Annexes

Voix à l'écoute: entretien avec Amina Saïd et Chams Nadir.

_ Jean Fontaine a affirmé, il y a vingt ans désormais, que l'écrivain maghrébin, lorsqu'il doit exprimer son moi le plus profond, écrit forcément en arabe... Aujourd'hui cette affirmation n'est plus valable car les auteurs francophones montrent une maîtrise excellente de la langue de l'Autre. Quel est votre rapport avec la langue française ?

A. S.) J'ignore dans quel contexte J. Fontaine a affirmé cela, mais il serait peut-être préférable de ne pas généraliser. La langue française est tout simplement ma langue maternelle, ce qui marque une certaine différence avec la grande majorité des auteurs du Maghreb qui écrivent dans cette langue.

Ch. N.) Je pense que l'affirmation de Jean Fontaine peut apparaître effectivement un peu péremptoire, aujourd'hui. D'abord, l'identité, le moi profond, n'est plus un bloc monolithique, comme il a pu l'être à des moments de l'Histoire ou dans des zones géographiques peu accessibles et relativement fermées aux influences. La puissance de la communication a, aujourd'hui, réduit l'autarcie des communautés et l'irrédentisme des individualités. Les modèles dominants de comportements et de way of life émis à partir de l'Occident ont investi, via Internet et les mass media, les régions naguère les plus reculées du globe. Les populations les plus indigènes s'habillent en jeans et en surplus américains, mangent des hamburgers et regardent des séries preformatées du genre de Dallas. Est-ce à dire que toute spécificité culturelle aurait disparu ou tiendrait à le faire? Certes, non. Mais la spécificité a changé de nature, en même temps que l'identité. Nous sommes, de plus en plus, en présence d'identités mélangées, une sorte de kaléidoscope où se mêlent des fragments de mémoires de ressourcements historiques et des éclats d'appartenances au présent du monde. En conséquence, le moi profond peut s'exprimer en d'autres langues que celle des origines. Comme ce fut le cas, dans le passé, dans le latin de St. Augustin, de Tertullien, ou d'Apulée et, dans le présent, dans le français d'Ionesco, de Senghor, de Beckett, ou de Makine, dans l'anglais de Salman Rushdie et de Gebran Khalil Jabran, etc. Les écrivains maghrébins d'aujourd'hui ne sont pas de reste: nul ne met en question l'appartenance maghrébine de Kateb Yacine, de Tahar Ben Jelloun ou de Abdelwahab Meddeb parce qu'ils se sont exprimés en français. Finissons par une pirouette: «Peut importe le verre, pourvu qu'il y ait l'ivresse!».

_ Vos œuvres surtout en prose sont truffées de mots arabes... Il ne s'agit que d'une schizophrénie linguistique? Autrement dit, quelle est leur fonction?À vrai dire il y a aussi d'autres langues qui y apparaissent en donnant vie à une mosaïque linguistique. Pourquoi ce choix?

A. S.) Mon recueil de contes Le Secret comporte certains mots de la langue tunisienne, qui sont compréhensibles dans leur contexte, n'altèrent pas le sens des contes et sont, de toute façon, expliqués à la fin du livre dans un glossaire. C'est un procédé qui tend à donner plus d'authenticité, d'autant que j'ai d'abord entendu des contes tunisiens dans la langue de ma grand-mère paternelle, et donc en arabe tunisien.

Ch. N.) Les mots de diverses origines – et pas seulement arabe – qui parsèment mes textes sont comme les pierres semées par le Petit Poucet pour tenter de retrouver son chemin dans un monde de plus en plus indéchiffrable. Ce sont aussi des affirmations de citoyenneté – pas seulement linguistique – du monde.

_ Comment vous sentez-vous par rapport à votre pays d'origine depuis que vous avez décidé de vivre ailleurs?

A. S.) Je suis toujours liée à mon pays de naissance, où je retourne régulièrement et que, d'une certaine manière, je n'ai jamais tout à fait quitté. Il suffit de lire ce que j'ai écrit: tout y parle de cette présence. Ses paysages, sa culture – dans le sens le plus vaste du terme –, sa lumière, les années heureuses que j'y ai vécues, la formation que j'y ai reçue, etc., ont contribué à faire de moi ce que je suis, et continuent d'influencer ce que j'écris. Et ce que j'écris est le don que je fais à cette terre, un juste retour pour ce qui m'a été donné, sans lequel je ne serais pas ce que je suis.

Ch. N.) Il y a par rapport à mon pays d'origine que j'ai quitté volontairement pour vivre une vie de citoyen du monde, une irrépressible sensation de nostalgie. Mais aussi un diffus sentiment de crainte que ce pays de l'équilibre, du jasmin et de l'ouverture ne sombre sous la cavale noire du fondamentalisme et de l'intégrisme qui menace de submerger, comme un néfaste tsunami, les pays arabes et musulmans.

_ La Méditerranée est l'un des paysages du cœur pour tout maghrébin émigré. Qu'est-ce que cet espace représente pour vous?

A. S.) Je suis avant tout méditerranéenne, aire où sont mes vraies racines.

Ch. N.) Pour moi, dans le prolongement de Camus, il y a une «leçon méditerranéenne». Celle de la mesure au-delà de la démesure (l'hybris des tragédies grecques), celle de la réconciliation au-delà des fractures, celle des germinations sous le givre, celle du partage au-delà de l'exclusion, celle des ponts enjambant les abysses.

_ Dans vos œuvres les renvois à l'Islam abondent. Quel est votre rapport avec cette religion, ou mieux, ce véritable code de vie?

A. S.) Les références à l'islam me semblent naturelles, ayant grandi dans une société arabo-musulmane et étant de père tunisien, j'ai été imprégnée de cette culture. Et je continue de me passionner pour une civilisation qui, à certains moments de son histoire, a énormément apporté au reste du monde. Voyez, entre autres, Sigrid Hunke, dans son brillant essai "Le Soleil d'Allah brille sur l'Occident" (Albin Michel). Et la littérature du monde arabe de tous les temps est une mine où je ne cesse de faire des découvertes.

Ch. N.) Je suis un laïc convaincu. J'admire les apports de la civilisation islamique mais je me méfie des dictats de la religion. Celle-ci se déploie dans la logique de l'absolu, la vie des hommes sur terre est régie par les mécanismes du relatif. Confondre les deux modes est le début de la tyrannie. Il faut défendre l'héritage des combats laïcs pour la séparation de la religion et de l'Etat, sans aucunement être anti-religieux. Pour ce qui me concerne, je suis extrêmement sensible au message de la spiritualité, mais en veillant à maintenir la démarcation avec le domaine de la vie citoyenne.

_ En jetant un coup d'œil rapide à vos textes on constate un soin particulier dans le choix des images... Quel rôle y ont-elles?

A. S.) J'ai toujours apprécié la collaboration avec des plasticiens, d'où la présence de leurs œuvres lorsque cela était possible (La Différence ne le fait pas). Dans le recueil qui paraîtra en mai, "Tombeau pour sept frères", il y aura sept calligraphies du grand calligraphe irakien Hassan Massoudy. Le livre une fois fini, je le voyais déjà accompagné de ses calligraphies, et c'est une immense joie qu'il ait accepté. J'aimerais aller plus loin dans ce type de collaboration. Mechtilt était une artiste-peintre néerlandaise, décédée depuis. Abidine Dino, un grand peintre turc, décédé lui aussi. Tous deux vivaient à Paris, où j'ai eu la chance de les rencontrer. Ahmed Ben Dhiab est un artiste polyvalent tunisien, et un ami de longue date. Je trouvais donc naturel qu'il illustre des contes venus d'un patrimoine qui nous est commun.

_ LesMille et Une Nuits constituent un modèle littéraire indiscutable non seulement pour les écrivains arabes... Jusqu'à quel point ce chef-d'œuvre vous a influencés?

A. S.) L’influence que je verrais dans l’apport des Mille et Une Nuits se ressent, peut-être, dans Le Secret, en ce qui concerne ce procédé du «conte dans le conte», qui apparaît dans certaines des histoires.

Ch. N.) En ma qualité de conteur, j'ai été incontestablement influencé par Les Mille et Une Nuits. Non pas dans le détail de tel ou tel récit. Mais par l'ensemble construit en récits cigognes, sur le principe des poupées russes et du roman picaresque dont le modèle reste Don Quichotte! Et puis c'est le point de départ du recueil qui me fascine: le récit de Shéhérazade constitue un fabuleux pari sur la vie et la mort. Il dépend de la fécondité de son inspiration, de son art du suspense – le moment de faire coïncider la venue de l'aube avec un point culminant de l'intérêt de l'auditeur -, de sa connaissance de la psychologie du lecteur que sa vie soit préservée. Jamais auparavant, la littérature, n'a eu une ambition plus radicale: faire dépendre la vie ou la mort du narrateur de la qualité de son récit!

_ Dans vos œuvres l'on trouve par-ci par-là des clins d'œil à des auteurs pas forcément français... Quels sont vos points de repère littéraires?

A. S.) Toute personne qui écrit est censée être un grand lecteur, et la littérature du monde entier m’intéresse. Il me paraît normal d’être particulièrement attirée par certains auteurs, d’où qu’ils viennent, lorsque l’on sent des affinités. Mes références littéraires sont donc innombrables et multiples, du Palestinien Mahmoud Darwich à l’Argentin Roberto Juarroz ou à l’Italien Giuseppe Ungaretti…

Ch. N.) Bien sûr, ma visée étant l'universel à partir du spécifique, mes auteurs de référence ne peuvent pas être que français ou arabes, ils proviennent des quatre coins de l'horizon et des étagements superposés de l'histoire. Homère autant que Camus, Senghor autant que Borges, Montaigne autant que Kawabata, Dostoevskijautant que Néguib Mahfouz. Et j'en passe.

_ Ali Abassi a affirmé dans son dernier essai, Littératures tunisiennes. Vers le renouvellement, qu'à cause de l’hybridation intertextuelle, l'écrivain moderne est un bricoleur ... Selon vous le jeu intertextuel est toujours conscient chez un auteur?

A. S.) L’intertextualité a existé de tout temps et chez nombre d’auteurs. Voyez simplement les textes de la littérature arabe classique…

Ch. N.) Abassi a raison. Mais ce n'est pas seulement l'écrivain qui est un bricoleur. Je pense que l'acte même de la création procède d'un bricolage. En effet, le créateur, de quelque discipline qu'il relève, reçoit les mêmes informations que tous ceux qui vivent à ses côtés. Ceux-là recomposent ces informations selon un mode d'emploi adopté par la norme commune, alors que le créateur s'en empare et les assemble selon son alchimie personnelle faisant surgir, ainsi, une composition inédite dont la nouveauté établit le statut de fait esthétique.

_ À votre avis, quel est le rôle de l'écrivain aujourd'hui?

A. S.) J’ignore si l’écrivain a un rôle. Et même ce qu’on entend par rôle. S’il en a un, c’est celui de témoigner. De témoigner de la persistance de ce qu’il y a de plus humain. Il écrit, c’est déjà un bel acte de résistance dans le monde dans lequel il vit.

Ch. N.) Le rôle de l'écrivain d'aujourd'hui, comme celui d'hier, est de porter sur l'énigme du monde un regard d'élucidation. Non par simplification ou par simple réflexion, mais par divination et transfiguration. Le roman ne saurait se limiter à être, comme le disait Stendhal, «un miroir que l'on promène le long des routes», pour indiquer l'issue éventuelle du labyrinthe où veille, affamé et assoiffé, le Minotaure sans cesse ressuscité!

_ Pourquoi écrivez-vous? Et pour qui?

A. S.) J’ai répondu à cette question dans le poème qui commence par «j’écris». Je ne vois pas quoi ajouter d’autre, sinon que l’écriture naît, en ce qui me concerne, d’une nécessité intérieure.

Ch. N.) Comme j'ai toujours eu un “second métier”, je n'ai jamais écrit que pour satisfaire une nécessité platonique mais impérieuse. Pour capturer des pensées et des sensations sur la feuille matérielle de papier. Pour partager avec des lecteurs espérés. Par plaisir.

_ Abdelwahab Meddeb a affirmé, au cours d'un entretien, que la modernité aujourd'hui serait une volonté de faire du neuf articulée à un classicisme et ouverte aux traditions et «cette restauration des traces n'aurait qu'un enjeu: faire advenir la culture arabe à l'universalité....» est-ce que vous partagez son point de vue?

A. S.) Le point de vue de Meddeb est intéressant. Personnellement, quand j’écris, j’avoue que je ne me pose pas ce type de question (je suis auteur, pas critique). Mais pourquoi pas?

Ch. N.) Meddeb a raison de penser que le plus grand défi de la culture arabe contemporaine est de savoir s'insérer dans la modernité et d'en finir avec les archaïsmes qui accablent les sociétés arabes (statut de la femme, démocratisation réelle des pratiques politiques et sociales, émergence de l'individu accepté et respecté dans sa singularité et son autonomie humaine, rupture avec les tentations de l'“auto victimisation”, acceptation courageuse des ajustements qu'impose une participation effective à la modernité, etc.). Mais tout cela est l'affaire de la société dans l'ensemble de ses composantes, pas seulement, ni même prioritairement celle de ses écrivains.

_ On a associé, à plusieurs reprises, votre œuvre à l'adjectif «universelle»... Est-ce que vous vous définiriez un auteur universel?

A. S.) Des critiques ont en effet parlé d’ «universalité» en ce qui concerne ce que j’écris. Si cela signifie que beaucoup se reconnaissent dans ce que j’écris, tant mieux. Que l’un de mes recueils ait été traduit en espagnol à Caracas et que de nombreux poèmes aient été traduits dans diverses langues me paraît plutôt signifier que c’est la poésie qui est «universelle».

Ch. N.) Je ne sais pas si universel ne fait pas un peu pléonasme avec auteur, au moins au niveau des intentions. Qui ne souhaite avoir l'écoute la plus étendue? Qui ne rêve pas d'un écho transfrontalier? Quant à l'inspiration, comment voulez-vous qu'elle continue à se cantonner à son village, à son quartier ou à son immeuble, alors qu'à chaque fois que le téléviseur est allumé, le journal parcouru ou la radio entendue, c'est le monde entier qui s'invite et se dévoile devant nous. La mondialisation n'est pas que pour les autres!

_ À propos des œuvres littéraires, vous avez publié surtout des recueils de poèmes et de contes...Vous n'avez jamais pensé écrire un roman même si ce genre n'appartient pas à la tradition littéraire arabe?

A. S.) Je n’ai pas envisagé d’écrire un roman jusqu’ici, même si j’ai écrit des poèmes narratifs, dont le plus long est «Tombeau pour sept frères» dans lequel plusieurs personnages prennent la parole (à paraître cette année).

Ch. N.) Je suis tenté par le roman. Mais j'ai toujours eu un faible pour le récit. Peut-être écrirai-je, un jour, un faux roman qui serait un assemblage de vrais récits. Allez savoir...

_ Est-ce que vous avez par hasard une autre œuvre dans votre tiroir? Si votre réponse est affirmative, pouvez-vous nous anticiper de quoi s'agira-t-il?

A. S.) A part «Tombeau pour sept frères», un autre recueil intitulé «L’Absence l’inachevé» devrait paraître également cette année.