Introduction

Genre et modernité, 1918-1945

L’histoire était une matière « noble » dans les traditions intellectuelles vietnamiennes. Comme dans tous les pays sinisés, sa vocation était de promouvoir la légitimité des dynasties régnantes. Avec la colonisation française, elle fut de nouveau privilégiée – en raison de l’intérêt multiple que l’administration française pouvait y trouver. Des administrateurs, puis des chercheurs plus indépendants s’y sont beaucoup investis. Une bonne partie d’entre eux sont devenus de vrais spécialistes du Viêt Nam. Les activités fécondes de l’Ecole Française d’Extrême-Orient (EFEO), de l’Association des Amis du Vieux Huê, de la Société des Etudes Indochinoises ont, entre autres contributions, formé à la méthodologie moderne toute une génération de chercheurs vietnamiens dont des historiens. De 1954 à 1975, alors que l’histoire faisait figure de parente pauvre dans le Sud Viêt Nam 1 , elle s’est beaucoup développée dans le Nord 2 . Pourtant, à propos des femmes, on compte peu d’articles, quelques biographies sommaires de femmes révolutionnaires ou présentations « à chaud » des combattantes du Sud et un seul titre d’ouvrage en vingt ans : Les femmes vietnamiennes à travers les époques, d’une auteure, Lê Thi Nhâm Tuyêt 3 . De 1975 à nos jours, après la guerre et surtout depuis l’ouverture du pays à l’économie de marché, l’histoire au Viêt Nam, comme d’autres sciences sociales et humaines à l’exception des sciences économiques et de gestion, souffre d’un certain délaissement. En revanche, la recherche historique internationale sur le Viêt Nam, dont les publications restent très difficilement et parcimonieusement accessibles aux chercheurs vietnamiens dans le pays, a connu un développement dans les années 1970, juste avant et juste après la fin de la guerre américaine. Fortes d’une méthodologie rigoureuse et disposant de sources abondantes et multiples, bénéficiant de surcroît d’une liberté de pensée et d’expression à laquelle les historiens du pays pourraient difficilement prétendre, les productions françaises, américaines, australiennes, … sont venues combler heureusement une lacune, notamment en histoire contemporaine qui, malgré une floraison apparente à un certain moment, demeure la partie la plus pauvre de l’historiographie vietnamienne. Une partie appréciable de ces productions ont défriché une nouvelle piste féconde, celle de l’histoire sociale, où, malgré la priorité parfois exclusive accordée aux résistants, aux partis politiques, à la classe ouvrière et aux révolutionnaires professionnels, la recherche pour la première fois a permis la visibilité et le droit à l’expression aux humbles, aux condamnés politiques, aux victimes de la répression de tout genre. Peut-être là citer les travaux les plus récents (Poisson, Guillemot qui a travaillé sur votre période et dire en note, si c’est le cas, que vous n’avez pu en prendre connaissance)

A notre connaissance, cependant, l’histoire des femmes ne fait pas partie non plus des centres d’intérêt. L’ouvrage qui s’y rapproche le plus, de manière encore fortuite, est celui de Nguyen Van Ky, La société vietnamienne face à la modernité 4 , tant il semble difficile d’aborder la modernité sans le constat de la place nouvellement conquise par les femmes et leur rôle dans le processus de modernisation.

Le sujet s’impose par conséquent, d’abord pour combler un vide. Il doit de plus son attrait au fait qu’il se trouve au croisement de multiples axes de connaissances et de réflexion privilégiés et/ou prometteurs : colonisation et décolonisation ; modernité d’origines et/ou d’initiatives exogènes, du moins c’est ce qu’on est tenté de penser de prime abord. Cette modernité remettait en question des traditions souvent ressenties comme différentes, voire opposées aux valeurs occidentales de liberté et d’égalité ; elle fut pourtant saluée à la fois comme une lumière émancipatrice et comme un nouveau pouvoir, celui des connaissances scientifiques et techniques permettant la réussite dans un monde compétitif, en remplacement de l’intellect et de la moralité confucéens stigmatisés comme étant l’une des causes de l’asservissement du pays. Dans cette montée moderniste, se situaient l’émergence et l’affirmation d’une catégorie sociale opprimée parmi les opprimés et cependant depuis toujours chérie et vénérée dans l’affectivité vietnamienne, les femmes. Pour votre sujet il y a aussi la question (CES ASPECTS FEMMES PEUVENT aussi être mis à la fin du I ou à la fin de l’intro) des rapports entre féminisme et nationalisme et celle, concomitante (à dire quelque part même si vous ne pouvez pas y répondre) de l’existence ou non d’une culture féministe transnationale ou du moins de circulations d’idées à travers les continents, ou entre les Françaises vivant en Indochine (dont certaines doivent être membres d’assoc féministes) et les femmes vietnamiennes ; « Féminisme et colonisation » a été peu étudié jusqu’ici (quelques données in Anne Hugon (dir.) avec l’article belge notamment). Et la question neuve du genre des intellectuels (cf pour la France CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés n° 13, « Intellectuelles » et Nicole Racine et Michel Trebitsch (dir), Intellectuelles. Du genre en histoire des intellectuels , Bruxelles, Complexe, 2004

Pourquoi les repères de 1918 et 1945 ? Il y a, dans l’histoire d’une communauté ou d’un individu, des moments clés qui sont plus riches en enseignement que d’autres périodes pourtant plus longues. Le début du 20ème siècle fut pour l’histoire du Viêt Nam une époque charnière où s’opérèrent le passage à la modernité, l’intégration au monde moderne, l’auto-reconnaissance de son identité nationale parmi les nations du vaste monde et non plus exclusivement par opposition-identification à la sphère sinisée qui représentait jusque-là notre “ici-bas (thiên ha=sous le Ciel)”. Ce fut aussi le moment où, face à une modernité très différente, venue de l’extérieur, qui s’était imposée non sans arrogance ni sans agressivité, mais aussi avec une grande force d’attraction, surtout culturelle, les Vietnamiens furent amenés à faire le bilan de leur passé, à jeter un regard neuf sur le vécu quotidien, à comparer, confronter, s’imprégner de cultures différentes, à remettre en question un ordre, une hiérarchie, des valeurs jusque-là souvent ressentis comme immuables.

Le passage à la modernité s’opérait, comme il reste encore à l’œuvre actuellement, dans de multiples tensions douloureuses. La résistance exclusivement armée contre les Français dura de 1858, date du début des conflits jusqu’en 1913, quand la révolte la plus récalcitrante de Dê Tham fut matée. Parallèlement à cette réaction violente contre la violence de la conquête et de la domination étrangères, une minorité informée et dynamique tout d’abord 5 , puis la classe des lettrés dans son ensemble vers le début du 20ème siècle 6 ont compris – sans qu’il y ait jamais eu unanimité sur les voies d’accès et les moyens de réalisation – le défi de la modernisation dans la problématique de la colonisation et de la lutte pour la souveraineté nationale, laquelle se recoupait avec l’affirmation de la dignité humaine des citoyens.

Bien que la décennie 1920 ne contienne aucun événement militaire de la lutte anticolonialiste 7 , elle est retenue, car significative, dans notre travail. Après la répression des lettrés modernistes en 1908, il a fallu attendre l’arrivée sur le front politique d’une relève militante, sur l’arène socio-culturelle d’une génération de jeunes intellectuel-les issus de l’enseignement franco-indigène, voire des universités françaises en métropole pour que de nouvelles voix se fassent entendre. Nous avons d’abord choisi comme repère chronologique l’année 1920, parce qu’elle ouvre la décennie, sans doute aussi à cause de l’adhésion de Nguyên Ai Quôc au Parti communiste français et à la 3ème Internationale au congrès de Tours en décembre 1920. Mais réflexion faite, nous préférons identifier en 1918 deux événements remarquables de l’histoire des femmes vietnamiennes.

Parmi les différents mouvements culturels qui ont pris la relève des activités révolutionnaires Dông Du et Duy Tân 8 , commença à s’élever en 1918 un “Son de cloche du genre féminin” (Nu gioi chung), titre hautement significatif du premier périodique féminin vietnamien. La rédactrice en chef en fut la poétesse Suong Nguyêt Anh, fille du grand poète et écrivain Nguyên Dinh Chiêu ; celui-ci avait été le porte-parole éloquent de la lutte armée et de l’esprit d’opposition indomptable qui avait animé la génération précédente de lettrés contre l’agression française. 1918 marqua également le début de la carrière journalistique de Công nu Dông Canh (1881-1947) sous le nom de plume Dam Phuong nu su. Dans ce nouveau domaine d’activité féminine et féministe que représentait l’écriture, Dam Phuong fut une pionnière qui se servait longtemps de sa plume comme arme de lutte contre l’ignorance et l’esclavage imposés aux femmes.

1945 est un repère qui semble irréfutable. La Révolution d’Août 1945 proclama l’indépendance et porta au pouvoir le Parti communiste vietnamien. La guerre éclata peu de temps après, à l’appel à la résistance nationale lancée par le Président Hô Chi Minh la nuit du 19 décembre 1946. Arrêter l’étude des expérimentations de genre à cette date peut par contre étonner dans la mesure où les Vietnamiennes rejoignaient tôt et nombreuses la résistance durant les deux guerres révolutionnaires contre les Français (1946-1954) puis les Américains (1954-1975). Force nous est cependant de constater qu’à partir de 1945, la vivacité de la conscience de genre des années précédentes s’est estompée, diluée, sans doute pas dans l’action héroïque des combattantes et des mères, épouses, sœurs de combattants, mais dans le discours et les dispositifs réels en faveur des femmes et de l’égalité homme-femme. L’année 1945 a été ainsi identifiée comme la fin d’un épisode, le creux d’une première vague 9 .

Entre 1918 et 1945, notre recherche se propose donc de privilégier les réponses féminines et féministes apportées à la problématique de la modernisation de la société vietnamienne. Elle se devra de rendre compte de la volonté et de la décision des femmes (et des hommes) appartenant le plus souvent aux couches sociales moyennes et supérieures, des intellectuel-les formé-es à l’école française dans la plupart des cas, d’affirmer la présence féminine dans les affaires publiques et de faire entendre la voix des femmes au-delà de l’espace privé qui leur était traditionnellement assigné, sans exclure pour autant leurs propositions, ni celles des modernistes en général, de réorganiser cet espace privé. Elle se souciera de cerner les débats – non exclusivement féminins, loin de là – et les multiples identités féminines nouvelles qui émergent des relations complexes de remise en cause ou de défense des traditions, d’approches diversifiées de la modernité inspirée du modèle occidental. Les Vietnamiennes et Vietnamiens des années 1920 à 1945 ont tenté de promouvoir la modernité et la modernisation de la famille, de la société au travers des efforts investis dans les études scolaires et universitaires, dans le travail professionnel salarié, dans les activités sociales et culturelles, dans le militantisme réformiste ou révolutionnaire, nationaliste ou internationaliste. Ils ont ainsi activement participé à l’évolution des mœurs, à la déconstruction pour des reconstructions différenciées des rapports homme-femme et des rapports inter-personnels, des rapports entre l’individu et les communautés familiales, villageoises ou nationales.

De notre travail qui constitue un premier défrichage, il ressort qu’il y a eu émergence de plus d’un courant moderniste et/ou féministe entre 1918 et 1945 dans la société vietnamienne sous l’administration française.

Des travaux d’historiens, vietnamiens et internationaux, ont analysé les aspects socio-économiques de cette époque, les courants politiques encouragés, tolérés ou au contraire surveillés, poursuivis ou persécutés par le pouvoir colonial ainsi que les activités militantes, surtout clandestines, qui ont préparé et structuré les forces d’opposition et rendu possible la réussite de la lutte pour l’indépendance sous la direction du Parti communiste vietnamien en août 1945. Avec le vide accusé dans l’histoire des femmes en général, un voile d’oubli ou de négligence a recouvert cependant la vie intellectuelle 10 de la société vietnamienne et la vie quotidienne 11 pure et simple, là où les revendications syndicales ou politiques ne s’expriment pas directement, explicitement.

Quelles tensions profondes et quelles richesses prospectées, pourtant, de la promiscuité, de la confrontation, de la fusion, de l’opposition conflictuelle comme des tentatives de conciliation, de réconciliation ou de synthèse, de syncrétisme, de symbiose rêvéeou vécue entre des valeurs culturelles et éthico-morales vietnamiennes, sinisées, confucéennes et bouddhistes, extrême-orientales d’une part et françaises, chrétiennes, occidentales d’autre part ! Appréhender ces tensions et explorer ces richesses au travers de l’histoire de l’émergence de nouvelles perceptions et expérimentations de genre dans le début de modernité vietnamienne, ce sera l’un des axes majeurs de notre recherche.

Notes
1.

La République du Viêt Nam, régime mis en place avec l’aide américaine de 1954 à 1975 au Sud du 17è parallèle, avec Sai Gon comme capitale.

2.

La République Démocratique du Viêt Nam, née à partir de la Déclaration d’Indépendance prononcée par le Président Hô Chi Minh le 2 septembre 1945 à Ha Nôi.

3.

LE THI NHAM TUYET Phu nu Viêt Nam qua cac thoi dai (Les femmes vietnamiennes à travers les époques), Khoa hoc xa hôi, Ha Nôi, 2è éd. 1975, 359 p.

4.

NGUYEN VAN KY La société vietnamienne face à la modernité. Le Tonkin de la fin du XIXè siècle à la seconde guerre mondiale, L’Harmattan, Paris, 1995, 436 p.

5.

Notre mémoire de maîtrise sur Nguyên Truong Tô nous a permis de situer vers 1838-1841 les débats précurseurs les plus explicites à ce sujet, entre des mandarins qui avaient le privilège de voyager en mission et de comprendre l’origine de la puissance des Occidentaux et leurs collègues restés au pays. Prise de conscience masculine qui avait environ un siècle d’avance par rapport à l’éveil féministe des années 30 du 20ème siècle.

6.

De 1904 (fondation de la société secrète Duy T â n hôi, Association pour le renouveau) à 1908 (ouverture puis fermeture de l’école Dông Kinh nghia thuc et répression du mouvement dans tout le pays), le Viêt Nam fut traversé par de nombreuses activités révolutionnaires à l’initiative des “nouveaux lettrés” (si phu moi). Certains, comme Phan Bôi Châu, entreprenaient le “voyage à l’Est” (Dông du) des jeunes patriotes pour préparer une lutte armée – qu’ils espéraient soutenue par un Japon modernisé et puissant – contre le pouvoir colonial. D’autres, comme Phan Châu Trinh, militaient pour un relèvement du niveau d’instruction et de la conscience citoyenne en même temps qu’une action réformatrice des autorités coloniales françaises contre les exactions du mandarinat corrompu, borné et conservateur. Les chefs de file de ces deux tendances se sont lancé de vives attaques verbales dans leurs discussions sur la voie et les moyens; mais leurs actions étaient convergentes et furent toutes victimes d’une répression violente du pouvoir colonial.

7.

Voir en Annexe les événements marquants dans les décennies 1920, 1930 et les années de 1940 à 1945.

8.

Voir supra, note 7.

9.

L’expression « le creux de la vague » était le titre d’origine de la thèse de Sylvie Chaperon sur les mouvements féminins et féministes en France de 1945 à 1970, publiée sous le titre Les années Beauvoir, 1945-1970, Fayard, Paris, 2000.

10.

Une exception, mais importante : Trinh Van Thao y a consacré près de 700 pages d’études sociologiques dans ses deux ouvrages Vietnam du confucianisme au communisme, L’Harmattan, coll. Recherches Asiatiques, Paris, 1991, 350 p. et L’école française en Indochine, Karthala, Paris, 1995, 325 p.

11.

Une autre exception, moins brillante, mais utile et bienvenue par son caractère novateur, l’étude également sociologique : NGUYEN VAN KY La société vietnamienne face à la modernité, op. cit.