IV. Poèmes imagés ou images poétisées?

Nous avons déjà vu dans la deuxième partie de notre étude comment la présence des métaphores et des comparaisons dans les œuvres analysées établit un lien très fort entre la parole qui peut ne pas être parole poétique et la peinture. Cette remarque concernait la capacité, très développée chez Saïd et Nadir, de visualiser leur écriture. En particulier, «Chams Nadir voit ce qu'il raconte. Sa vision est créante»286. Chez lui, «l'image totalise le sens qui concentre. L'écrivain empêche par conséquent l'image de s'immobiliser»287. D'où les descriptions soignées jusqu'au moindre détails qui enrichissent surtout ses récits et qui révèlent aussi le désir de l'auteur de faire participer son lecteur à ce qu'il raconte en lui donnant tous les instruments nécessaires pour ce faire. Il est habile à donner aux scènes une impression d'instantanéité obtenue par le seul pouvoir suggestif des mots, comme le montre bien ce passage où le protagoniste décrit minutieusement les étapes de sa propre mort par noyade:

‘Et voici qu'un vent violent se lève. Le Maître des Vents exhale sa colère. Le soleil, peu à peu, s'obscurcit. Les légions ailées jettent l'ample manteau de l'éclipse. Je ne distingue plus rien. Seulement cette sensation de chute douce mais continue. L'eau lèche à présent mes pieds et le bruit a cessé. Seulement le clapotis doux du linceul liquide. Les madrépores et les méduses s'apprêtent à élire leurs demeures. A présent, l'eau dépasse ma poitrine et j'imagine que ma longue barbe flottera bientôt comme une algue broussailleuse et albinos... (LP, p. 122)’

En revanche, Saïd semble préférer les descriptions à coup de pinceau, pour suggérer au lecteur un paysage, une atmosphère, un état d'âme. Par ce choix la poétesse semble lancer un défi à son lecteur en l'invitant à compléter ou même recréer son propre poème selon sa sensibilité. On dirait que Saïd vise plutôt à établir une certaine intimité avec son lecteur en lui ouvrant son cœur poème après poème. C'est le cas de ces vers où le paysage se dévoile lentement comme si la poétesse donnait tous les éléments au lecteur pour qu'il puisse peindre son propre tableau:

je vais à pas tranquilles

‘vers la demeure
le jardin cadenassé

ressuscite l'enfant
qui hier nourrissait
les lions de pierre

les cigales font silence
la mer tourne ses pages

aux prises avec les démons
de sa vieille nuit
l'ombre qui bâtit ce lieu
vacille

un lézard caresse
le mur éclaté

le ciel s'ouvre
et se referme
(UA, p. 105)’

Il s'agit d'un paysage de l'âme, ou mieux d'un paysage lié à l'enfance du sujet poétique qui, après une longue absence, revient à son pays natal en faisant appel aux souvenirs. La description apparaît en effet voilée de nostalgie mais pour un instant le passé se fait, à nouveau, présent pour soulager la poétesse exilée.

Même le choix d'abolir les verbes contribue à transformer les poèmes en des tableaux. En effet l'ellipse verbale les plonge dans une atmosphère suspendue comme le montre bien cet exemple où l'on assiste à l'effacement de toute référence spatio-temporelle:

‘l'écho
le somnambule écho

l'infini des sables
comme territoire à l'exil

une rumeur de voyage

dans l'alchimie du ciel
la solitude étoilée
les pillages de l'ombre

enfin le jour

le jour découvreur
lourd léger à la fois
de l'éclat des désirs

et le balancement secret
des barques invisibles
(UA, p. 119) ’

Outre que par l'ellipse totale du verbe, l'impression de légèreté de ces strophes est obtenu aussi grâce à d'autres procédés stylistiques tels l'anadiplose, l'antithèse et l'allitération, aussi bien qu'au choix minutieux des vocables les plus aptes à suggérer cette atmosphère vague typique des rêves288.

D'ailleurs l'ellipse verbale est très fréquente aussi chez Nadir, au point d'en devenir l'un des traits distinctifs de son style. Il s'en sert souvent pour créer des effets de suspense et le lecteur finit par demeurer dans une situation d'attente perpétuelle. Pour ce faire, il joue sur la combinaison des mots, sur la ponctuation aussi bien que sur certaines figures du discours dont, en premier, l'anaphore. Les strophes suivantes expriment bien l'habileté du poète dans cette recherche de l'imprévu; ainsi le poème plonge dans un état d'incertitude totale comme si quelque chose d'extraordinaire devait se passer d'un moment à l'autre:

‘Dans un grand crépitement d'élytres, la transhumance.
Et sous les pas, la houle de la terre sans dîmes, ni
franchises.

Dans un grand mouvement de l'âme, l'adieu. Et le
dernier regard pour Ebla, Maarib, Manama et les autres
cités calcinées avec notre antique jeunesse.

Dans un grand cri, l'effondrement des remparts et
l'annonce des périples.

Au souffles des torches, sous l'épi des étoiles, la marche.
Au solstice du midi, sous le tulle des mirages, la marche. (LC, p. 12) ’

Si jusqu'à maintenant nous avons traité surtout la parenté entre poésie et peinture grâce à des stratagèmes stylistiques bien précis, il faut remarquer aussi que l'intérêt pour l'art figuratif en général est témoigné, chez les deux auteurs, par la tendance à insérer des images, des photos, des calligraphies ou encore des desseins stylisés dans leurs recueils de poèmes et de contes289. Le recours à l'image satisfait plusieurs exigences dont l’insertion des pauses dans la lecture, la création des sections à l'intérieur d'un recueil, l’anticipation de l'intrigue d'une histoire ou du sujet d'un poème. Dans les autres cas, son but est purement esthétique.

Normalement Saïd subdivise ses recueils en deux ou plusieurs parties, chacune présentant un titre et des citations qui introduisent le sujet abordé dans les poèmes inclus dans une section spécifique. Il s'agit plutôt d'étapes, ou mieux, des “seuils” d'une quête qui ne semble jamais avoir fin, la quête identitaire aussi bien qu'existentielle que poursuit la poétesse et qu'elle laisse transparaître de ses vers. Cependant elle attribue souvent aux desseins cette fonction de pause entre les différentes étapes. De cette façon, les illustrations finissent par interrompre aussi le flux de conscience du sujet poétique. En effet, dans Sables funambules et dans Nul autre lieu,l'auteur recourt à deux artistes européens, tels le peintre turc Abidine Dino et l'artiste-peintre néerlandaise Mechtilt, pour permettre au lecteur de reprendre son souffle entre un poème et l'autre, aussi bien que pour embellir la couverture de ses recueils. Dans les deux cas, il s'agit d'illustrations très simples qui se marient bien avec le vocabulaire poétique de Saïd. Cependant, si chez Dino l'on trouve des figures humaines stylisées et enfermées dans un cercle, Michtilt semble privilégier plutôt l'art abstrait en jouant surtout avec des lignes obliques. La parole saïdienne aussi bien que les images choisies par l’auteur partagent la caractéristique d'être essentielles et semblent suggérer plutôt que dire.

Pour ce qui concerne la couverture de Le Secret, l'on y trouve un tableau du peintre orientaliste Jean-Léon Gérôme (1824-1904) représentant une scène qui semble sortir directement d'un conte des Mille et Une Nuits. Un jeune homme arabe, les yeux fermés et la bouche ouverte, semble hypnotiser ses chiens par sa voix. Probablement ce tableau grandiloquent très soigné dans les détails a la fonction d'introduire la matière de ce livre comme si l'auteur tendait sa main au lecteur, dès la première page, en l'invitant à écouter, ou mieux, à lire attentivement ses histoires.

Dans Demi-coq et compagnie, cette charge est confiée à l'art de l'illustrateur tunisien Ahmed ben Diab qui contribue à visualiser les différentes fables composant le recueil. En effet les desseins de Diab apparaissent avant le début de chaque conte en révélant non seulement leurs protagonistes mais parfois aussi leur dénouement.

En outre, Saïd aussi bien que Nadir sont attirés par ce véritable art de l'écriture qu'est la calligraphie. «La calligraphie est une écriture de l'écriture. Elle transforme la langue en peinture», affirme l'écrivain marocain Abdelkébir Khatibi, en mettant l'accent sur le rapprochement entre calligraphie et image290. Cette parenté est bien évidente dans la couverture du recueil de poèmes saïdiens, L'une et l'autre nuit, où une calligraphie de Hassan Massoudy s'intitulant «Nuits» tisse un lien indissoluble avec le sujet du recueil. Dans cette couverture on peut admirer la beauté et l'habileté du calligraphe qui transforme son calame en un véritable pinceau pour donner vie à un paysage marin d'où se détachent deux caravelles naviguant vers un immense soleil. Il est curieux de remarquer que, pour la couverture de Les Portiques de la mer, Nadir aussi recourt à une calligraphie naviculaire, le bateau étant l'un des symboles de l'errance, qui est d'ailleurs le fil conducteur principal des œuvres des deux auteurs. D'ailleurs cette thématique apparaît, par son champ sémantique, déjà dans les titres de la plupart des textes analysés. Rien n'est laissé au hasard dans l'œuvre nadirienne et saïdienne où chaque détail renvoie à un autre dans un jeu constant de correspondances et de disséminations.

Si Saïd se limite à ne rendre hommage qu'une fois à la calligraphie arabe, Nadir, en revanche, semble vouloir lui consacrer un recueil entier291. Il s'agit de Le Livre des célébrations où presque tous les poèmessont associés à un tableau du peintre et calligraphe iranien Hussein Zenderoudi comme si on était en train de feuilleter le catalogue d'une exposition plutôt qu'un recueil de poèmes. Ce livre original de Nadir se présente donc aussi comme un bijou artistique célébrant la calligraphie arabe dans toute sa splendeur. En effet, dès le début, l'écrivain offre généreusement au lecteur un précieux coffret de motifs calligraphiques qui frappent par leurs couleurs très vives. Ainsi le lecteur se laisse hypnotiser par cette danse chromatique qui plonge les poèmes dans une atmosphère solennelle.

Il faut dire que l'insertion d'images à l'intérieur d'une œuvre littéraire contribue à accroître sa polysémie. Cette caractéristique est plus évidente dans le premier livre nadirien, à savoir Silence des Sémaphores, où apparaissent des tableaux appartenant, cette fois-ci, aux artistes les plus disparates. Généralement ces images introduisent chacune des quatre sections du recueil, qui, à son tour, est accompagnée d'une citation. Cependant l'auteur joue beaucoup avec cette alternance entre le langage poétique et figuratif en interrompant, de temps en temps, les vers par l'insertion inattendue d'un tableau. Cela entraîne le dépaysement du lecteur qui essaie en vain de trouver forcément un lien entre le contenu du poème et l'image qui l'accompagne. Le choix de recourir à l'art figuratif dans un texte littéraire peut donner vie à un message souterrain et parallèle qui tisse son réseau mystérieux de liaisons entre les différentes images, ou bien, Nadir, ce faisant, veut tout simplement témoigner son amour pour l'art en insérant dans ses poèmes une galerie de ses tableaux préférés.

Après cette analyse minutieuse du langage figuratif chez les deux auteurs, dans les deux prochains paragraphes nous allons nous occuper d'autres langages qui participent à la surcharge sémantique du texte nadirien et saïdien, à savoir le langage chromatique et le langage numérique.

Notes
286.

El Houssi M., «L’éveillé et l’endormi dans «Les Portiques de la mer» de Chams Nadir», dans Regards sur la littérature tunisienne contemporaine, cit., p. 157.

287.

Ibid., p. 158.

288.

Pourtant il faut dire que normalement la présence de l'anaphore ou bien de l'anadiplose contribue à alourdir le vers. Mais Saïd parvient habilement à ressortir, par un simple rapprochement des mots, toutes les potentialités d'une figure stylistique jusqu'à lui attribuer paradoxalement son effet contraire.

289.

Saïd, en particulier, montre vouloir exploiter toutes les ressources de l'art figuratif en enrichissant son premier recueil poétique (Paysages, nuit friable) de photos noir et blanc. Ces images représentent surtout des paysages maritimes et renvoient de quelque manière au poème auquel elles s'attachent.

290.

Khatibi A., Figures de l’étranger dans la littérature française, cit., p. 72.

291.

Il faut ajouter que l'intérêt de Nadir pour la calligraphie et l'art en général est témoigné par ses essais consacrés entièrement à ces sujets. Il s'agit de La Calligraphie arabe (Tunis, STD, 1971) et de L'Image et l'Islam (Paris, Albin Michel, 1978).