Nous avons affirmé à plusieurs reprises, que les deux auteurs partagent la tendance à confondre non seulement les genres littéraires mais aussi les styles comme s'ils s'abandonnaient totalement à leur plume. Le style, affirme encore Barthes, «est la “chose” de l'écrivain, sa splendeur et sa prison de l'écrivain, il est sa solitude»260. Il s'agit donc d'un trait distinctif mais, en même temps, il est aussi une limite de l'auteur. Le style saïdien et nadirien échappe à cette définition car les deux écrivains, tels des caméléons, adaptent sans difficulté leur style aux exigences les plus disparates. Le changement soudain de ton répond aussi à des soucis de clarté lorsque les deux auteurs veulent mettre l'accent sur une affirmation ou bien un message.
Cela est plus évident chez Saïd qui insère dans ses poèmes de véritables aphorismes interrompant brusquement le contexte lyrique. La maxime, lapidaire puisqu'elle renferme dans sa brièveté un grand sens, contraste avec la longueur et la description minutieuse que l'on trouve dans certains poèmes de Saïd. Cela donne vie à des effets dépaysants mais permet aussi au lecteur de mieux saisir le message du poète ainsi que son point de vue sur certains sujets tels, la vie, l'homme, la poésie, la liberté, l'amour. Dans les deux cas suivants, Saïd profite des vers pour exprimer, par le biais d'une maxime, son opinion à propos, respectivement, de la quête identitaire et de la vie:
‘ainsi le monde me contientSi dans les exemples précédents Saïd se sert des espaces blancs pour isoler l'aphorisme en le mettant ainsi plus en évidence, elle choisit aussi d'insérer souvent une maxime pour conclure un poème. Cela lui donne un ton tantôt péremptoire tantôt amer, comme dans les vers suivants où l'auteur laisse transparaître à la fin du poème une vision très cynique de l'existence:
‘ tous les présages sont fauxL'aphorisme parfois peut aussi représenter le début d'un poème, en devenant ainsi le ressort capable d'amorcer une méditation sur un sujet spécifique. À ce propos, dans le poème suivant, les vers initiaux finissent par entraîner une suite de constatations aboutissant à la seule certitude de la mort qui attend patiemment l'heure inévitable de chaque individu:
‘ l'exil est dans la distanceCette tendance à introduire dans un contexte poétique des maximes obéirait aussi à la volonté de l'auteur d'interroger son lecteur en l'invitant, de temps en temps, à réfléchir sur les messages pas toujours évidents qu'elle lui lance. En effet, «La maxime est en général le départ d'un raisonnement implicite, l'amorce d'un continu qui se développe subrepticement dans l'inter-texte de sagesse qui habite le lecteur»261.
D'ailleurs la brièveté semble attirer Saïd qui parfois essaie d'imiter la forme poétique japonaise la plus classique, à savoir l'haïku bien qu'elle n'en respecte pas le mètre262. Barthes fait de ce type de poème le symbole de la légèreté qui vient du fait que «Le haïku [...] a su évaporer le signifié; il ne reste plus q'un mince nuage de signifiant»263. En outre, il «unit un ascétisme de la forme [...] et un hédonisme si tranquille qu'on peut dire seulement du plaisir qu'il est là»264. Saïd, en choisissant de temps en temps cette forme poétique, veut rendre hommage à une civilisation qu'elle sent très proche. En faisant le compte rendu d'un voyage au Japon elle s'exprime par ces mots:
‘«Je me sens en harmonie avec leur rapport à la nature, les moments de silence qu'ils savent ménager, un certains hédonisme, leur conception d'un bonheur simple, leur maîtrise de soi, leur grande liberté à l'égard de la religion, leur sens du rituel, du mystère des choses, leur conception du temps, leur tendance à vivre le moment, la valeur qu'ils accordent à l'âge et donc à l'expérience, un certain fatalisme, leur conscience de la fragilité de leur vie...Dans ce petit poème, dédicacé à son jeune guide japonais Chihiro, Saïd décrit par touches la saison printanière en donnant vie à un tableautin à la fois vague et exhaustif266:
‘ bonheur de la fleurNous avons déjà remarqué chez Saïd un certain goût pour le détail qui, dans ses poèmes, ressort de l'emploi de termes recherchés appartenant aux différents domaines scientifiques. Cette attraction pour les sciences transparaît même de ses fables où l'on trouve par-ci par-là des renseignements sur les comportements des animaux qui seraient plus appropriés aux descriptions d'un éthologiste qu'à celles d'un conteur. Pour un instant le lecteur a ainsi l'impression d'assister à un documentaire sur la faune plutôt que de lire l'intrigue d'une histoire. Les deux passages suivants montrent bien toute l'habileté de l'écrivain qui, poussée sans cesse par un souci de clarté, trempe sa plume dans les nombreuses nuances stylistiques en donnant vie à un texte composite:
‘Le chameau a beau courir pour tenter de se délivrer, rien n'y fait. Car un chacal qui tient sa proie ne relâche son étreinte que lorsqu'il est sûr qu'elle ne bougera plus... (DC, p. 70)’ ‘Entendant cela, l'outarde ― qui est un oiseau craintif ― se mit à trembler de toutes ses plumes. (Ibid., p. 71)’Saïd aussi bien que Nadir aiment donc expérimenter plusieurs styles, non seulement à l'intérieur d'un même recueil, mais aussi dans un poème ou bien dans un conte. D'où cette idée, surtout chez Nadir, des récits tels des fragments apparemment décousus visant à dépayser le lecteur. Cet auteur se hasarde à introduire même le langage publicitaire dans ses textes en leur donnant une touche de modernité, comme en témoignent les vers suivants appartenant à une histoire in fieri. On aboutit à un véritable délire verbal exprimant à souhait le martèlement agaçant et hypnotique des messages publicitaires:
‘Dans la rue déserte, les pas de notre héros résonnent...Parfois le ton se fait plus didactique et finit par transformer le poème en un guide touristique:
‘CarréCes vers montrent que le savoir immense de l'auteur semble vouloir percer à tout prix, même dans un contexte tout à fait inapproprié peut-être pour un besoin spasmodique d'étaler sa culture, ou, plutôt, à la suite de quelques associations banales. Dans l'exemple précédent, l'évocation d'une figure géométrique entraîne plusieurs principes associatifs en revenant d'une manière obsédante dans de différents éléments.
Inversement, dans les contes nadiriens l'on peut trouver souvent des pauses lyriques interrompant brusquement le récit comme si l'auteur laissait enfin parler son âme poétique contrainte trop longtemps au silence. Il s'agit de petits îlots poétiques dont l'écrivain s'approche de temps en temps pour écouter son cœur. Ainsi le poète y exhibe toute sa sensibilité en donnant vie à des images lyriques dépaysantes comme la suivante:
‘La dernière scène est en boîte. Demain, nous quitterons le village. Qu'adviendra-t-il de ses habitants après l'effusion et l'effervescence de ces jours de tournage? Emporterons-nous, ankylosé au fond de nos bobines, le formidable kaléidoscope des songes? Sucerons-nous, comme de froids vampires, la dernière goutte de rêve?Nous venons d'analyser la manière dont chaque auteur essaie de créer, chacun à sa propre manière, un texte hétérogène du point de vue stylistique, mais cohérent tout de même du point de vue du contenu.
Dans le prochain paragraphe nous allons aborder, en revanche, les différentes langues qui mettent en relief leurs différenciations ou leurs similarités dans les textes saïdien et nadirien en tissant un réseau sémantique très riche et dense. Car «la langue dite étrangère ne vient pas s'ajouter à l'autre, ni opérer avec elle une pure juxtaposition: chacune fait signe à l'autre, l'appelle à se maintenir comme dehors»267.
Barthes R., Le degré zéro de l'écriture, cit., p. 12.
Barthes R., Le bruissement de la langue., cit., p. 264.
Le haïku se compose de dix-sept syllabes reparties en trois vers (5, 7, 5) sans rime.
Ibid., p. 90.
Ibid., p. 348.
Saïd A., «Voyage superficiel à Tokyo, Kamakura et Osaka», Littera, n° 9, Gap, nov. 2004, pp. 20-21.
Nous donnons par la suite les recueils et les pages où l'on peut trouver d'autres tentatives d'imitation, sinon de la structure, au moins la condensation des signifiés qui caractérise le haïku: PN, pp. 80-81; NA, pp. 65, 80-81.
Khatibi A., Maghreb pluriel, Paris, Denoël, 1983, p. 186.