III. Néologismes, ou la créativité de la langue.

Si, tel que l'affirme Barthes, “Le néologisme [...] est la trace d'un plaisir profond, qui renvoie au désir de la langue”, écrire serait donc un véritable acte d'amour276. “Je fais l'amour avec les mots” (PM, p. 27), affirme Saïd dans l'un de ses nombreux poèmes consacrés à l'acte scriptural. Écrire, chez elle, deviendrait ainsi un véritable acte créateur, un échange d'amour entre le poète et les mots qui se laissent capturer par sa plume pour en sortir sublimés dans un vers.

Les deux auteurs montrent un amour sans limites pour la langue française277, ils la possèdent en lui donnant une touche personnelle aussi par le biais des néologismes aussi. Cela révèle une tentative de s'approprier la langue française, ou mieux, de l'apprivoiser en l'enrichissant de quelques traits originaux. D'ailleurs la maîtrise parfaite de cette langue, selon Saïd, viendrait d'une ancienne tradition typiquement tunisienne de plurilinguisme. En effet,

‘«La plupart des Tunisiens qui ont fait des études primaires et secondaires sont pris entre quatre langues, [...]: la langue tunisienne vernaculaire, quotidienne, orale, et les langues qu'on apprend à l'école, la langue arabe classique, la langue française, ainsi qu'une langue étrangère, [...]. On est donc entre quatre langues; c'est presque une tradition en Tunisie depuis l'Antiquité»278.’

La présence des néologismes cache aussi un défi, une provocation faite au lecteur français qui se trouve ainsi dépaysé dans sa propre langue. Cependant, chez Saïd et Nadir, le néologisme est plutôt une pure déclaration d'amour adressée à la langue française, une marque pour la faire sienne. Pourtant, l'insertion des néologismes est un procédé que l'on retrouve presque exclusivement chez Saïd et qui entraîne des effets déstabilisants dans ses poèmes. Cette poétesse ne manque pas de donner vie à des mots valise formés avec le terme “errance”, ce mot-clé de son œuvre, comme en témoignent les vers suivants extraits du même recueil:

‘itinérance d'un discours indirect
échevelé sur un arbre ardent
(MI, p. 30)

au détour de la déserrance
il faut râcher nos garde-boue
de l'écriture hurlée qui exsude
ses violences
pour couvrir les démences de l'espace
(Ibid., p. 52) ’

Dans les deux cas précédents cette figure du discours se fonde sur la fusion d'une racine et d'un affixe renvoyant au déplacement. En effet, le premier mot-valise naît de la combinaison entre le mot “itinéraire” et celui d'“errance”, tandis que le deuxième contient à côté du terme errance, une bribe du mot (le mot “désert”) qui renvoie au lieu de passage par excellence. Par ces deux exemples l'auteur semble vouloir mettre l'accent sur la thématique du mouvement perpétuel qui, d'après elle, serait la condition propre du poète et, plus en général, de tout homme.

‘«Nomade, le poète est toujours en marche – éternelle errance – éternel et âpre voyage entre temps et lieu; entre ce qu'il a été, ce qu'il est, ce qu'il sera; entre monde intérieur et monde extérieur; entre réel et imaginaire...Et ce Lieu idéal dont il est en quête, peut-être est-il en lui»279. ’

Chez Saïd l'on trouve aussi des mots composés, ou mieux des mots qui ont gardé leur unité lexicale tout en étant soudés ou bien reliés par un trait d'union280. Ils s'agit très souvent de deux termes opposés, ce qui contribue à troubler la signification du vers. En outre, cela témoignerait de cette volonté de la poétesse de demeurer dans un entre-deux constant, qui finalement se révèle le lieu idéal pour créer. En effet,

‘«à la fois veilleur et passeur, le créateur explore le multiple et le donne à voir. Et le lieu prédestiné, mais fugace, où il peut créer, c'est sans doute l'interstice, le passage, l'entre-deux: là est son lieu, lieu de ses renaissances, lieu où se joue sa vie, son destin»281. ’

Nous avons affirmé plus haut cette obsession chez Saïd de l'errance qui contamine par son champ sémantique les poèmes d'un recueil à l'autre. L'auteur parvient à enrichir le vocabulaire renvoyant au mouvement par la création de quelques néologismes appliqués, en ces cas, à des verbes dont le plus significatif est le verbe “nomader”, métaphore de la condition existentielle du sujet poétique282. Ensuite l'on trouve aussi quelques néologismes créés sur le substantif ou bien sur l'adjectif correspondants283. Cela entraîne des effets dépaysants chez le lecteur aussi bien que des difficultés dans la traduction comme si la poétesse, soudain jalouse de son art, faisait tout son possible pour rendre ses poèmes intraduisibles. C'est le cas de la strophe suivante où l'auteur s'inspirant d'un substantif appartenant au règne animal donne vie à un verbe très bizarre:

‘mille petits sentiers
musaraignent
témoins de tes escapades
aux étendues mélancoliques
(PN, p. 56) ’

Enfin, pour ce qui concerne les néologismes appliqués aux verbes il nous reste à analyser ces verbes nouveaux créés par l'adjonction du préfixe dé-. D'ailleurs le choix de garder les deux éléments isolés traduit visuellement l'idée même d'éloignement, de séparation, de privation contenue dans ce préfixe. Les deux néologismes suivants appartiennent au même poème qui se caractérise aussi par une disposition typographique assez curieuse:

‘d'un lieu l'autre
l'écho rejette le silence

tes yeux au loin
qui se dé-sablent

épreuve interminable
des crépuscules
épreuve des réverbères
où s'allonge la nuit
épreuve des calendriers

: au pas
je ne sais pas
marcher :

des fragments de statues
au milieu de ta nuit
répliquent à ta mémoire

: j'ai vécu un vrai tourment
d'écorce
et de vent :

dé-murer la voix
qui s'efforce au sillage

itinéraire des révoltes
ma voix chaude
qui s'illégitime

hors l'effroi d'un coma
la réconciliation au corps
(PN, pp. 24-25)’

Pourtant, l'usage presque décoratif de la ponctuation dans le poème précédent donne vie à une certaine symétrie structurale qui vise à mettre en évidence la strophe centrale où le pôle dialectique du “je” fait son apparition solennelle, tel une divinité.

Enfin, chez Saïd aussi bien que chez Nadir, nous avons remarqué la présence de quelques néologismes nominaux et adjectivaux284. Ce choix révèle la volonté des deux écrivains d'apporter une touche personnelle au français comme le montrent bien les vers qui suivent où les deux néologismes “laiteur” et “Egareur” sont de nature nominale et sont empruntés, à leur tour, à un substantif (“lait”, “égarement”):

‘Quand le Signe clair s'embue
Dans la laiteur poisseuse des aubes indécises.
Quand l'Egareur montre, de son doigt de marbre,
Les pistes du Néant,
Aux caravanes sourdement ébranlées
Dans le piaffement des montures
Et la vaine rumeur des souffles oppressés.
(SS, p. 13)’

Ainsi cet amour pour la langue française se renouvelle à chaque poème qui n'est qu'un jeu de séduction avec le silence, et les vocables, inventés ou pas, deviennent «des mots sensibles, des mots subtils, des mots amoureux, dénotant des séductions ou des répulsions (des appels de jouissance)»285.

Après avoir analysé minutieusement comment les deux auteurs essaient, d'une façon plus ou moins explicite, de s'approprier la langue française, nous allons découvrir, dans le prochain paragraphe, les différents stratagèmes q'ils utilisent dans la tentative de visualiser toujours ce qu'ils écrivent.

Notes
276.

Barthes R., Le bruissement de la langue., cit., p. 312.

277.

Voilà ce que Saïd déclare à ce propos: “J'ai une admiration pour toutes les langues, mais la langue française est peut-être pour moi celle de l'affectif parce que c'était la langue de l'affection, la langue d'amour entre mes parents, c'est la langue dans laquelle j'écris. Je n'ai pas de rapport conflictuel avec elle: je l'habite, elle m'habite” («Amina Saïd», dans La langue française vue d'ailleurs, Casablanca, Tarik Éd., 2001, p. 92).

278.

Ibid., p. 91.

279.

Poésie entre deux rives, intervention à l'Université de St. Andrews, Ecosse, sept. 2000.

280.

À ce propos voilà quelques exemples: “survivants d'un entremonde” (MI, p. 72); “et puis tous s'éveilleront / l'aile d'un oiseau-feu / battant dans les tempes” (Ibid., p. 115); “je loge en la plus haute tour / berce le fruit prolixe / de vos jours doux-amers (DM, p. 22).

281.

Saïd A., «Création et exil: le saut hors du cercle.», cit., p. 304.

282.

“silhouette habillée de pluie / je nomade dans le temps / je nomade dans l'avance (PN, p. 62).

283.

En voilà deux autres exemples dont le premier est un néologisme fondé encore sur un substantif (“verbe”), tandis que le deuxième vient d'un adjectif (“esseulés”): “la nuit verbe le jour” (SF, p. 16); “la pensée de l'abîme / nous esseule c'est l'obscurité / que notre nuit sonde / et transforme en lumière” (PM, p. 57).

284.

“désir de feu dans une embrase noire” (MI, p. 107); “compte à rebours / la frise cypranée / sur seins de pierre / les coupoles ” (PN, p. 50).

285.

Barthes R., Le bruissement de la langue., cit., p. 300.