Méthodologie, sources et documentations disponibles

L’interdisciplinarité est de mise, à notre avis, d’abord parce que le terrain historique est encore trop peu défriché sous l’angle de l’histoire sociale et culturelle, de l’histoire du quotidien, de l’histoire des mœurs, de l’histoire totale ; mais aussi et encore plus impérativement parce que les réalités sur le sujet l’imposent. Des questionnements d’ordre anthropologique et linguistique par exemple pourraient éclaircir la place sociale des femmes et l’évolution ou la stagnation des rapports homme-femme. La famille, la parenté, la hiérarchie dans la sphère du public et dans l’intimité du privé – primauté de l’âge, de la fortune, du savoir, de la masculinité, mais aussi du rang de l’épouse principale par rapport aux autres, par rapport à la concubine, ou de l’enfant né d’une concubine par rapport à sa propre mère... et tant d’autres thèmes incontournables pour saisir et faire resurgir la place des femmes.

Comment connaître et comprendre les femmes sans interroger la littérature populaire : les dictons et proverbes indispensables dans tout discours vietnamien, encore davantage au début du siècle que de nos jours, dictons qui consacrent les stéréotypes et les valeurs traditionnelles, mais qui sont susceptibles à tout moment d’être réinterprétés, remaniés, réinventés ; les chansons populaires (ca dao) qui servaient – et servent toujours à la campagne – de berceuses, de chansons alternées pour rythmer le travail agricole ou animer les longs trajets sur les fleuves et les arroyos, tenir éveillés les rameurs – hommes et femmes – comme la radio pour les conducteurs sur l’autoroute des sociétés modernes, sans compter le vong co (chant composé sur des airs de musique mi-classiques mi-modernes), le kich noi (théâtre moderne), le cai luong (théâtre rénové)… ?

Comment ne pas exploiter la littérature en quôc ngu (écriture romanisée) née avec la modernité et qui, s’inspirant des modèles français – du roman balzacien ou hugolien, de la tragédie classique ou de la poésie romantique, … – s’est définie par opposition à la littérature classique vietnamienne trop enfermée dans les contraintes stylistiques chinoises lesquelles condamnaient toute expression authentique des sentiments, toute description réaliste de la vie de tous les jours et surtout qui réduisaient au silence et à l’invisibilité les exclu-es de la littérature savante traditionnelle. Comment ignorer les pièces de théâtre, les conférences (orales) et la presse (écrite) avec des « édito », des romans-feuilletons qui paraissaient ensuite dans des éditions à prix peu élevé, des nouvelles imprimées au verso des dépliants publicitaires de produits médicinaux populaires, de la nouvelle poésie (tho moi), des reportages, des interviews, des critiques et débats, presque tous des genres journalistiques ? Ces modes d’expression, ces lieux de diffusion et de discussion où participaient hommes et femmes  étaient soit pour la plupart jamais connusauparavant (comme la littérature dite moderne en quôc ngu, les conférences-débats, les cercles, etc.), soit inaccessibles au public ou ayant peu suscité l’intérêt des chercheurs (comme l’écriture féminine, notamment la poésie des femmes et/ou sur les femmes).

L’ouverture du Viêt Nam et ses efforts d’intégration au monde moderne depuis une vingtaine d’années l’ont amené à un certain assouplissement qui a favorisé la réédition de nombreux ouvrages dont les auteurs avaient été condamnés au silence et à la méconnaissance pour des raisons conjoncturelles d’un moment. D’autres ouvrages et documentations, telle que la collection de 6 000 pages grand format de la plus grande revue féminine et féministe vietnamienne Phu nu t ân van 12 , tel que l’oeuvre romanesque de Hô Biêu Chanh 13 ont été préservés grâce au courage, à l’initiative et à la persévérance des chercheurs, des archivistes et bibliothécaires, des éditeurs et à l’attachement fidèle des lecteurs anonymes. Loin de nous l’idée de sous-estimer les lacunes, les pertes dont certaines irrémédiables, mais pour un pays qui a connu une histoire récemment aussi mouvementée et tourmentée que celle du Viêt Nam, le chercheur ne peut que se sentir béni devant les ressources qui restent encore ou qui viennent d’être remises à sa disposition. Victimes d’une double répression, de la rigidité des structures hiérarchiques sociales et familiales et de la rigueur de la politique coloniale, la production intellectuelle en général et la presse en particulier ont eu la vie éphémère, de quelques semaines à quelques dizaines d’années au grand maximum ; la force de l’auto-censure risque aussi d’être plus inhibitrice chez nousqu’en Occident ; il est permis de présumer par contre que des frustrations longuement contenues et des aspirations ardentes savent s’exprimer avec une énergie équivalente au dynamisme des partisans de la modernité.

Nous avons essayé de lister de la manière la plus complète possible les périodiques en français et en vietnamien. Mais, obligée de faire un choix dans le cadre d’un travail individuel, nous nous sommes essentiellement limitée 14 à la presse en vietnamien, puisqu’elle touchait un public plus large. Parmi les périodiques en vietnamien, nous avons évidemment privilégié la presse féminine en exploitant toute la collection de Phu nu tân van (Gazette de femmes) et celle de Phu nu thoi dam (Chroniques de femmes) disponible à la Bibliothèque générale de Hô Chi Minh Ville. Nous avons également travaillé à partir de quelques autres périodiques, notamment Thân chung (Cloche du matin) au Sud, Phong Hoa (Mœurs) et Ngay nay (Notre temps) au Nord. Le choix s’impose pour les deux derniers car c’étaient les organes du groupe littéraire Compter sur ses propres forces (Tu luc) 15 ; le premier était parmi les plus résolument modernistes du Sud. Pour la littérature en quôc ngu, nous avons par contre questionné la presque totalité des sources disponibles, se composant des nouvelles, des romans et de la poésie ; pour les pièces de théâtre (kich noi) nous nous sommes arrêtée seulement aux auteurs et aux productions les plus caractéristiques de l’époque. Parmi les nouvelles et romans, nous avons certes privilégié les auteurs et ouvrages très connus, notamment ceux de Tu luc  ; mais nous avons aussi re-découvert un grand auteur méconnu, Hô Biêu Chanh ainsi que des auteures pour la plupart oubliées ou sous-estimées et n’avons négligé aucune production littéraire considérée comme document au premier degré pour scruter les représentations de femmes.Si nous n’insistons pas beaucoup sur les auteurs dits « réalistes critiques » et sur ceux de leurs ouvrages qui figurent au programme de l’enseignement secondaire, c’est surtout parce que nous trouvons les représentations féminines de ces ouvrages trop biaisées par le point de vue politique des auteurs. Nous avons cependant sélectionné non pas les auteurs mais les ouvrages et nos critères de choix étaient bien plus informatifs que littéraires. Nous avons tenté de réfléter des tendances et nuances diversifiées, en accordant quand même une plus grande attention à celles et à ceux qui faisaient bouger les lignes de genre.

L’époque étant récente – ceux et celles qui avaient vingt ans en 1930 ou 1940 ne sont pas tous disparus – le recours aux témoignages et aux sources orales semble encore possible, sans être aisé, du fait de la dispersion aux quatre coins du monde d’une fraction non négligeable, qualitativement surtout, de nos compatriotes. Nous avons pu malgré tout interviewé 8 personnes et mobilisé la mémoire familiale sur nos grands-mères. Pour les quatre personnes (Trân Van Khê, Dr Jeanne Phi Thanh, Bui Thi Me et Nguyên Thi Bôi Quynh) avec qui nous avons pu travailler sur plusieurs séances, nous les avons écouter raconter leur vie et/ou celle de leur mère, en posant des questions pour approfondir ou avoir plus de détails concrets. Avec les autres, c’étaient des entretiens semi-directifs avec ou sans questionnaire préalable. Les mémoires, biographies ont été d’une aide précieuse ; dans la mesure du possible, nous avons essayé cependant de confronter avec d’autres sources ou témoignages pour pallier la subjectivité inévitable. mettre en note le Florence Descamps dont je vous parlais hier)

Les archives coloniales, conservées essentiellement à Ha Nôi, à Hô Chi Minh Ville et à Aix-en-Provence – ce dernier centre reste exclusif pour les Fonds ministériels et privés – ont été incontournables pour restituer les données démographiques de la population civile et scolaire avec les différenciations par sexe, par tranches d’âge, par niveaux d’instruction, ...; pour la répartition géographique des écoles, des maisons d’édition et organes médiatiques comme pour le tissu économique et l’organisation administrative et sociale qui employaient la main-d’oeuvre féminine ; enfin et c’est sans doute le plus important, pour les politiques coloniales controversées et l’administration effective, notamment dans les domaines de l’éducation, de la santé, de la culture, de la législation et de l’assistance sociale, sans oublier la Sûreté qui surveillait de près les intellectuels, leurs productions et leurs agissements. A cause des contraintes personnelles qui ne nous ont pas permis de séjours prolongés à Aix, nous avons travaillé surtout avec les sources et archives conservées à Hô Chi Minh Ville, notamment la presse de l’époque.

En ce qui concerne la méthodologie de la recherche historique et plus particulièrement en histoire des femmes, nous pouvons bénéficier de la richesse et de la fécondité des réflexions et des travaux entrepris depuis les dernières décennies en France. Les résultats des recherches françaises et européennes en histoire des femmes et des féminismes offriront pour leur part matière à des réflexions comparatives intéressantes. Quelques lignes ici sur la notion de genre et son intérêt en histoire (je vous envoie une coute définition que j’ai rédigée pour Les mots de l’histoire des femmes et vous pouvez mettre en référence mon historiographie complétée qui vient de reparaitre : FT, Ecrire l’histoire des femmes et du genre, Lyon, ENS éditions, 2007

Notre approche méthodologique consiste ainsi à analyser aussi scrupuleusement que possible les différentes sources de documentation disponibles, à tenter de rendre compte des réponses ou éléments de réponse aux questionnements diversifiés et souvent entrecroisés dans le cadre d’une histoire globale.

Nous avons cependant privilégié les sources imprimées – aussi bien littéraires que journalistiques – au dépens d’autres produits artistiques tels que la peinture, la sculpture, le théâtre ou le cinéma. Cela d’abord à cause de nos possibilités d’accès limitées, mais aussi et surtout parce que les sources imprimées, directement lues ou retransmises par voie orale, ont touché un public beaucoup plus large et en ce qui concerne le public féminin, seule une infime partie, voire des cas exceptionnels, ont pu accéder à d’autres sources de savoir que les livres et les journaux.

Même si nous ne négligeons pas les regards croisés, notamment les témoignages occidentaux sur les réalités vietnamiennes de l’époque, ou les nouveautés occidentales qui ont inspiré, motivé et servi de modèle à l’évolution vietnamienne, nous choisissons délibérément de nous concentrer sur les nouvelles perceptions et expérimentations vietnamiennes. C’est d’abord le coeur du sujet, ensuite c’est dans l’optique vietnamienne que s’est opérée cette émergence de quelque chose de nouveau, d’inédit et d’innovant que nous essayons de cerner le plus près possible. En partie pour imposer des limites nécessaires à un travail déjà assez volumineux, nous n’abordons pas la présence ni l’apport des congrégations religieuses, non seulement françaises mais aussi vietnamiennes. Il s’agit néanmoins d’une piste prometteuse car les contacts et relations privilégiés entre femmes issues de cultures différentes n’ont pas manqué de provoquer des échanges et évolutions stimulants 16 .

Nous n’allons pas par contre privilégier exclusivement des réflexions ou prises de position féminines, même si nous sommes à la recherche des moindres traces significatives de la part des femmes. D’une part, dans ces années 1918-1945 qui constituent ce que nous allons désigner pour des raisons de convenance la première vague 17 de l’affirmation féminine et féministe, l’initiative ne venait pas toujours ni obligatoirement des femmes. De par leur positionnement moderniste et/ou patriote, bien des hommes ont fait le choix de l’émancipation et de la promotion des femmes et n’ont pas peu contribué à l’évolution des moeurs dans le sens d’une meilleure prise en compte du genre féminin et de l’émergence de relations plus égalitaires entre les hommes et les femmes. D’autre part, la recherche nous aura permis de confirmer une hypothèse de départ, selon laquelle certaines traditions d’origine sud-est asiatique de la culture vietnamienne conjuguées aux situations conjoncturelles de la lutte anti-colonialiste et anti-féodale, sans compter la lutte des classes d’obédience communiste, ont facilité une affirmation féminine et féministe qui, au lieu d’une opposition conflictuelle, a au contraire souvent fait le choix de l’alliance et des expérimentations partagées de nouveaux rapports entre les sexes.

Notes
12.

Nouvelle littérature des femmes, en mot à mot, ou Journal des femmes, comme le périodique s’est lui-même sous-titré une fois ; ou Gazette de femmes, comme nous allons le traduire.

13.

Ecrivain du Sud Viêt Nam dont les romans constituent une mine d’informations précieuses pour l’histoire des mœurs comme pour étudier les particularités linguistiques méridionales. Condamnés au silence par suite de l’attitude politique jugée malencontreuse de son auteur dans les années 1940-1945, ces romans ont été réédités à deux reprises, en 1988, lors du centenaire de la naissance de Hô Biêu Chanh par les éditions de Tiên Giang, sa province natale, puis dans ces dernières années (depuis 2005) par plusieurs maisons d’édition de Hô Chi Minh Ville, dont celle des Femmes (Phu nu).

14.

Sauf le cas particulier de La Cloche Fêlée initiée par Nguyên An Ninh, mais que nous avons juste survolée, espérant qu’un travail ultérieur permettra de mieux cerner la pensée féministe de ce leader intellectuel des années 1925-1943.

15.

Ce groupe littéraire, que nous désignons par son nom vietnamien Tu luc, était en son temps le véritable chef de file de la tendance moderniste. Ses auteurs et leurs ouvrages ont été un peu relégués aux oubliettes dans le Nord de 1954 à 1975 et dans tout le pays après 1975, à cause des activités politiques de certains de ses membres. I

16.

Du côté français, les religieuses de Saint Paul des Chartres ont été par exemple très actives dans l’éducation. Une congrégation est née entièrement au Viêt Nam, nommée Les Amantes de la Croix. Une recherche sur cette congrégation est en cours, initiée par une religieuse, Sœur Hô Thi Chinh.

17.

Par rapport à la deuxième vague où les Vietnamiennes ont de plus en plus massivement participé aux deux guerres révolutionnaires française et américaine, et la troisième vague de la période après-guerre et de la croissance économique et sociale actuelle.