Conclusion

Notre analyse permet de conclure que ces auteurs, malgré leur diversité apparente, sont rapprochés tout d'abord par l'expérience de l'émigration360 (d'où la thématique de l'errance et par mer et par terre qui est une constante de leurs œuvres), mais aussi par le choix des genres majeurs de la culture arabe, c'est-à-dire la poésie et le conte, qui révèlent un lien très fort avec leurs traditions littéraires.

Ensuite, ils partagent quelques principes fondamentaux, tels l'universalité du message qui donne vie à une poésie déracinée de tout espace et de tout temps. En effet, ils s'adressent à l'homme moderne et l'invitent à ôter tous les masques. Dans ce chemin vers la connaissance de soi l'écriture acquiert un rôle central en étant ressentie comme une véritable thérapie361 ainsi que comme une épreuve d'existence nécessaire. “J'écris, donc je suis” semblent affirmer à plusieurs reprises Saïd et Nadir par leurs vers tranchants et passionnés en même temps. “Je m'accroche à des mots désespérés” (MI, p. 101) avoue la poétesse tunisienne en s'efforçant désespérément de survivredans un paysage triste où ne règne que le silence.

Pour ce faire, Saïd se sert d'un vocabulaire poétique assez limité, d’où elle puise souvent les mêmes mots pour créer de nouveaux poèmes en leur donnant cette idée de mouvement constant qui anime toutes ses œuvres poétiques. Dans sa présentation de Gisements de lumière Ripault remarque, en effet, que chez Saïd «l'errance est une origine et un destin». Ainsi «l'écriture s'établit comme voyage qui, se faisant, se formule»362 et, dans ce voyage scriptural, chaque mot devient le réservoir de plusieurs significations / itinéraires que le lecteur est invité à explorer en les interprétant selon sa propre sensibilité.

Nadir, de son côté, se montre toujours à la recherche obsédante du mot parfait en remontant jusqu'aux sources de ses différentes significations. La parole poétique devient, chez lui, hypnotique et ravit le lecteur en le faisant participer à l'imagination bouillonnante de ce “débusqueur de merveilleux” (LP, p. 173).

Écrire, pour Saïd et Nadir, représente aussi une tentative de s'approprier ses propres racines grâce au pouvoir infini de la parole poétique qui leur permet de parcourir les labyrinthes de la mémoire personnelle (chez Saïd) et historique (chez Nadir). Il s'agit de deux manières différentes d'atteindre le même but, à savoir, donner une réponse à une quête identitaire obsédante, ou mieux, à une quête des origines qui les oblige à être toujours en mouvement. D'ailleurs, le ressort des poèmes et des contes des deux écrivains est la métamorphose perpétuelle qui donne vie à une écriture jamais achevée, constamment in fieri. C'est pourquoi ces poésies et ces récits donnent toujours au lecteur l'impression d'être incomplets. Pas de fin donc mais ouverture, suspension et mystère. Cette idée d'une œuvre toujours ouverte viendrait, selon Abassi, de l'esthétique combinatoire qui constitue, d'ailleurs, le dénominateur commun de toutes les textes analysés. En effet,

‘«Le mélange des sources orientales [...] et des sources occidentales [...], la déconstruction syntaxique, les jeux de mots, la confusions des genres et des styles, les ellipses, les répétitions, l'éclectisme thématique et philosophique..., bref la combinaison libre, extensible à l'infini [de tous ces différents stratagèmes] s'impose petit à petit comme un véritable genre auquel conviendrait parfaitement l'appellation: hybride, ou celle, un peu plus vague, de forme ouverte.»363

Cependant, dans le cas spécifique de ces deux écrivains, l'hybridation ne représenterait pas un résultat mais un véritable procédé qu'ils appliquent habilement à tous les différents niveaux du texte, comme nous avons vu au cours de cette étude. En plus, leur refus de n'importe quelle limite (soit-elle des genres, des styles ou encore des langues), montre que l'hybridation chez eux finit par conférer aux textes une vitalité entraînant forcément ce même dynamisme qui les caractérise. D'où l'idée d'une œuvre constamment in fieri qui vise à la perfection. Pourtant on ne perçoit aucun aboutissement possible dans ce voyage scriptural où ce qui semble compter davantage est le franchissement d'un seuil qui se renouvelle sans cesse et qui donne vie ainsi à une complexité créatrice de sens. Dans un contexte semblable l'hybridation demeure la seule réponse possible menant à l'affirmation d'une identité-mosaïque éprise d'universalisme. En effet, tout élément chez ces deux auteurs contribue à la création d'un texte polysémique comme si l'écrivain voulait finalement «réaliser le Grand'Œuvre: [un livre] qui saurait contenir [dans toutes pages], comme un miroir apprivoisé, la quintessence du réel, toutes les merveilles du monde et ses mystères, le secret de la Rose, le devoilement du Voile, l'évidence de la Vérité» (LP, p.166). C'est le désir jamais assouvi d'atteindre l'Œuvre totale capable de les contenir toutes, l'œuvre qui serait le symbole de l’unité retrouvée. En effet en lisant quelques vers de ces auteurs on perçoit une inquiétude de fond qui transparaît aussi de leurs personnages. Nadir et Saïd mettent en scène des antihéros toujours errants et à la recherche constante d'un point d'appui qui pourtant leur échappe toujours. Mais ce qui semble compter davantage est le chemin plutôt que la fin et le voyage acquiert ainsi une dimension initiatique aboutissant inévitablement au silence, c'est-à-dire à la mort. En effet, une vision fataliste transparaît des œuvres analysées où l'homme ne serait qu'une marionnette en proie à son destin. Face à ce tableau décevant, seule demeure la parole salvatrice puisque garante d'éternité.

Et si, tel que l'affirme Thérèse Michel-Mansour, “la parole est l'âme qui habite l'écrivain”364, la parole nadirienne et saïdienne est le reflet de deux âmes pures et sincères qui se proposent, par leur œuvre, de mettre à nu l'homme avec ses faiblesses et sa solitude. Mais la parole de Nadir et de Saïd est aussi et surtout le miroir de deux âmes inquiètes, errant à la recherche spasmodique d’un lieu où s’enraciner...

‘«L'œuvre-lieu s'éclaire alors comme horizon suprême à atteindre; mais cela exige le don de soi, c'est-à-dire l'abandon consenti de tous les masques. Et l'écriture installe l'instant de vérité, dans l'exigence d'une dignité sans complaisance. L'écrivain reste engagé à mots lâchés dans la quête du lieu où vivre et dire en liberté restent préservés et orientés vers l'accomplissement de l'acte créateur»365.’
Notes
360.

En effet Saïd a quitté son pays natal pour Paris tandis que Nadir, après une période en France, s'est installé en Italie (Rome).

361.

“Je peuple de mots / mes déchirures” affirme avec vigueur Saïd dans L'une et l'autre nuit, (p. 51).

362.

Jegham N., Lectures tunisiennes,cit., p. 80.

363.

Abassi A., op. cit., p. 79.

364.

Michel-Mansour Th., op. cit., p. 45.

365.

Jegham N., Lectures tunisiennes,cit., p. 14.