l'outrecuidance de vicier la joie de ses concitoyens en cette journée mémorable de libération nationale?” (p. 52); “les représentants des plus importantes institutions [...] étaient déjà rassemblés dans la salle du trône pour faire allégeance au nouveau gouverneur, Héros du Peuple, Sauveur de la Nation.” (p. 54).