VII. Quelques cas de hommage: les “Sémaphores” littéraires.

Les «Sémaphores», c'est-à-dire les points de référence littéraires de Nadir et de Saïd, sont exhibés dans les exergues antéposés aux parties qui composent leurs différents recueils. Les deux auteurs montrent un soin particulier dans le choix des citations qui se rattachent de quelque manière aux thématiques ou bien aux titres des œuvres, en donnant vie à un réseau de correspondances plus au moins évidentes.

En jetant un coup d'œil aux citations nous avons déjà remarqué, chez Nadir aussi bien que chez Saïd, une tendance à rapprocher, selon l'origine des auteurs choisis, le couple d'opposés Orient / Occident, ou bien, selon leur époque, un autre couple antithétique tel, ancien / moderne. Toutefois, le but de ce rapprochement n'est pas de mettre en évidence la diversité et la distance qui sépare les différentes sources littéraires citées mais, plutôt, d'entreprendre un dialogue en mesure d'annuler les frontières géographiques et temporelles pour atteindre l'universel. Les citations extraites des sources les plus disparates ne font qu'intensifier le jeu intertextuel qui devient ainsi plus complexe. La variété des citations témoigne aussi de la vaste culture de ces écrivains et de leurs curiosité féconde. En effet ils explorent les littératures mondiales en citant leurs auteurs les plus représentatifs; ces derniers, grâce à des affinités, se révèlent souvent des doubles de Nadir et de Saïd. Parfois, les deux auteurs montrent avoir les mêmes phares littéraires331. Le lecteur s'égare dans ce labyrinthe de sagesse d'où il peut sortir en faisant appel uniquement à son bagage culturel. D'après Barthes ce même lecteur est investi d'un rôle fondamental car il a la charge difficile de trouver et d'interpréter les différents liens entre les nombreuses écritures qui composent un texte. En effet,

‘«un texte est fait d'écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation; mais il y a un lieu où cette multiplicité se rassemble, et ce lieu, ce n'est pas l'auteur [...] c'est le lecteur: le lecteur est l'espace même où s'inscrivent, sans qu'aucune ne se perde, toutes les citations dont est faite une écriture»332.’

Barthes relie le phénomène de l'intertextualité à un processus presque inconscient dû à la formation culturelle de chaque écrivain. En effet, il affirme qu' «Un texte est un espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées, dont aucune n'est originelle: le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture»333.

Parfois l'hommage rendu à quelques auteurs français ou maghrébins se traduit en un simple clin d'œil à leurs œuvres, comme en témoignent les deux exemples suivants où Saïd et Nadir célèbrent l'écrivain tunisien Albert Memmi en insérant dans un poème ou dans un conte le titre de l'un de ses livres (La statue de sel)334:

‘la complainte d'une statue
de sel
au pilori
les yeux brûlés de trachôme
(PN, p. 51)’ ‘la solitude des marais salants dominés par l'ombre crucifiée de la statue de sel que l'érosion éolienne avait façonnée (AM, 137).’

Cependant le jeu intertextuel est plus explicite lorsque l'auteur choisit d'incorporer dans un poème ou dans un conte une citation dont parfois il révèle et parfois cache la source. Dans ce cas, la citation aide le lecteur dans la compréhension du texte ou bien elle entraîne une digression ou encore une réflexion. Cette fonction est plus évidente chez Nadir qui recourt souvent à l'insertion d'une citation dans ses textes, comme il arrive dans ce poème qui conclut, d'une façon solennelle, le recueil Silence des Sémaphores:

‘«LE SOLEIL EST NOUVEAU..»

Les yeux des Sémaphores se sont éteints
Et le silence étreint les Mers Mortes.
Le vent tombe.
Et s'affaissent les blanches voilures.
Sur la rive sombre, surgit une silhouette indécise
Elle agite son suaire et dit:
«Le soleil est nouveau, au prix du jour».
Alors dans les profondeurs glauques,
Se roule, verte et bleue, la houle marine.
Et au cœur de la Rose des Vents,
Se rassemblent les Souffles fébriles
Vienne, oui vienne
L'équinoxe des printemps. (SS, p. 73)’

Dans cet exemple la citation (“Le soleil est nouveau, au prix du jour”) apparaît sans sa source; mais on peut facilement la repérer dans le titre de la dernière partie de l'œuvre qui n'est composée que du poème précédent335.

Dans le cas suivant, on révèle l'auteur de la citation; celle-ci est mise en relief par les espaces blancs et aussi par le caractère italique336:

‘ô Indira fleur carnassière
nulle proie ne mérite, à elle seule, ta lente déglutition
ni ton suc mielleux et odorant
ni cette mort-vie qu'à chaque étreinte, tu donnes.’ ‘«l'univers semble honnête aux honnêtes gens parce qu'ils ont des yeux
châtrés. c'est pourquoi ils n'éprouvent aucune angoisse s'ils entendent
le cri du coq ou s'ils découvrent le ciel étoilé». Georges Bataille.’ ‘au lendemain d'une nuit d'amour
brûlante, le professeur qui avait
accosté la cover-girl indoue, se
sentit une âme de collégien.
il lui demanda de devenir sa femme.
au début elle rit d'une telle proposition,
s'offusqua même, mais elle ne dit pas non...
(SS, p. 59)

Si jusqu'à maintenant nous avons examiné les cas où l'écrivain recherche ouvertement le jeu intertextuel, nous allons analyser maintenant quelques exemples d'intertextualité souterraine. En effet, si l'on considère que tout auteur est d'abord un lecteur, lorsque le premier fait de simples lectures ou bien des études approfondies sur un écrivain, ce dernier laisse chez lui des traces plus ou moins évidentes. Au moment de l'écriture, cela se traduit dans l'imitation parfois inconsciente du style de l'écrivain objet d'études ou de lectures réitérées, ou bien de la structure de l'un de ses poèmes les plus connus, ou, pour finir, dans l'emprunt de quelques images typiques de cet écrivain.

Dans le cas de Nadir et de Saïd ce type d'intertextualité vient de leur curiosité très accentuée ainsi que de leur ouverture vers tous les horizons culturels. Interrogée sur ses goûts littéraires, Saïd affirme:

‘«Bien que je lise des œuvres de tous les pays, je me sens beaucoup d'affinités avec la poésie de l'aire méditerranéenne à laquelle j'appartiens, qu'elle soit arabe, française, italienne, espagnole, grecque ou autre. [...] on va d'instinct vers les auteurs dont on sent qu'ils vous apporteront quelque chose de précieux.»337. ’

Et ce réservoir de connaissances affleure, de temps en temps, au moment de l'écriture. Il s'agirait d'un processus inconscient dicté par les affinités qui nous rapprochent d'un écrivain plutôt que d'un autre. Denise Brahimi semble s'opposer à cette parenté a posteriori qui peut s'établir entre deux auteurs appartenant à des lieux ou à des époques différentes. Elle attribue cela tout simplement au hasard en affirmant que «La littérature est le lieu où les écrivains, à partir de thèmes semblables, peuvent trouver des images à chaque fois personnelles et universelles»338.

Pour ce qui concerne Nadir et Saïd la littérature française a occupée une place importante dans leur formation culturelle. Les auteurs français les ont séduit tout d'abord par leur langage poétique et aussi par leurs images suggestives. Baudelaire en premier a laissé quelques brins plus ou moins perceptibles de son style dans les poèmes de nos deux écrivains. Cependant, chez Saïd, les renvois ne sont pas si évidents. Sans doute peuvent-ils échapper à un œil moins attentif. Nous avons remarqué, chez elle, tout d'abord la présence de quelques vers rappelant le style baudelairien dans le choix d'une métaphore bizarre qui amorce le processus de concrétisation d'une notion abstraite, d'ailleurs très fréquente chez le poète maudit. Pour ce faire, Saïd se sert parfois d'un verbe, comme en témoigne la strophe suivante, où le choix du même verbe baudelairien nous a suggéré ce rapprochement inévitable:

‘assaillie du cri pur des mouettes
accueille ta folie
qui vient boire à ton front
tes délires cycliques
(PN, p. 56) ’ ‘Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.339

L'animisme saïdien qui vient des mystères de la Nature s'adapte parfaitement aux “correspondances” de Baudelaire. Les strophes suivantes appartiennent à deux poèmes différents de Saïd. Dans la première, la poétesse met l'accent sur la vie qui palpite dans chaque élément du paysage qui l'entoure. La deuxième montre, en revanche, le langage de la Nature que l'homme réussit à interpréter avec peine:

‘d'évidence les choses
ont un regard
que nous avons déserté
pour un miroitement
(MI, p.126) ’ ‘le soleil la vague le sable
la lumière ont leur alphabet secret
que je déchiffre à force de patience
(PM, p. 41)’

Les deux exemples précédents renvoient, d'une façon ou d'une autre, à l'un des sonnets les plus célèbres de Baudelaire, en particulier à cette strophe340:

‘La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.341

Enfin, dans ces vers la thématique de l'absence des racines et de l'errance aboutissant à l'image finale des nuages nous a poussée à amorcer une comparaison avec le poème en prose de Baudelaire s'intitulant L'étranger:

‘et nous serons toujours
d'un pays et de mille
nourris aux racines
d'une seule terre là
en-dessous des nuages
(SF, p. 41) ’ ‘1. L'ÉTRANGER
Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis? Ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère?
― Je n'ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
― Tes amis?
― Vous vous servez là d'une parole dont le sens m'est resté jusqu'à ce jour inconnu.
― Ta patrie?
― J'ignore sous quelle latitude elle est située.
― La beauté?
― Je l'aimerais volontiers, déesse et immortelle.
― L'or?
― Je le hais comme vous haïssez Dieu.
― Eh! Qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger?
― J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleuxnuages!342

Chez Nadir les renvois baudelairiens sont plus évidents comme le montre bien cette strophe où l'on trouve la similitude entre la chevelure de la femme aimée et la mer qui est d'ailleurs une constante chez Baudelaire:

‘La vague ondoyante de ta chevelure
Et, dans mon âme, le désir de la noyade
Comme un baptême dans les eaux du Jourdain
(LA, p. 58)’ ‘Sur ta chevelure profonde
Aux âcres parfums,
Mer odorante et vagabonde
Aux flots bleus et bruns,
Comme un navire qui s'éveille
Au vent du matin,
Mon âme rêveuse appareille
Pour un ciel lointain.343

Mais, chez les deux écrivains, il n'y a pas seulement des traces du poète maudit. Nous avons trouvé aussi des échos des deux figures les plus marquantes de la Pléiade telles, Du Bellay et Ronsard. Cela révèle une connaissance approfondie de la littérature française chez Saïd aussi bien que chez Nadir ainsi qu'une volonté de célébrer, à leur manière, quelques-uns parmi leurs points de référence littéraire. Dans ces vers tirés de l'un des poèmes saïdiens consacrés à l'errance, la poétesse utilise la même structure que l'on trouve dans le sonnet très connu de Du Bellay:

‘heureux qui n'a cure de la fin du chemin
s'il n'est pour lui ni fin ni chemin
heureux qui peut supporter
un destin de lumière
(PM, p. 62)’ ‘Heureux qui comme Ulysse, a fait un bon voyage,
Ou comme cestui-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge!344

Dans ce poème nadirien, en revanche, l'image initiale des roses associée à une figure féminine rappelle timidement le sonnet de Ronsard où le poète compare la femme aimée et regrettée à cette fleur. Cependant le poème de Nadir se détache de celui de Ronsard, car il s'agit d'un poème d'amour et de passion alors que le poète français a voulu composer un sonnet de deuil :

‘Trois roses dans ta paume, écloses
Comme, entre les doigts de l'épousée,
Un tatouage odorant d'henné
Comme une inscription votive sur la couche
Où la Sulamite exale un nouveau Cantique
Grottes d'Hercule, montagne de Tariq!
(LA, p. 59).’ ‘Comme on voit sur la branche, au mois de mai, la rose,
En sa belle jeunesse, en sa première fleur,
Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur,
Quand l'aube, de ses pleurs, au point du jour l'arrose;

La grâce dans sa feuille, et l'amour se repose,
Embaumant les jardins et les arbres d'odeur;
Mais battue ou de pluie ou d'excessive ardeur,
Languissante, elle meurt, feuille à feuille déclose.

Ainsi ta première et jeune nouveauté,
Quand la terre et le ciel honoraient ta beauté,
La Parque t'a tuée, et cendre tu reposes.

Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs,
Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs,
Afin que, vif et mort, ton corps ne soit que roses.345

Nadir semble avouer plus ouvertement ses “sémaphores” littéraires en faisant parfois de véritables pastiches de leur style. Ses poèmes parsemés d'anaphores, d'ellipses, d'apostrophes et d'images audacieuses se rapprochent de la musique et rappellent souvent le style de Saint-John Perse, comme l'expriment bien ces strophes346. En comparant les deux textes on a l'impression de lire un seul auteur, nos seulement pour le style mais aussi pour la présence des mêmes thématiques, en l'espèce l'errance, l'exil et la quête des origines:

‘MASQUE

Un masque m'échut aux prémices du monde.
Et mes cendres délébiles ont, longtemps, crissé
au fond des tophets puniques.
Et mon souffle impuissant s'épuisa, longtemps,
aux frontons de la gloire romaine.
O ma sève, ma sève numide.
Toujours, il y eut l'errance et toujours le vent.
Et l'exultation des sables en vaines armées de cristaux.
Et l'abri humide des cavernes au flanc des steppes
de l'exil.
Et toujours la nudité des touffes, au creux
de l'été proféré
Toujours toujours le rêve
tenace et fragile
D'une rive où aborder pour renaître
Nu et réconcilié
et vivant
au rythme des palmes balancées.
O ma sève, ma sève numide
Comment te traquer au mystère de toute chair naissante
Comment te reconnaître au travers de la forêt pétrifiée
des signes illicites
Comment retrouver ta trace profonde, quand me vrille
l'empreinte du Faux.
Que si je viens à arracher mon masque
Ma chair partira en lambeaux.
(SS, pp. 46-47) ’ ‘« ... Toujours il y eut cette clameur, toujours il y eut cette splendeur,
Et comme un haut fait d'armes en marche par le monde, comme un dénombrement de peuples en exode, comme une fondation d'empires par tumulte prétorien, ha! comme un gonflement de lèvres sur la naissance des grands Livres,
Cette grande chose sourde par le monde et qui s'accroît soudain comme une ébriété.

« ... Toujours il y eut cette clameur, toujours il y eut cette grandeur,
Cette chose errante par le monde, cette haute transe par le monde, et sur toutes grèves de ce monde, du même souffle proférée, la même vague proférant
Une seule et longue phrase sans césure à jamais inintellegible...

« ... Toujours il y eut cette clameur, toujours il y eut cette fureur,
Et ce très haut ressac au comble de l'accès, toujours, au faîte du désir, la même mouette sur son aile, la même mouette sur son aire, à tire-d'aile ralliant les stances de l'exil, et sur toutes grèves de ce monde, du même souffle proférée, la même plainte sans mesure
A la poursuite, sur les sables, de mon âme numide...»347

Ce faisant, le poète tunisien ne veut qu'exprimer son admiration totale pour l'un des poètes les plus originaux du panorama français.

Cependant, grâce à son habileté et à sa maîtrise excellente de la langue française, Nadir parvient aussi à imiter le style de Léopold Sédar Senghor. Le poète sénégalais a préfacé l'un de ses recueils de contes, en signe de l'amitié qui le liait à Nadir. Ce dernier, de son côté, lui a dédicacé le poème Carthage parle à Joal, qui est un véritable éloge du métissage culturel348 etd'où transparaît toute son admiration pour le messager de la négritude349. Dans les vers suivants Nadir rend hommage au poète sénégalais en imitant tellement bien son style qu'ils pourraient passer sans aucun doute pour le début ou la suite du poème de Senghor consacré aux masques:

‘ô Masque dan,
Innerve mon corps de ton rythme
Et toi, statuette sénoufo, l'Androgyne
Sois garante de mon lignage.
Noces au mitan du fleuve de majesté!
Tes courbes sont mélodiques
Aux mains de l'Affamé.
Ton suc est de miel sauvage
A la bouche de l'Assoifé.
Pokoû, ô Reine du Don.
Et les caïmans repentants
Lèchent tes pieds de tendresse.
(SS, pp. 64-65)350 ’ ‘Masques! O Masques!
Masque noir masque rouge, vous masques blanc-et-noir
Masques aux quatre points d'où souffle l'Esprit
Je vous salue dans le silence!
Et pas toi le dernier, Ancêtre à tête de lion.
Vous gardez ce lieu forclos à tout rire de femme, à tout
sourire qui se fane
Vous distillez cet air d'éternité où je respire l'air de mes
Pères.351

Mais Nadir et Saïd ne se limitent pas, dans leurs œuvres, à rendre hommage à la littérature française ou bien francophone. En particulier, Saïd a avoué a plusieurs reprises son admiration pour le poète italien Ungaretti avec lequel elle sent avoir beaucoup d'affinités. Dans ses articles, dans ses essais ou bien au cours de quelques entretiens, l'auteure tunisienne le cite souvent, surtout lorsqu'elle parle de poésie, de son but ou du rôle du poète. En outre, les deux écrivains semblent avoir la même vision de la vie comme le montrent ces deux strophes d'où transparaît un certain pessimisme ainsi que de la résignation face au destin amer de tout être vivant. En effet, à leurs yeux, la vie cohabite, dès la naissance, avec la mort d'une façon indissoluble. Les deux poètes ont curieusement décidé de conclure leurs poèmes, d'une manière semblable, avec un ton lapidaire qui ne laisse aucun espoir de salut possible pour l'homme:

‘La vie est un voyage
avec une mort à chaque escale
(PM, p. 89)’ ‘La morte
si sconta
vivendo352

Cependant, malgré que Saïd n'ait jamais affirmé connaître d'autres poètes italiens, nous avons trouvé quand même, dans ses poèmes, des vers qui rappellent d'une façon plus ou moins explicite, le style de Pascoli, de Quasimodo et de Montale. Pour ce qui concerne le premier poète, nous avons remarqué chez l'écrivaine tunisienne des renvois dans l'un de ses poèmes. Il faut dire tout d'abord que le contexte est totalement différent car, dans le poème saïdien, le sujet s'adresse à quelqu'un, alors que Pascoli ne fait qu'une description par touches d'un paysage illuminé par l'éclair. Nous avons remarqué pourtant la présence de quelques éléments qui laissent entendre que Saïd peut avoir lu quelque part le poème de Pascoli. Avant tout le choix de rapprocher le deux mêmes verbes opposés (“apparu disparu”; “apparì sparì”) malgré l'emploi d'un mode et d'un temps verbaux différents, en l'espèce, le participe passé chez Saïd et l'indicatif au passé simple chez Pascoli, deux temps qui indiquent finalement une action conclue. Si cela peut être casuel, nous avons constaté aussi que les deux poèmes sont structurés autour de la même antithèse clarté / obscurité (“lumière éteinte” / “étoile” / “nuit”; “bianca bianca” / “notte nera”); enfin, nous y avons remarqué la présence de vocables identiques comme “tumulte / tumulto” et “nuit / notte”:

apparu disparu avec l'impétuosité du printemps
comme un corps nu dans la lumière éteinte
une étoile lyrique dans la nuit ensorcelée
tu me gratifias d'une esquisse de sourire
depuis, je célèbre le tumulte intérieur
(DS, p. 37) ’ ‘IX

IL LAMPO

E cielo e terra si mostrò qual era:

la terra ansante, livida, in sussulto;
il cielo ingombro, tragico, disfatto:
bianca bianca nel tacito tumulto
una casa apparì sparì d'un tratto;
come un occhio, che, largo, esterrefatto,
s'aprì si chiuse, nella notte nera.353

Un autre poète italien, Quasimodo a laissé lui aussi sa faible trace dans un poème saïdien par l'emprunt de cette image très suggestive qui est insérée pourtant dans un contexte tout à fait différent de celui de Quasimodo:

‘pour que percées d'un trait de lumière
elles perdent avec leur plainte
un sang noir et assez humain
pour les abandonner à la nuit
(SF, p. 89) ’ ‘ED È SUBITO SERA

Ognuno sta solo sul cuor della terra
trafitto da un raggio di sole:
ed è subito sera354

La lecture de la poésie de Montale, a suggéré a Saïd la structure sous-jacente de l'un de ses poèmes. En effet, en comparant les deux textes, on retrouve l'anaphore du verbe “demander” / “chiedere” ou “domandare” à l'impératif négatif. Cela donne aux deux poèmes une idée d'absence de certitudes où le silence demeure la seule réponse possible:

les fruits du temps
ont mûri cet homme de pierre
ciselé à même l'alphabet

ne demandez pas où son profil
a échoué
à quel animal étrange
son masque est emprunté

ne demandez pas sur quels socles
son désespoir a fait souche
ni comment ses jours
tiennent encore à ses nuits

vous ne saurez jamais
qui de lui ou de son double
étreignit le grand feu
d'un rêve unique (NA, p. 74)’ ‘ Non chiederci la parola che squadri da ogni lato
l'animo nostro informe, e a lettere di fuoco
lo dichiari e risplenda come un croco
perduto in mezzo a un polveroso prato.

Ah l'uomo che se ne va sicuro,
agli altri ed a se stesso amico,
e l'ombra sua non cura che la canicola
stampa sopra uno scalcinato muro!

Non domandarci la formula che mondi possa aprirti,
sì qualche storta sillaba e secca come un ramo.
Codesto solo oggi possiamo dirti,
ciò che non siamo, ciò che non vogliamo.355

Fortement attirée par toute la poésie appartenant au bassin méditerranéen, Saïd montre connaître aussi la littérature espagnole à travers la figure de Pedro Calderón de la Barca. Malgré les siècles qui les séparent, les deux écrivains semblent partager le même point de vue sur l'existence humaine suspendue, d'après eux, entre réalité et rêve. Chez Saïd aussi bien que chez Calderón de la Barca, l'homme franchit souvent le seuil de ces deux mondes qui se correspondent et s'influencent l'un, l'autre à tel point que chaque rêve devient le début d'un réveil ou inversement, chaque réveil n'est que le début d'un rêve:

‘et je sais maintenant:
vivre sa vie
c'est vivre son rêve
(PM, p. 67) ’ ‘¿Qué es la vida?Un frenesí.
¿Qué es la vida? Una ilusión,
una sombra, una ficción,
y el mayor bien es pequeño,
que toda la vida es sueño,
y los sueños sueños son.356

Il y a pourtant un décalage entre les deux écrivains qui est dû à leurs époques. Étant fils du Baroque, l'auteur espagnol met l'accent sur la vanité de la vie humaine alors que Saïd semble lancer un message voilé d'optimisme.

À la lumière de ce que nous avons traité jusqu'à maintenant, Nadir et Saïd ne semblent pas échapper au statut de bricoleurs que l'essayiste Ali Abassi attribue à tout écrivain de notre époque. En effet, selon ce critique, «l'écrivain moderne, tunisien ou autre, confronté à la saturation du champ littéraire, est condamné à l'hybridation intertextuelle, donc à un statut de bricoleur»357.

Et si, tel que l'affirme Barthes, le mouvement constitutif du texte est la traversée de plusieurs œuvres358, Nadir et Saïd ont su habilement garder quand même l'unité de leur projet au cours de ce chemin tortueux où ce qui semble compter davantage est le mouvement constant plutôt que la fin du voyage. Ce faisant, ces deux voix errantes du panorama littéraire non seulement tunisien mais mondial, ont poursuivi l'élaboration d'une œuvre exigeante qui ne se laisse enfermer dans aucune classification étroite et commode mais qui atteint pourtant l'universel. En effet, grâce justement au jeu intertextuel, leur

‘«démarche rejoint une modernité littéraire qui ne se rattache à aucune «identité» nationale ou autre, une modernité engagée en projet de culture, appliquée dans l'aménagement d'une voie de liberté apte à accueillir la voix de l'humanité en la dignité de sa grande soif»359. ’
Notes
331.

C'est le cas de Jorge Luis Borges, Hölderlin, Jalal el-Din Rumi, Adonis.

332.

Barthes R., Le bruissement de la langue., cit., p. 69.

333.

Ibid., p. 67.

334.

Voilà deux autres hommages que Nadir rend à des écrivains en se servant du même stratagème. Dans le premier exemple on trouve un renvoi au titre du poème célèbre de Paul Valéry: “Mais caché, entre les tombes du cimetière marin, je n'ai pu qu'assister, impuissant, à leur embarquement sur un vaisseau fantôme, lentement dissous par les brumes.» (AM, p. 122); dans ce passage, en revanche, l'auteur fait un clin d'œil au grand écrivain algérien Kateb Yacine: «Assis en tailleur derrière un petit tas de sable, ils laissaient errer leurs maigres doigts, à la demande de clients peu rassurés, et dessinaient des labyrinthes tortueux, des polygones étoilés, des pentagrammes hésitants...» (Ibid., p. 141).

335.

En effet, la quatrième et dernière section du recueil s'intitule “Le dit d'Héraclite”. En tous cas, s'il y a encore des doutes sur la source de cette citation, elle apparaît aussi en exergue au recueil Les portiques de la mer. Enfin, on trouve la même citation légèrement modifiée par l'auteur (“Le soleil nouveau, au prix du jour”) dans «Célébration de la Mer» (LC, p. 23).Cela donne vie à un jeu d'échos et de renvois qui est d'ailleurs très fréquent chez cet auteur.

336.

Voilà un autre exemple de schizophrénie typographique voulue par l'auteur: Notre héros pourrait être cultivé. Lors, à ce moment du récit, il pourrait avoir la bonne idée de feuilleter un volume d'Henri Michaux. Il lirait: Ce n'est qu'un petit trou/ dans ma poitrine / mais il y souffle /un vent terrible. (SS, p. 18)

337.

Saïd A., «Entre poésie et méditation», propos recueillis par Slaheddine Haddad, La Presse, Paris, le 15 sept. 1997, p. 13.

338.

Brahimi D., Langue et littératures francophones, Paris, Ellipses, 2001, p. 86.

339.

Baudelaire Ch., «À une passante», dans Les fleurs du mal / I fiori del male, Milano, BUR, 1997, p. 240.

340.

Nous avons trouvé chez Nadir aussi un timide renvoi à cette strophe célèbre de Baudelaire. Voilà les vers nadiriens qui la rappellent de quelque manière: “Comment te reconnaître au travers de la forêt pétrifiée / des signes illicites” (LA, p. 8).

341.

«Correspondances», dans Les fleurs du mal / I fiori del male, cit., p. 80.

342.

Baudelaire Ch., Le spleen de Paris ou Petits poèmes en prose, dans Dix siècles de littérature française 2 , XIXème et XXème siècles, Paris, Bordas, 1991, p. 135.

343.

Baudelaire Ch., «Un serpent qui danse», dans Les fleurs du mal / I fiori del male, cit., p. 116. On retrouve le même type de rapprochement dans le poème baudelairien «La chevelure»(pp. 108-110).

344.

Du Bellay J., Les Regrets, XXXI, dans Dix siècles de littérature française 1, du Moyen-Age au XVIIIème siècle, Paris, Bordas, 1984, p. 89.

345.

Ronsard, Les Amours de Marie. Second livre, chap. «Sur la mort de Marie», IV, Ibid., p. 93.

346.

Le nom de ce grand poète revient souvent dans les citations en exergue aux œuvres nadiriennes (LP, p. 174; SS, p. 49).

347.

Perse S.-J., Exil, dans Œuvre poétique I, Paris, Gallimard, 1953, pp. 210-211. C'est l'auteur qui souligne.

348.

“Nos paroles croisées / Ont, longtemps, tatoué la mer / Comme, en leur envol, / Les colombes calligraphiaient le ciel. / Nos chants emmêlés ont fait lever l'Harmattan” (LA, p. 68).

349.

“Continue ton chant, Poète / car si tu cesses d'apprivoiser la mer / Qui, jamais, pourra nous prévenir du Déluge?” (LA, p. 69).

350.

Le rapprochement de ce poème de Nadir au style de Senghor est suggéré aussi par son titre, Chanson pour kora et balafon, qui renvoie à deux instruments musicaux typiquement africains. En effet, le poète sénégalais écrivait des poèmes qui se prêtaient à être chantés plutôt que lus.

351.

Senghor L. S., «Prière aux masques», dans Œuvre poétique, Paris, Éd. du Seuil, 1990, p. 23.

352.

Ungaretti G., «Sono una creatura», dans 37 poesie, Mondadori, 1996, p. 15.

353.

Pascoli G., «Il lampo», dans Poesie, Luigi Reverdito Ed., 1995, p. 86.

354.

Quasimodo S., Ed è subito sera, Milano, Mondadori, 2003, p. 139.

355.

Montale E., Ossi di seppia, Milano, Mondadori, 2000, p. 39.

356.

Calderón de la Barca P., La vida es sueño, Ed. Cátedra, Madrid, 1996, p. 165.

357.

Abassi A., op. cit., p. 106.

358.

Barthes R., Le bruissement de la langue., cit., p. 73.

359.

Jegham N., Lectures tunisiennes, cit., p. 131.