V. Le langage chromatique

Les couleurs existent avant n'importe quel langage ou explication logique; elles appartiennent à l'origine même du monde et apparaissent chaque fois que la langue ne peut rien dire de plus puisqu'elle a déjà tout dit. Les couleurs sont considérées comme une qualité insaisissable des choses et ont la fonction de définir un objet tout en l'entourant d'un halo de mystère. Depuis toujours les couleurs ont séduit par leur langage non seulement les peintres mais aussi les écrivains qui en exploitent toutes les nuances pour donner vie à des descriptions plus réelles. Saïd aussi bien que Nadir ne résistent pas au charme exercé par les couleurs et ils s'en servent abondamment pour embellir et enrichir de détails leurs poèmes.

Les couleurs les plus fréquentes chez eux sont d'abord le noir et le blanc. Lorsque ces derniers apparaissent dans un même poème, ils donnent vie à des antithèses souvent dépaysantes comme la suivante292:

IV

Nous avions rendez-vous avec l'Aube.
Sur l'autre versant des monts bâtés de neige
Comme un chargement de pétales blanches.
Sur l'autre rive du Fleuve, au portail du Songe
Là où palpite, clarté sans torche,
La rose noire du Signe.
(LA, p. 10)’

Le champ sémantique de la clarté se répand dans tout le poème. Cependant ce dernier s'achève sur un élément négatif symbolisé par le noir qui est associé curieusement à la rose. Dans ce cas le poète recourt à une couleur pour envelopper le poème dans un halo sinistre.

S'il ne suffit parfois qu'une couleur pour modifier l'atmosphère d'un poème ou bien une description, les deux auteurs utilisent surtout le langage chromatique pour donner vie à des métaphores où l'insertion d'une couleur amorce le processus de concrétisation d'une notion abstraite, comme le montrent bien ces vers:

‘sur l'humble mur blanc de la vie
la plume noire d'un oiseau
(DM, p. 85)’

Le choix d'attribuer une couleur à un concept abstrait révèle une tentative de l'écrivain d'apprivoiser une réalité qui autrement lui échapperait293. En plus, par ce stratagème, l'auteur parvient à visualiser davantage ce qu'il écrit. Le recours aux couleurs n'est que l'un de nombreux moyens contribuant à la création d'une écriture vivante, presque tangible. Cet effet est obtenu aussi par la création des synesthésies chromatiques, c'est-à-dire des synesthésies où la couleur entre en jeu en tant que perception visuelle294.

La couleur sert à donner plus de précision aux descriptions en les plongeant, en même temps, dans une atmosphère irréelle comme l'expriment bien les vers suivants où le poète parvient habilement à dépayser son lecteur par la simple insertion d'une couleur inattendue, en l'espèce le bleu:

‘entre nos yeux
l'espace ouvert
où résonne une simple pierre
bleue
quand elle s'éveille
(SF, p. 30)


un cheval bleu
s'affirmait au soir
sur l'image des blés
(Ibid., p. 34)’

Les exemples précédents montrent comment chez les deux poètes la couleur n'est pas seulement une pure sensation visuelle mais plutôt un élément essentiel dans la construction mentale de l'espace. Il s'agit donc très souvent d'un facteur mental plus que sensoriel. Cela est évident surtout dans les descriptions où des paysages, filtrés par le souvenir du poète, frisent finalement l'irréalité:

‘1

dans les signes bleus
d'une pierre
dans les cils transparents d'un nuage
dans le sillon des mots

dans les jardins rouges
de l'ouest

dans l'horizon secret
gardé au grand fond des pupilles
comme un souvenir de mer
et d'aubes blanches

dans les intervalles de silence
que traverse l'espace
comme un souffle

l'univers né de rien
nous offre lecture (SF, p. 99)’

Dans ce poème on trouve un autre usage fréquent de la couleur. En effet, elle apparaît souvent dans les comparaisons pour mieux définir un comparant ou bien elle devient même le motif de la similitude295.

Nous avons affirmé que la présence d'une couleur dans une description témoigne aussi d'un souci de précision comme si le poète, tel un peintre, choisissait soigneusement la couleur la plus appropriée pour donner vie à des tableautins raffinés comme le suivant:

‘Le vert glauque et froid des eaux profondes
M'étreint
Me noie
Quand donc finirai-je de sombrer? (SS, p. 31)296

Après avoir passé en revue toutes les principales fonctions que les deux auteurs donnent aux couleurs, nous allons nous occuper maintenant de leurs différentes significations. Nous avons affirmé plus haut que les couleurs qui reviennent le plus souvent dans les textes analysés sont le blanc et le noir, auxquels il faut ajouter le bleu, le vert et le rouge.

Selon El Houssi, «Le noir [...] ramène dans le monde islamique au fondement, à l'origine»297 et Saïd semble lui faire écho par ces vers extraits de l'un de ses poèmes: “dans la nuit originelle / quand le blanc / et le noir étaient un” (DM, p. 69). Évoquant le chaos et le néant, cette couleur renvoie directement à l'obscurité des origines et précède la création dans toutes les religions. Si selon cette vision le noir n'a aucune connotation négative mais semble plutôt renvoyer à l'indistinct, à l'unité primordiale, dans le langage alchimique, on assiste à un renversement interprétatif, le noir étant le symbole de l'impureté et de l'imperfection liées à l'état initial de la matière.

Chez Saïd le noir est très souvent associé à la nuit, à l'obscurité, à l'ombre, au silence, comme le montrent bien ces vers où cette couleur s'insinue même par le biais d'une verbe298:

‘j'ai noirci des pages avec la nuit du poème
l'oiseau noir du silence les frossait une à une
(DS, p. 89)’

Cependant elle attribue très souvent au noir une connotation négative en faisant de cette couleur le symbole de la mort299. Dans les vers suivants la mort est justement annoncée par sa couleur la plus représentative et l'atmosphère macabre est suggérée, en revanche, par l'oxymore final séparé par un enjambement très fort qui met l'accent sur ce rapprochement “strident”:

‘un ciel noir reflété aux ruisseaux des larmes
habille la mort d'horrible
élégance (PN, p. 46)’

Bien que Nadir ne parvienne jamais à associer cette couleur à la mort, il lui attribue quand même des connotations négatives en l'indiquant comme la couleur de la déraison ou de l'angoisse par ces vers très éclairants:

‘Sur le mât de misaine
J'amène le noir étendard de ma déraison
(SS, p. 32) ’ ‘Je t'écris cette lettre
Noire, angoissée
Et le soleil me prête son éclipse
(Ibid., p. 33)300

Paradoxalement chez lui c'est plutôt le blanc qui représente la mort, en suivant, dans ce choix, la vision orientale301. D'ailleurs, Gheerbrant observe que dans tous les types de pensée symbolique la mort précède la vie, et chaque naissance finalement n'est qu'une renaissance. C'est pourquoi le blanc est primitivement considéré comme la couleur représentative de la mort et du deuil302. Les deux auteurs recourent au blanc en lui donnant des connotations ambiguës. En effet, pour Nadir il s'agit aussi de la couleur des désirs303 tandis que pour Saïd, loin d'être la couleur de la pureté, le blanc devient le symbole du néant304, mais aussi celui de la vie305, de l'espoir306, de l'attente307, ou bien il est associé tout simplement à la page dans les poèmes consacrés à la thématique de l'écriture. Les vers suivants montrent bien la présence de cette couleur renvoyant directement à l'art scriptural:

‘le monde vient se blottir
dans l'univers blanc

si blanc de ta page
où la beauté est à l'œuvre
(DM, p. 55)’

Une autre couleur qui revient souvent chez les deux écrivains est le bleu ou l'azur. Ce dernier en particulier est considéré comme la couleur la plus immatérielle. Il est la voie vers l'infini où le réel devient imaginaire. Chez les deux auteurs le bleu avec toutes ses nuances est d'abord la couleur dominante du paysage marin et, par conséquence, il devient aussi la couleur de l'enfance car la mer renvoie souvent au pays natal308. Le bleu est donc la couleur océanique par excellence309 chez les deux écrivains, mais Saïd lui donne aussi une connotation négative. C'est pourquoi chez elle le bleu se rattache aussi à l'incertitude, à l'angoisse ou bien à la douleur310. Nadir en fait, par contre, une couleur mystique, spirituelle311. En effet, chez lui le bleu devient la couleur de la tranquillité312.

Une autre couleur qui renvoie directement aux paysages de l'enfance est le vert. Les deux auteurs lui attribuent la même signification en en faisant le symbole de la Nature avec sa végétation luxuriante et, par extension, du printemps de la vie comme en témoignent les strophes suivantes extraites d'un poème qui renvoie directement à Rimbaud313:

‘Losange
Bleu
Vert
Bleu et Vert.

Vert paradis de l'enfance, séduisants enfers!
En ton centre, que d'essentiels blasphèmes
Bleus
En ton centre, que de salubres révoltes
Vertes
Losange
Mon paradis et mon tourment (AM, p. 125)’

Enfin, pour enrichir au niveau sémantique leurs poèmes, les deux écrivains recourent aussi au rouge qui, comme pour les autres couleurs, acquiert, selon les cas, plusieurs significations souvent opposées. Si pour Nadir le rouge est tout simplement la couleur du souvenir314, Saïd l'associe à la vie qui coule dans les veines315 mais aussi à la mort scellée par le sang comme le montrent bien les vers suivants où cette couleur apparaît dans l'une de ses nombreuses nuances pour concrétiser une notion abstraite, selon une technique à laquelle l'auteur nous a déjà habitués:

‘de jour et de nuit
portant un deuil garance
à la face muette des palais
le bain de foule devenait bain de sang
(PN, p. 45)’

Cette fascination pour l'univers chromatique et son symbolisme est plus évidente chez Nadir à tel point qu'il lui a consacré un poème. Dans ces vers le blanc est associé à la mort, le vert à l'enfance, le rouge à la passion, le beige à la monotonie et le noir à l'espoir. Les strophes suivantes sont un échantillon de ce poème où ce manège des couleurs finit par hypnotiser et déstabiliser le lecteur:

‘Cercle
Rouge
Couleur brique.
La conque, abandonnée par la vague,
se love dans la tendresse d'un cercle.
Rouge parce que le soleil chavire à l'horizon
des mers.
Cercle
Terre de sienne
Parenthèses
Tendresse d'un moment
Je me souviens de mes amours passées.
La rouille de mes échecs.
Cercle
Pause-café
Automatisme de vivre.
Le beige m'étreint
Me noie. (SS, p. 21)’

Les couleurs ne sont que l'un des nombreux moyens qu'exploitent les deux écrivains pour donner vie à des textes polysémiques. Pour ce faire, ils recourent aussi au langage numérique qui contribue à accroître le caractère énigmatique de leurs œuvres. Ainsi pour définir leurs poèmes aussi bien que leurs contes on pourrait utiliser l'oxymore efficace de révélations mystérieuses ou, si l'on préfère, de mystères révélés. En effet, dans les textes nadirien et saïdien la simplicité, la clarté s'entremêlent d'une manière indissoluble à l'ombre et à l'obscurité. Si d'un côté les deux écrivains s'efforcent de se faire comprendre, de l'autre ils enveloppent souvent les mots dans un voile en confiant au lecteur le devoir de le déchirer, à l'aide de son imagination et de sa sensibilité.

Notes
292.

Voilà d'autres exemples où les deux couleurs sont utilisées pour donner vie à un jeu antithétique: “j'évente une bouche folle qui ricane en noir et blanc / terrible sous les salves” (PN, p. 54); “tout est signe / nuits blanches arches noires” (UA, p. 73); “j'accueille un ciel noir // de petites pierres blanches / éclatent aux étangs du songe” (MI, p. 39); “dehors la lune est amphore / couchée dans le ciel noir // sa lumière blanche repose / sur la mer endormie” (GL, p. 62); “dans le fleuve luit la pierre de l'île noire / des pélicans s'envolent de la page blanche” (DS, p. 72).

293.

Voilà d'autres exemples où la couleur est utilisée pour concrétiser une notion abstraite: “Le ciel, tout entier, m'aspire dans sa bonté bleue.” (LP, p. 110); “dans l'hérésie de leur noir sommeil / les ombres éclatées au seuil des comas” (SF, p. 71); “se lève le soleil / rouges naissances” (GL, p. 35); “fusionnent les heures noires / à l'ombre de nos corps” (Ibid., p. 46); “le passé a visage d'enfant mais elle / habite le seul présent / l'instant noir et fécond” (Ibid., p. 105); “elle affûte sur ses os / la violence grise du fer” (MT, p. 75).

294.

À ce propos, nous renvoyons au paragraphe entièrement consacré à ce procédé stylistique.

295.

À ce propos, voilà des exemples où la couleur apparaît dans le comparant ou bien dans le motif de la comparaison: “et toujours nous contiendrons / la nuit qui tombe en nous / comme un clou noir / dans la chair de la chair” (MT, p. 13); “blessure d'absence / comme un blanc soudain / dans le récit / nourri d'incendies” (DS, p. 53); “signes noirs comme l'hirondelle” (SF, p. 68); “seule / et noire comme le destin” (FO, p. 38); “le crâne blanc comme l'œil” (PN, p. 10).

296.

C'est l'auteur qui souligne.

297.

El Houssi M., «L’éveillé et l’endormi dans «Les Portiques de la mer» de Chams Nadir», dans Regards sur la littérature tunisienne contemporaine, cit., p. 162.

298.

Il s'agit d'un procédé assez fréquent chez les deux auteurs. Nous en donnons par la suite d'autres exemples éclairants: “mots rougis de soleil et de feu” (SF, p. 59); “Nous blanchirons les terres rougies de Canaan(SS, p. 32); “les braises du monde / noircissent son pas démesuré” (MT, p. 12).

299.

À ce propos voilà encore quelques exemple où le noir se rattache à la mort: “cet homme voilé de noir est une image de la mort” (DS, p. 72); “ la nuit me repliera paisible / dans l'œuf noir de la mort” (DM, p. 91); “un cercle noir pour visage / notre mort attend assise / sur une pierre sans témoin” (GL, p. 59).

300.

Dans les deux exemples c'est l'auteur qui souligne.

301.

À ce propos nous renvoyons au paragraphe consacré à éros et thanatos chez les deux auteurs.

302.

Chevalier J. et Gheerbrant A., op. cit., [trad. it., p. 145].

303.

Je t'écris cette lettre / Blanche, constellée de désirs / Et le ciel me prête ses étoiles(SS, p. 33)

304.

“grands oiseaux en vol / vers l'escale blanche du néant” (PM, p. 68).

305.

“et la vie un cheval blanc / dans le saut de l'abîme” (DS, p. 98).

306.

“apparaît de nuit / le cheval blanc du mirage” (MI, p. 119).

307.

“nous demeurons sur la ligne / blanche de l'attente” (NA, p. 26).

308.

“il y a comme un chant de nature / en ces lieux où la dent / n'éveille pas morsure // où le monde / est couleur bleu enfance” (SF, p. 19).

309.

“La célébration du Bleu / dans les golfes et les criques.” (LC, p. 22); “les ganses bleues de mer profonde / pour ouvrir aux hasards du vent l'île” (PN, p. 40); “il faudrait renaître de la quille / des eaux / rejoindre des dunes / le grand corps d'ivoire / où courent les sangs bleus / sangs océans /où s'étranglent les soleils / en sourires traqués” (Ibid., p. 66); “au loin nos doubles d'un même geste / tendent le fil bleu de l'horizon” (DM, p. 58).

310.

“le jour est au fond du jour / et le bleu couleur d'incertitude” (NA, p. 19); “Tout est trop blanc par les allées / où persiste le bleu regard / de l'angoisse” (Ibid., p. 82); “elle entre et sort de taule sans s'en apercevoir. avec un paquet bleu de douleurs accumulées. ” (PN, p. 87).

311.

“Le Miroir t'oppose son évidence / Le Bleu, l'Infini, l'Ineffable” (SS, p. 15); “Et darde ta flèche flamboyante / Vers l'Œil-Azur / Résidu de l'Ineffable.” (Ibid., p. 39).

312.

Je t'écris cette lettre / Bleue, sereine / Et l'azur me prête son masque.” (SS, p. 33).

313.

“et commandâmes à la sève d'ourdir, dans les racines et / les tubercules, son vert complot de vie.” (LC, p. 9); “les jours verts / comme unique saison” (UA, p. 16).

314.

“Pour retrouver la fleur rouge de souvenance.” (SS, p. 38).

315.

“j'ai appris à entraver du fil rouge de la vie / l'irrésistible vertige” (NA, p. 32);“le sable dans mes veines / est rouge preuve de vie” (DM, p. 22).