I. L'athanor stylistique.

Nous avons affirmé à plusieurs reprises, que les deux auteurs partagent la tendance à confondre non seulement les genres littéraires mais aussi les styles comme s'ils s'abandonnaient totalement à leur plume. Le style, affirme encore Barthes, «est la “chose” de l'écrivain, sa splendeur et sa prison de l'écrivain, il est sa solitude»260. Il s'agit donc d'un trait distinctif mais, en même temps, il est aussi une limite de l'auteur. Le style saïdien et nadirien échappe à cette définition car les deux écrivains, tels des caméléons, adaptent sans difficulté leur style aux exigences les plus disparates. Le changement soudain de ton répond aussi à des soucis de clarté lorsque les deux auteurs veulent mettre l'accent sur une affirmation ou bien un message.

Cela est plus évident chez Saïd qui insère dans ses poèmes de véritables aphorismes interrompant brusquement le contexte lyrique. La maxime, lapidaire puisqu'elle renferme dans sa brièveté un grand sens, contraste avec la longueur et la description minutieuse que l'on trouve dans certains poèmes de Saïd. Cela donne vie à des effets dépaysants mais permet aussi au lecteur de mieux saisir le message du poète ainsi que son point de vue sur certains sujets tels, la vie, l'homme, la poésie, la liberté, l'amour. Dans les deux cas suivants, Saïd profite des vers pour exprimer, par le biais d'une maxime, son opinion à propos, respectivement, de la quête identitaire et de la vie:

‘ainsi le monde me contient
et ne me contient pas dit l'errante

ainsi chaque être est son propre lieu
et le séjour des pierres
n'est autre que le feu
(GL, p. 108)


comme toi comme le poème
cette terre est née
du regard qui l'a rêvée

la vie est une traversée
entre deux rives

analogie des marges
lent mouvement vers l'inachevé
chant d'innocence et de mémoire
(PM, p. 47)’

Si dans les exemples précédents Saïd se sert des espaces blancs pour isoler l'aphorisme en le mettant ainsi plus en évidence, elle choisit aussi d'insérer souvent une maxime pour conclure un poème. Cela lui donne un ton tantôt péremptoire tantôt amer, comme dans les vers suivants où l'auteur laisse transparaître à la fin du poème une vision très cynique de l'existence:

tous les présages sont faux
ni les traces des oiseaux
ni la direction de leur vol
ne traduiront jamais la pensée des dieux
et sur l'autel de leur propre démesure
de longs couteaux de silence
sacrifient nos passions

croyant partager le pain du monde
c'est ton corps que tu rompais
il s'en écoulait un peu de cendre
dont jalonner les sentiers orphelins

la vie est un voyage
avec une mort à chaque escale
(Ibid., p. 89) ’

L'aphorisme parfois peut aussi représenter le début d'un poème, en devenant ainsi le ressort capable d'amorcer une méditation sur un sujet spécifique. À ce propos, dans le poème suivant, les vers initiaux finissent par entraîner une suite de constatations aboutissant à la seule certitude de la mort qui attend patiemment l'heure inévitable de chaque individu:

l'exil est dans la distance
qui préfigure tout voyage

nous nous cherchons
sous d'autres latitudes

le jour est plein d'oiseaux

dans cette lumière rare
se dissipent des fragments de nuit

nous donnons lieux et dates
à nos vies inaccomplies

un cercle noir pour visage
notre mort attend assise
sur une pierre sans témoin
(GL, p. 59)’

Cette tendance à introduire dans un contexte poétique des maximes obéirait aussi à la volonté de l'auteur d'interroger son lecteur en l'invitant, de temps en temps, à réfléchir sur les messages pas toujours évidents qu'elle lui lance. En effet, «La maxime est en général le départ d'un raisonnement implicite, l'amorce d'un continu qui se développe subrepticement dans l'inter-texte de sagesse qui habite le lecteur»261.

D'ailleurs la brièveté semble attirer Saïd qui parfois essaie d'imiter la forme poétique japonaise la plus classique, à savoir l'haïku bien qu'elle n'en respecte pas le mètre262. Barthes fait de ce type de poème le symbole de la légèreté qui vient du fait que «Le haïku [...] a su évaporer le signifié; il ne reste plus q'un mince nuage de signifiant»263. En outre, il «unit un ascétisme de la forme [...] et un hédonisme si tranquille qu'on peut dire seulement du plaisir qu'il est là»264. Saïd, en choisissant de temps en temps cette forme poétique, veut rendre hommage à une civilisation qu'elle sent très proche. En faisant le compte rendu d'un voyage au Japon elle s'exprime par ces mots:

‘«Je me sens en harmonie avec leur rapport à la nature, les moments de silence qu'ils savent ménager, un certains hédonisme, leur conception d'un bonheur simple, leur maîtrise de soi, leur grande liberté à l'égard de la religion, leur sens du rituel, du mystère des choses, leur conception du temps, leur tendance à vivre le moment, la valeur qu'ils accordent à l'âge et donc à l'expérience, un certain fatalisme, leur conscience de la fragilité de leur vie...
Je me découvre des affinités avec ce pays «dédoublé», où les contraires coexistent harmonieusement, où se mêlent passé et présent»265.’

Dans ce petit poème, dédicacé à son jeune guide japonais Chihiro, Saïd décrit par touches la saison printanière en donnant vie à un tableautin à la fois vague et exhaustif266:

bonheur de la fleur
au moment d'éclore

qu'elle soit sur le point
de mourir: émoi

vision d'impermanence
monde fuyant
(PM, p. 74)’

Nous avons déjà remarqué chez Saïd un certain goût pour le détail qui, dans ses poèmes, ressort de l'emploi de termes recherchés appartenant aux différents domaines scientifiques. Cette attraction pour les sciences transparaît même de ses fables où l'on trouve par-ci par-là des renseignements sur les comportements des animaux qui seraient plus appropriés aux descriptions d'un éthologiste qu'à celles d'un conteur. Pour un instant le lecteur a ainsi l'impression d'assister à un documentaire sur la faune plutôt que de lire l'intrigue d'une histoire. Les deux passages suivants montrent bien toute l'habileté de l'écrivain qui, poussée sans cesse par un souci de clarté, trempe sa plume dans les nombreuses nuances stylistiques en donnant vie à un texte composite:

‘Le chameau a beau courir pour tenter de se délivrer, rien n'y fait. Car un chacal qui tient sa proie ne relâche son étreinte que lorsqu'il est sûr qu'elle ne bougera plus... (DC, p. 70)’ ‘Entendant cela, l'outarde ― qui est un oiseau craintif ― se mit à trembler de toutes ses plumes. (Ibid., p. 71)’

Saïd aussi bien que Nadir aiment donc expérimenter plusieurs styles, non seulement à l'intérieur d'un même recueil, mais aussi dans un poème ou bien dans un conte. D'où cette idée, surtout chez Nadir, des récits tels des fragments apparemment décousus visant à dépayser le lecteur. Cet auteur se hasarde à introduire même le langage publicitaire dans ses textes en leur donnant une touche de modernité, comme en témoignent les vers suivants appartenant à une histoire in fieri. On aboutit à un véritable délire verbal exprimant à souhait le martèlement agaçant et hypnotique des messages publicitaires:

‘Dans la rue déserte, les pas de notre héros résonnent...
Mettez du tigre dans votre moteur...
Bleu indigo. Améthyste. Lapis-lazuli....
Achetez les bas «Têtu»...
Voûtes en lignes brisées. Arcades renversées...
Omo lave plus blanc...
Citadelle du bout du monde...
Prochainement au casino municipal...
Voie Appia dallée et brillante, trottoir...
Bordel! (SS, p. 22)’

Parfois le ton se fait plus didactique et finit par transformer le poème en un guide touristique:

‘Carré
Blanc
Enneigé, givré.

Le minaret sunnite est un carré orthodoxe.
Plus que parfait. Il faut 33 pas pour en
faire le tour. La tradition tient toute dans
un mouchoir suspect. Un mouchoir parfaitement
carré. La Tour est infranchissable.
La Tour carrée. Ses murs translucides
interdisent toute évasion.
Al Hamdou lillah! Tabaraka Allah!
Le langage est incréé. Les formes sont des
moules prédestinés. Les dédales de tes rues
m'a happé dans ses infinis méandres,
maudite ville carrée, dogme architectonique.

Carré blanc
Blanc carré
Carré de carrés
Garrot invétéré (Ibid., p. 19)’

Ces vers montrent que le savoir immense de l'auteur semble vouloir percer à tout prix, même dans un contexte tout à fait inapproprié peut-être pour un besoin spasmodique d'étaler sa culture, ou, plutôt, à la suite de quelques associations banales. Dans l'exemple précédent, l'évocation d'une figure géométrique entraîne plusieurs principes associatifs en revenant d'une manière obsédante dans de différents éléments.

Inversement, dans les contes nadiriens l'on peut trouver souvent des pauses lyriques interrompant brusquement le récit comme si l'auteur laissait enfin parler son âme poétique contrainte trop longtemps au silence. Il s'agit de petits îlots poétiques dont l'écrivain s'approche de temps en temps pour écouter son cœur. Ainsi le poète y exhibe toute sa sensibilité en donnant vie à des images lyriques dépaysantes comme la suivante:

‘La dernière scène est en boîte. Demain, nous quitterons le village. Qu'adviendra-t-il de ses habitants après l'effusion et l'effervescence de ces jours de tournage? Emporterons-nous, ankylosé au fond de nos bobines, le formidable kaléidoscope des songes? Sucerons-nous, comme de froids vampires, la dernière goutte de rêve?
Au petit matin, l'équipage regagna le car brinquebalant qui allait le ramener chez eux. Le moteur tourna après quelques hésitations hoqueteuses et le véhicule s'ébranla, dans un véritable nuage de poussière. Longtemps après son passage, des grains de sable s'immobilisèrent dans l'air dérangé et s'irisèrent dans la lumière naissante.
Peu à peu, la poussière se dissipa et la piste reprit son aspect de tous les jours. (AM, pp. 36-37)’

Nous venons d'analyser la manière dont chaque auteur essaie de créer, chacun à sa propre manière, un texte hétérogène du point de vue stylistique, mais cohérent tout de même du point de vue du contenu.

Dans le prochain paragraphe nous allons aborder, en revanche, les différentes langues qui mettent en relief leurs différenciations ou leurs similarités dans les textes saïdien et nadirien en tissant un réseau sémantique très riche et dense. Car «la langue dite étrangère ne vient pas s'ajouter à l'autre, ni opérer avec elle une pure juxtaposition: chacune fait signe à l'autre, l'appelle à se maintenir comme dehors»267.

Notes
260.

Barthes R., Le degré zéro de l'écriture, cit., p. 12.

261.

Barthes R., Le bruissement de la langue., cit., p. 264.

262.

Le haïku se compose de dix-sept syllabes reparties en trois vers (5, 7, 5) sans rime.

263.

Ibid., p. 90.

264.

Ibid., p. 348.

265.

Saïd A., «Voyage superficiel à Tokyo, Kamakura et Osaka», Littera, n° 9, Gap, nov. 2004, pp. 20-21.

266.

Nous donnons par la suite les recueils et les pages où l'on peut trouver d'autres tentatives d'imitation, sinon de la structure, au moins la condensation des signifiés qui caractérise le haïku: PN, pp. 80-81; NA, pp. 65, 80-81.

267.

Khatibi A., Maghreb pluriel, Paris, Denoël, 1983, p. 186.