II. Les confettis linguistiques.

Les œuvres des auteurs choisis se caractérisent par la présence des mots non seulement arabes, qui d'ailleurs abondent dans les textes maghrébins francophones, mais appartenant aussi à d'autres langues, telles l'anglais, l'espagnol et l'italien. Comme l'a bien remarqué Barthes, quelle que soit la langue utilisée «le rôle du mot (dans l'écriture) peut être de couper la phrase, par sa brillance, par sa différence, sa puissance de fissure, de séparation, par sa situation fétiche»268. Et les deux écrivains semblent être des fétichistes de la parole tellement leur recherche du terme le plus approprié apparaît subtile. Chez eux, les mots semblent sortir de quelque rituel magique mystérieux car ils exploitent au maximum le pouvoir incantatoire de la parole. Voilà pourquoi ils recourent souvent aussi à d'autres langues en jouant habilement avec leurs musicalités différentes. En outre, tel que le souligne Khatibi, «lorsque l'auteur fait appel à des fragments de l'ailleurs [...] il se prête à ce vertige de la fascination»269.

Pourtant le fait de se servir de plusieurs langues n'empêche pas, surtout Saïd, de renoncer à ses origines maghrébines, ou mieux tunisiennes; au contraire le lien avec le pays natal devient paradoxalement plus fort. L'auteur affirme, à ce propos:

‘«La langue dans laquelle je m'exprime [...] est pour moi langue de création. Si, dans cette langue, j'écris d'un lieu autre que la terre natale, je n'écris pas loin d'elle: elle reste présente, lieu originel, dont l'écho ne s'est pas perdu, n'est pas prêt de se perdre, en moi.»270. ’

Cela entraîne une sorte de schizophrénie linguistique qui est représentée, dans les œuvres analysées, par la présence massive de mots arabes se détachant du texte français car ils sont écrits en caractères latins mais presque toujours en italique. Le choix d'un caractère typographique différent ne fait qu'augmenter la dichotomie linguistique en créant un véritable clivage entre les deux langues. Cela est bien exprimé par le passage suivant où la langue arabe envahit le texte français aussi par la toponymie en lui donnant une touche exotique271:

‘Sous le plafond bas de la pièce aux provisions, d'où pendaient des pains de sucre dans leur papier bleu, apparurent, soigneusement rangées le long du mur, les imposantes jarres de Jerba, les poteries vernissées de Nabeul à l'émail jaune, brun, vert et aux motifs rustiques, les pots ventrus de Quellaline, les khabia, les amphores, les jerriba de Guellala, les barattes pour le beurre et les bornia pour l'huile blonde du Sahel. S'entassèrent des céréales, de la semoule, diverses salaisons, de la viande et du poisson séchés, des olives vertes et noires, du miel doré, des condiments et des dattes du Jérid...(LS, p. 111)’

Le passage précédent est tiré du recueil de contes saïdiens Le Secret qui contient à la fin même un glossaire de tous les mots arabes présents dans le livre. Cependant, dans cet exemple, le simple contexte aurait pu aider le lecteur à se débrouiller dans la compréhension des mots étrangers.

Cette alternance linguistique finit par contaminer même les œuvres poétiques, comme le montrent bien les vers suivants extraits d'un poème nadirien:

‘Pour la confluence des mers et l'emmêlement des eaux
Pour la fusion et l'éclosion:
Marajul Bahrein! (LA, p. 60)’

En outre, il faut remarquer, chez Nadir, une attention particulière pour la toponymie. En effet, il respecte presque toujours les noms originaires arabes des pays ou des villes, en en donnant toutefois la traduction française entre parenthèses pour éviter des malentendus. Souvent il recourt curieusement aussi à des périphrases pour indiquer un pays comme l'exprime bien le passage suivant272:

‘A la mort du grand savant, son père partit avec toute la famille vers la province d'Al Gharb (l'Algarve) dans le pays des Oranges (Portugal). (LP, p. 22)’

La volonté d'insérer la traduction française des mots arabes, ou bien des gloses en bas de page témoignerait de la supériorité reconnue à la langue française273. En outre, grâce aux notes explicatives, le lecteur peut, en même temps, s'approcher de la culture et de l'histoire arabes. La fonction des notes chez les deux auteurs est, en effet, essentiellement didactique aussi bien qu'éclairante. Dans le passage suivant, en associant au mot arabe sa traduction française entre parenthèses, Saïd montre aussi une volonté de s'assurer la compréhension du lecteur:

‘Puis, sentant son heure approcher, l'homme recommanda leurs enfants à sa femme et l'informa qu'après sa mort, trois mendiants viendraient emmener leurs filles, le premier pour le fark (la séparation), le deuxième pour la ziara (la visite), et le dernier au quarantième jour. (LS, p. 88)’

Plus rarement, l'on trouve le procédé contraire, c'est-à-dire que ce sont les mots arabes qui apparaissent non seulement entre parenthèses mais aussi en italique comme le montre bien le passage suivant:

‘Le grand vizir, qui accompagnait le bey dans sa promenade, observa une sauterelle (jraïda) qui fuyait devant un oiseau (asfour). (Ibid., p. 170)’

Même dans ce cas, l'auteur montre obéir toujours à des exigences de clarté, la traduction arabe des deux mots français étant nécessaire pour la compréhension de l'histoire. Nadir aussi recourt à ce type de stratagème mais son but est différent; en effet, chez lui, il s'agit plutôt d'une pure manifestation du savoir comme s'il profitait d'un prétexte quelconque pour étaler son immense érudition en donnant à ses œuvres un surplus de sens274.

La surcharge sémantique est donnée aussi par l'insertion des mots appartenant à des langues différentes du français et de l'arabe dont, en premier, l'anglais. Saïd recourt à des mots étrangers surtout dans son dernier recueil poétique (Au présent du monde). Les vers suivants appartiennent en effet à l'un des poèmes de cette œuvre. Il se présente non seulement émaillé de mots anglais mais aussi avec une disposition typographique asses bizarre:

‘welcome to this mixed-up
country welcome
ce pays Antjie mon amie
ce pays est aussi
douloureusement tien
townships shacks shacksshacks
make this country
a livable place
Botha's Hills Thousand Hills
maisons rondes canne à sucre
vaches aux cornes solaires
petits singes bondissants
hameaux sans nom (PM, p. 26)’

Dans ce même recueil il y a aussi des mots espagnols dont la présence est réclamée par le décor sud-américain de quelques poèmes. Enfin les mots italiens qui apparaissent de temps en temps dans les textes analysés sont tout au plus liés aux champs lexicaux religieux et musical.

Le choix d'introduire des mots tirés de plusieurs langues participerait de la volonté, chez les deux auteurs, d'explorer le multiple en mettant l'accent sur la similitude plutôt que sur l'opposition des éléments hétérogènes composant leurs textes. À vrai dire, «L'opposition n'existe pas dans l'absolu, elle est en réalité une occasion d'entraide, l'élément central d'une éthique nouvelle, l'éthique de la rencontre275.

Notes
268.

Barthes R., Le bruissement de la langue., cit., p. 301.

269.

Khatibi A., Maghreb pluriel, cit., p. 206.

270.

Saïd A., «Création et exil: le saut hors du cercle. Il y a différentes sortes d'exil et autant de paroles.», Horizons Maghrébins, Toulouse, n° 17, déc. 1991, p. 302.

271.

Chez Nadir aussi il y a cette tendance à insérer des mots arabes en italique pour donner vie à un contraste de langues comme le montre bien l'exemple suivant: “On abandonna les recherches et il fut interdit d'évoquer le nom de la mystérieuse disparue pour ne pas attirer, sur la tribu, la colère des divinités al Lata, Manat et al Ozza qui ne manqueraient pas de se sentir offusquées par l'acte impie.” (LA, p. 96).

272.

Il s'agit d'un procédé très fréquent chez cet auteur. En voilà d'autres exemples: “Ils arrivèrent aux frontières du pays du maïs (LP, p. 55); “Jaber s'enfonça, à la tête de sa petite troupe, dans le pays du Dieu-Serpent.” (Ibid., p. 56); “auprès d'un marchand qui revenait du Pays de la Soie” (Ibid., p. 74); “Elle passerait par le pays des Deux Fleuves.” (Ibid., p. 80); “Et, malgré la touffeur du climat, il s'enfonça, avec décision, dans les terres du pays des védas, des ragas et du Taj Mahal.” (Ibid., p. 167).

273.

À ce propos, nous donnons par la suite quelques exemples de mots arabes accompagnés de gloses en bas de page: pp. 41, 54, 63, 76, 98, 117, 129 (AM); pp. 126, 130, 136, 158, 165 (LP); ou encore des mots arabes suivis de la traduction française: p. 139 (LS); p. 66, 95 (AM); p. 156 (LP).

274.

En voilà deux autres exemples: “Une analyse des fiches désigna, sans conteste, le vainqueur: l'histoire de l'Oiseau-Conteur (al-Taïr al Bourni).” (AM, p. 24); “L'Athanor (de l'arabe Al Tannour)...” (LA, p. 3).

275.

Bois D., op. cit., pp. 101-102. C'est l'auteur qui souligne.